D’une flèche à l’autre

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1. Carte postale ancienne montrant
l’hôtel de ville et la basilique Saint-Denis
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Il est un dossier qui, c’est incontestable, divise les défenseurs du patrimoine. Il ne servirait à rien de le nier, mais il ne serait pas moins contre-productif de vouloir en faire une cause de guerre fratricide. Il s’agit de la reconstruction de la flèche de la basilique Saint-Denis. D’un côté, notamment, Alexandre Gady et l’auteur de ces lignes, de l’autre Olivier de Rohan ou Stéphane Bern. C’est la vie : être d’accord sur l’essentiel ne veut pas dire être d’accord sur tout. Ce dossier n’est évidemment pas le plus important du monde, chacun a ses opinions et nous les respectons.

Nous ne souhaitions d’ailleurs plus aborder ce sujet pour l’instant. Nous avons dit ici l’essentiel de ce que nous en pensons. Mais un article paru sur le site Louvre pour tous, qui prétend que La Tribune de l’Art et les opposants à la reconstruction de la flèche de Saint-Denis seraient incohérents en préconisant celle de Notre-Dame à l’identique, nous oblige à revenir sur cette affaire, qui touche aussi à celle, ô combien plus grave, de la restauration de la cathédrale. Le parallèle entre les deux situations a déjà été fait, même par des personnes de bonne foi, et il n’est pas inutile de préciser la différence entre les deux situations.

Alors que l’auteur met en cause Alexandre Gady et moi-même, il ne nous a évidemment jamais interrogés pour nous demander de lui expliquer des positions en apparence - mais en apparence seulement - contradictoires, et il a soigneusement passé sous silence, ou caricaturé, les arguments qui n’iraient pas dans son sens. Nous sommes donc obligé d’expliquer pourquoi ce texte de Louvre pour tous qui paraît, au premier abord, à la fois modéré et factuel est en réalité à la fois faux, mal informé ou de mauvaise foi, notamment parce qu’il oublie de manière volontaire ou non de prendre en compte de nombreux arguments.

Nous reconnaitrons de notre côté une erreur, que nous avons déjà eu l’occasion de rectifier dans un errata du 26 avril 2019 d’un article daté du 17 avril. Nous expliquions que, contrairement à ce que nous avions écrit à plusieurs reprises, la charte de Venise n’avait pas été « ratifiée » et qu’elle nous obligeait seulement moralement. Il est dommage que l’auteur ne cite pas cet erratum d’un article qu’il a manifestement lu, alors qu’il écrit « Contrairement à ce que beaucoup laissent croire, cette charte n’a aucun caractère contraignant. »
En réalité, comme le dit Francesco Bandarin dans l’interview que nous avons mené, la charte de Venise doit être respectée pour un site Unesco (ce qu’est la cathédrale). Et quoi qu’il en soit, elle régit la déontologie de restauration des monuments en France, qu’elle ait ou non force de loi.

Sur l’interprétation de la charte de Venise (voir notre article), il renvoie dos à dos les deux camps qui invoquent cette charte, prétendant qu’elle serait « assez vague » sans se donner la peine de l’analyser vraiment. S’il est exact que, dans le cas de la reconstruction d’un élément détruit depuis presque deux siècles, la charte peut paraître imprécise (probablement parce que cette situation n’avait pas été envisagée), elle est en réalité très claire pour peu qu’on l’examine objectivement. Elle porte sur la « conservation d’un monument », ce qui comprend, selon l’acception reconnue par tout le monde, à la fois sa conservation et sa restauration. Or il ne s’agit dans le cas de Saint-Denis aucunement d’une opération de conservation (la basilique n’est pas menacée) pas davantage que d’une opération de pure « restauration ». Celle-ci est en effet dans cet état (privée de sa flèche) depuis près de deux siècles. Il s’agit d’un état historique, qui plus est de l’état dans lequel le monument a été classé. Et c’est un autre point important de la réflexion : contrairement à la flèche de Notre-Dame qui était classée avec sa flèche, la basilique Saint-Denis l’a été sans sa flèche. De même que la flèche de la cathédrale parisienne est une partie essentielle de son classement monument historique, elle est, comme nous l’a dit Francesco Bandarin, une partie constitutive du classement Unesco. Cette question du classement, notre contradicteur ne l’évoque même pas, peut-être parce qu’elle ne soutient pas sa démonstration.

