Les nécessités de l’analyse ont bouleversé l’ordre d’étude des chapiteaux, car il en va du décryptage de ces figures comme d’un jeu de puzzle, dans lequel la conquête d’un morceau ouvre la porte à la compréhension des autres fragments. Mais, pour finir, il est nécessaire de revenir au déroulement logique de ce voyage intérieur mystique, qui constitue le thème des sculptures (voir les articles sur les autres chapiteaux).
- 1. Ensemble des huit chapiteaux du chœur de Cluny III
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
L’ordre de succession proposé de gauche à droite est le suivant :
1. Le chapiteau végétal « corinthien »
2. Le chapiteau du souffle [« l’apiculteur »]
3. Naaman le Syrien [« la palestre »]
4. Les mandorles hexagonales
5. Le Printemps
6. Les quatre premiers tons
7. Le Paradis
8. Les quatre derniers tons
Cette succession ne bouleverse pas vraiment la présentation actuelle (ill. 1). Elle y introduit seulement deux permutations : le chapiteau sur lequel figure l’image du vent, de l’air ou du souffle, que nous proposons de voir comme une illustration du « mouvement vital », vient en seconde position et non en troisième, et renvoie, par là même, Naaman le Syrien à la troisième place, où il illustre le « sens intérieur ». Les quatre premiers tons prennent la place du Paradis qui, renvoyé après eux, interrompt par conséquent la suite, jusque là continue, des huit tons de la musique.
LE RETOUR DE L’HUMANITÉ
La succession des thèmes et des figures suit rigoureusement les étapes du retour de l’humanité en Dieu, tel que l’expose Jean Scot dans le Periphyseon, et chaque étape correspond à une théophanie, car « l’âme bienheureuse trouve Dieu à travers les théophanies [1] ». Le chapiteau végétal doit être considéré comme le point de départ charnel de cette progression − la nature sensible étant le premier support de la théophanie – car, « il faut commencer […] au dernier point d’arrivée, comme les exilés vivant loin de chez eux qui, lorsqu’ils s’en retournent dans leur pays d’origine, quittent d’abord ce lieu où ils se sont trouvés arrivés en dernier [2] ». Les chapiteaux suivants illustrent donc, chacun, un degré de la remontée qui aboutit à la transformation de la chair en esprit, « selon une octuple ascension ». Il suffit de reprendre le texte du Periphyseon pour en commenter le déroulement :
– « La première étape consistera en la transmutation du corps sensible en mouvement vital [3]. »
L’herbe-chair du « corps sensible », dressée sur le premier chapiteau végétal, est animée par le souffle – ou le soufflet − de l’esprit sur le deuxième.
– « La seconde consistera en la résorption du mouvement vital dans le sens intérieur [4]. »
Le monde sensible, débarrassé de ses imperfections, comme Naaman l’a été de sa lèpre, accède, par le baptême ou par les vœux monastiques, à la vie de la grâce en revêtant « l’homme nouveau » sur le troisième chapiteau.
– « La troisième étape consistera en la résorption du sens intérieur dans la raison [5]. »
Dans les mandorles hexagonales de la raison, l’homme retrouve en lui, grâce à la Mémoire, l’image de Dieu perdue, et jusque là invisible.
– « La quatrième étape consistera dans la résorption de la raison dans l’intellect, en qui est fixée la fin de toute créature [6]. »
La vie de la grâce, en œuvre à l’intérieur de la créature, y fait naître les vertus, et s’épanouit progressivement selon le cycle des saisons de l’âme, tandis que les mandorles deviennent conformes à celle dans laquelle trône le Christ à la conque de l’abside [7], et que l’intellect se manifeste lui-même comme verbe dans les inscriptions.
– « Après cette unification, pour ainsi dire quintuple, des composantes de notre nature, de telle sorte qu’elles ne seront plus cinq, mais ne feront qu’un, suivent les trois autres étapes de l’ascension [8]. »
Corps, mouvement vital, sens intérieur, raison et intellect se sont ainsi résorbés les uns dans les autres, le niveau inférieur étant toujours absorbé dans le niveau qui lui est immédiatement supérieur. Et pour bien comprendre ce mécanisme en œuvre depuis le plan le plus humble jusqu’au plus haut degré de la vie contemplative, il faut conserver à l’esprit que, dans le Christianisme médiéval, « la grande césure du moi n’est [pas] entre le corps et l’âme, mais entre le moi pécheur et le moi sauvé [9] ». C’est ainsi que cette ascension « en cinq étapes dans les limites de la nature [10] », peut alors être suivie par une triple « ascension surnaturelle », jusqu’en Dieu (ill. 2). La mort délivre la créature de l’état de déchéance consécutif au péché d’Adam. La Résurrection du Christ ramène l’humanité à son état originel, telle qu’elle était au Paradis, tandis que, pour les parfaits, une ultime perspective ouvre « un passage surnaturel des intelligences les plus purifiées en Dieu Lui-même [11] ».