Il y a d’ailleurs beaucoup d’éléments que l’auteur évacue sans autre forme de procès. Comme l’affirmation, essentielle pourtant car elle a compté dans le débat, qu’une grande partie des pierres d’origine seraient réutilisées ainsi que l’affirmait le maire de Saint-Denis, conseillé par l’architecte en chef des monuments historiques Jacques Moulin. Celui-ci est toujours publiquement resté flou sur ces pierres, avançant leur conservation comme une des raisons justifiant la reconstruction, il est incontestable qu’il laissait entendre qu’elles seraient réutilisées comme on le comprend par exemple de cet article du Monde, ou encore plus clairement de celui-ci, de L’Humanité, où il affirme « Même les pierres sont stockées et attendent au pied de l’église. Et dans ces cas-là, la charte dit qu’il faut y aller ! », ou encore, quand, interviewé par France Bleu, il s’exclame : « tout le plan de démontage, les pierres et le plan pierre à pierre ont été conservés […] on a tout le kit de remontage de la flèche ». Évidemment, il n’est pas possible de réutiliser ces pierres, et elles ne le seront pas. Ce que reconnaît Louvre pour tous, passant très rapidement sur ce mensonge officiel, et oubliant de dire que nous l’avions démonté depuis longtemps. En revanche, si les pierres de Saint-Denis ne seront pas réutilisées, les sculptures de Notre-Dame le seront, ce qui n’est pas un « argument spécieux ».

Il y a beaucoup de choses que l’auteur de l’article considère quantité négligeable, comme la question du temps. Pour lui, la différence entre les deux cents ans qui nous séparent du démontage de la flèche et les quelques mois qui ont passé depuis l’incendie de Notre-Dame ne change rien. Pourquoi ? Il ne l’explique pas, se contentant de l’évacuer d’un dédaigneux « est-ce un argument suffisant ? » Ne pas comprendre que le monde d’aujourd’hui n’est plus le même qu’il y a deux cents ans, que la protection du patrimoine et ses pratiques ont évolué, que dans un cas il s’agit de revenir sur deux siècles d’histoire et dans l’autre de restaurer un élément d’un monument classé nous semble étonnant. Il évacue de même ce qu’il appelle avec un certain mépris « l’émotion ». Oui, l’émotion est un élément fondamental dans le rapport au patrimoine. Et outre celle - qu’il considère tout de même comme légitime - provoquée par l’incendie, il y a surtout l’émotion liée à la disparition d’une image de Paris que nous avons toujours connue et qui existait encore le 15 avril au matin : la cathédrale, avec sa flèche qui se détache sur le ciel parisien. Ne pas comprendre que les Parisiens, les Français et plus largement les citoyens du monde entier ayant eu la chance de visiter Paris sont attachés à ce symbole de la ville, c’est vraiment ne rien comprendre à l’émotion que le patrimoine devrait apporter à chacun.

Nous n’avons pas de position de principe sur les reconstructions, ce qui serait d’ailleurs parfaitement contradictoire avec le fait que nous ayons des opinions différentes sur Saint-Denis et Notre-Dame. Un monument détruit ou en partie détruit dans un conflit, dans un tremblement de terre ou dans un incendie, et encore davantage s’il s’agit d’un monument emblématique, peut et souvent doit être restauré, voire reconstruit entièrement, comme cela a été le cas pour la Fenice, ou dans une moindre mesure pour la chapelle du Saint-Suaire de Guarini. Dans le premier cas, il s’agissait d’une reconstruction complète, dans le second d’une restauration. On est, dans le cas de Notre-Dame, en présence d’une restauration : la flèche, comme la charpente, il faut le redire, ne sont que des éléments d’un tout. Pour Saint-Denis, il s’agit de la reconstruction d’un élément disparu et en aucun cas d’une restauration comme nous l’avons dit plus haut. Il n’y a donc aucune position de principe de notre part, simplement une prise en compte du contexte, de l’œuvre, des dégâts qu’elle a subis et de la notion de temps, qui n’est pas un argument suffisant, mais qu’il est nécessaire de prendre en compte.