- 2. Chapiteaux des quatre premiers tons : le retour à l’unité
Bas : Chapiteau du Paradis : le retour à l’origine
Cluny, Musée du farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
- 2. Chapiteau des quatre derniers tons
le retour en Dieu lui-même
Cluny, Musée du farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
VINGT-HUIT FIGURES
L’ensemble complet des chapiteaux comporte vingt huit figures [12] − dont treize sont étêtées, voire réduites à un simple fragment − et quatre arbres. Sauf sur le premier chapiteau purement végétal, qui en est dépourvu, ces figures sont réparties très régulièrement par groupes de quatre qui occupent, d’abord les angles, puis les faces des chapiteaux auxquels elles ont été affectées. Le Paradis, seul, juxtapose les figures anthropomorphes des fleuves aux angles, et les images des arbres sur les faces, savamment reliées entre elles par un découpage triangulaire, tandis qu’angles et faces se fondent habilement les uns dans les autres sur le huitième chapiteau. Cette répartition est volontaire ; elle a un sens, mis en évidence au cours de cette étude. On peut d’autre part observer que, si les deux ensembles des tons de la musique donnent l’illusion que, sur chaque chapiteau, l’ordre de lecture des figures est linéaire, et tourne autour du bloc de pierre − parce que la numérotation de un à huit est ainsi disposée – il n’en est rien [13] et, même sur ces deux chapiteaux − dont la numérotation est effectivement contraignante et opportunément indicative − la relation entre les musiciens est plus compliquée que ne le fait envisager la simple numération. Sur chacun, en effet, les figures sont organisées entre elles selon des schémas expressifs de la relation qui les lie, et ces schémas ne sont jamais linéaires. Ainsi, le premier ton et le second se tournent l’un vers l’autre et sont en étroite connexion, mais il n’existe pas de lien entre le second et le troisième (ill. 3), dont l’image renvoie volontairement au premier [14] « car le cours complexe des idées divines […] ne se laisse pas discerner autrement qu’à travers de fréquents passages d’un sens à un autre sens, non seulement dans la succession des périodes, mais jusque dans celle des membres d’une même phrase et de ses plus petites composantes [15] » (ill. 4). Aussi paradoxal que cela puisse paraître a priori dans cette progression en arc de cercle, le mouvement rotatif n’a donc pas été utilisé, sinon pour la numération ordonnée des tons, et chaque ensemble de quatre figures a reçu une composition particulière, organisée le plus souvent à partir d’un axe unique [16] ou, exceptionnellement, de deux [17]. Chaque chapiteau a été envisagé comme un tout.
- 3. Chapiteau des quatre premiers tons.
Le deuxième et le troisième tons se tournent le dos.
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
- 4. Chapiteau du Printemps
Le Printemps et l’Été se tournent le dos
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
LA PLUME DE PAON [18]
L’étude de ces sculptures a révélé l’influence récurrente de textes, peu nombreux, dont on a la certitude qu’ils faisaient partie de la bibliothèque de l’abbaye : ceux de Grégoire de Nysse, de Maxime le Confesseur, d’Ambroise de Milan et de Jean Scot Érigène. Les textes médiévaux sont bien souvent organisés selon un assemblage de citations extraites des œuvres qui les ont précédés. C’est ce que l’on appelle des centons. Il est intéressant de découvrir que les chapiteaux de Cluny ont été pensés selon le même processus : le schéma général a été emprunté à Jean Scot, et se trouve récapitulé dans un passage aussi concis que précis du Periphyseon, mais il a été nourri, illustré, étoffé et cautionné par des extraits d’Ambroise, de Grégoire et de Maxime. On ne peut que souhaiter que la traduction des différents traités qui composent l’œuvre de saint Ambroise fasse surgir de nouvelles sources permettant de nouvelles interprétations, ou donnant un sens à des détails passés inaperçus, de la même façon qu’un examen minutieux des ouvrages disponibles dans la bibliothèque du monastère peut encore révéler un auteur négligé, dont la pensée viendrait éclairer les figures mutilées ou enrichir leur compréhension d’un écho supplémentaire.