Nous pourrions encore dire beaucoup de choses sur cet article. Comme par exemple que cette phrase est en grande partie fausse : « Pourquoi, effectivement, s’opposer à la reconstruction à l’identique de l’une de ses flèches et pas de l’autre, alors qu’elles sont extrêmement documentées toutes deux, que leur disparition relève d’un accident, que leur environnement est inchangé et que cela semble techniquement possible grâce au savoir des artisans ? ». D’abord, elle ne sont pas « extrêmement documentées toutes les deux », en tout cas certainement pas de la même manière. Si, pour celle de Viollet-le-Duc il existe à la fois les plans de l’architecte, de multiples relevés (dont ceux établis dans les études pour sa restauration qui était prévue avant l’incendie) et évidemment une documentation photographique énorme qui ne laisse rien ignorer de sa structure, il n’en va pas de même, contrairement à ce que voudrait nous faire croire Jacques Moulin, pour la flèche de Saint-Denis. Que cette documentation soit très importante, personne ne le nie, mais elle n’est pas exhaustive. Certaines parties de cette flèche sont mal documentées, voire lacunaires. Ces documents concernent d’ailleurs la restauration qu’a faite l’architecte Debret et pas les parties qui n’ont pas été modifiées. Lors de la démolition par Viollet-le-Duc de la flèche de Saint-Denis, la documentation n’a porté que sur les grandes lignes de la silhouette. On est loin de tout connaître sur cette flèche disparue dont la reconstruction sera en partie hypothétique, contrairement à celle de Viollet-le-Duc à Notre-Dame. Quoi qu’il en soit, même si elle était aussi parfaitement documentée que le soutient l’architecte, elle a disparu depuis deux cents ans…
Quant à prétendre que l’environnement des deux tours est inchangé, c’est bien mal connaître Saint-Denis pour penser que l’environnement n’a pas été modifié depuis deux siècles (ill. 2 et 3), ne serait-ce qu’en raison de l’horrible construction construite sur son flanc. En revanche, il est exact que l’environnement de la cathédrale Notre-Dame a assez peu changé depuis cinq mois…


Photographie du parvis de la basilique avant le démontage de la flèche.
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Le parvis de la basilique Saint-Denis aujourd’hui. Comme l’affirme Louvre pour tous, l’environnement est inchangé.
C’est très net...
Photo : Arnaud 25 (Domaine public)
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Le chantier de Saint-Denis pose désormais, au regard de l’incendie qui a touché Notre-Dame de Paris, au moins deux questions. Tout d’abord, peut-on, simultanément, mener de front deux projets - l’un superflu, l’autre indispensable - qui mobiliseront un nombre considérable d’ouvriers spécialisés et de compagnons dont on sait que les coupes budgétaires successives ont réduit le nombre. On se demande déjà comment il sera possible de réaliser à la fois les innombrables chantiers patrimoniaux en France et celui de la cathédrale Notre-Dame, est-ce pour en ajouter un autre, celui que ses promoteurs appelaient sans rire « le chantier patrimonial du siècle », qui voit maintenant un candidat assez sérieux menacer de le remplacer.

Ensuite, alors qu’il est maintenant notoire - ce que nous disions depuis des années - que les chantiers sur monument historique sont des opérations particulièrement risquées, comment peut-on envisager froidement d’en conduire un totalement superflu, et de surcroît fort long, qui constituera à lui seul une menace pour la basilique. Veut-on vraiment se donner toutes les chances de voir flamber aussi Saint-Denis ? Rappelons que si la Commission nationale des monuments historiques s’était opposé au projet de reconstruction de la flèche de Saint-Denis, la ministre de la Culture - il s’agissait à l’époque d’Audrey Azoulay, aujourd’hui présidente de l’Unesco - avait là encore laissé faire les choses et que Françoise Nyssen n’avait pas cru bon d’y mettre le holà. L’effacement du ministère de la Culture et de la direction des Patrimoines ne date pas de l’incendie de Notre-Dame, c’est un phénomène qui se déroule sur un temps long.

En conclusion, on peut être opposé à la reconstruction de la flèche de Saint-Denis et favorable à celle de Notre-Dame sans être en contradiction, simplement parce que l’on prend en compte tous les éléments dans des dossiers complexes, et qu’on se refuse à des positions « de principe ». Cette question de la reconstruction de la flèche de Saint-Denis peut de même opposer les défenseurs du patrimoine sans que cela change rien à nos autres combats communs. On peut aussi écrire des articles vides d’argument sous l’apparence d’une enquête fouillée...

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