Car, dans l’univers foisonnant que dévoile la confrontation des images et des textes, non seulement toute image visible exprime une réalité qui ne l’est pas, mais encore chaque détail recèle un jeu miroitant de sens multiples, comme la plume de paon chère à Jean Scot, dans laquelle « on découvre une variété merveilleusement belle de couleurs innombrables, dans la plus petite partie […] voire dans un seul et même point [19] ». Les interprétations surgissent donc l’une de l’autre, et la navigation de Noé dans l’arche [20], qui sous-tend tout le programme jusqu’au retour sur « une terre nouvelle », se superpose à chaque étape à la construction de la Jérusalem céleste [21], dont l’arche n’est qu’une pré-figure. Mais ce jeu d’allusions, cette cascade d’échos qui constituaient un mode d’expression spontané et immédiatement compréhensible pour une communauté nourrie d’Écriture sainte et de patrologie, demandent aujourd’hui un effort d’adaptation, d’autant plus nécessaire que toute référence chrétienne tend à disparaître de notre société. La conception de ce décor, quoique extrêmement logique, procède d’une pensée dont il faut accepter la structure. Pour les moines de Cluny, la Création est Une et procède de l’Unique [22]. Saint Jean affirme qu’elle a surgi « dans le Verbe [23] » et ne fait, en affirmant cela, que reprendre la Genèse, où l’on peut lire à six reprises, « Dieu dit … », pour conclure à chaque fois, « Et il en fut ainsi. [24] » Jean insiste sur l’unité, tandis que la fragmentation du récit originel révèle, sans contradiction avec cette première évidence, que l’univers est multiple et que cette multiplicité est une richesse. Mais, depuis le péché et à cause de lui, elle masque l’unité profonde à laquelle l’humanité doit et désire revenir.
Un rapprochement se présente alors, qui peut sembler étrange : car cette unité ressemble assez à celle que découvre Baudelaire en 1867. Et Swedenborg [25] avant lui, avec cette différence que Swedenborg développe sa pensée à l’intérieur de la Révélation chrétienne, alors que Baudelaire s’en empare comme d’un principe poétique libéré de la référence religieuse. Son poème intitulé « Correspondances », s’apparente à un commentaire des chapiteaux du chœur de Cluny et pourrait proposer un tremplin entre notre société presque déchristianisée et la macération scripturaire de la méditation clunisienne :
Temple, piliers, symboles, tout y est et, pour le poète comme pour les moines, la nature se présente à la fois comme ce qui voile le mystère et comme ce qui le révèle. Les « confuses paroles » annoncent la « chanson grise [27] » de Verlaine, mode d’expression de l’ineffable, mais le rapprochement avec Cluny semble plus insolite. La suite, pourtant, n’en est pas moins proche :
- 5. Berzé-la-Ville. Chapelle des moines. Christ de l’abside.
« Dieu immobile, descend dans tous les existants
et devient mobile » (Pph I, 523 A, vol. 1, p.189)
Photo : Académie de Mâcon. - Voir l´image dans sa page
Dans l’église de saint Hugues, parfums et sons se répondent encore et, seule, la disparition de la polychromie a supprimé pour nous les échos colorés, présents dans les textes − et qui ont certainement existé dans les sculptures − mais dont les chapiteaux sont désormais privés. Ces « correspondances » trahissent pour Baudelaire l’existence secrète, cachée et presque inaccessible de la « profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté », qui régit donc l’univers par delà ses différences. Et le poète développe son intuition dans les deux tercets du sonnet : « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme des hautbois, verts comme des prairies… » Seule manque, semble-t-il, au temple baudelairien, la grande image du Christ dans sa mandorle (ill. 5), c’est-à-dire la clé du système tout entier. Car c’est elle qui rend clair pour les moines ce qui est « confus » pour le poète, et raisonné pour eux [29], ce qui reste intuitif pour lui. C’est en elle que se récapitule le Mystère et la Révélation en superposant au Verbe créateur, le Fils de l’Homme, le Christ sauveur. C’est en elle que se réalise la fusion entre Dieu et l’homme et que coexistent les deux extrémités de l’univers et du temps, la Genèse et la vision apocalyptique de saint Jean :
Pour les moines, la perception du mystère est un chemin qu’il faut parcourir et, les correspondances baudelairiennes, accessibles à chaque créature, sont envisagées par eux comme les manifestations d’une sorte de darwinisme surnaturel qui, d’un changement à l’autre, les élèvent vers la Cité sainte : « Heureux ceux qui lavent leurs robes, ils pourront disposer de l’Arbre de Vie et pénétrer dans la Cité par les portes. [31] » Chacun des chapiteaux est une de ces portes [32].
COMPLEXITÉ DU RYTHME
Il apparaît donc clairement, au terme de cette étude que, dans le décor de Cluny, tout a été pensé, médité, choisi. Chaque détail, chaque emplacement, chaque orientation des figures, chaque accessoire… et la précision de ce travail devrait donner naissance, logiquement, à une grande fresque fixe, péremptoire, dogmatique comme un manifeste, à l’image du décor de la chapelle des Espagnols à Santa Maria Novella [33]. Or il n’en est rien et, si la pensée qui a présidé aux choix iconographiques ne saurait se suffire des « confuses paroles » que perçoit Baudelaire, elle s’épanouit toujours dans le miroitement vivant de la plume érigénienne. Quoique d’une parfaite clarté, sa richesse, sa permanente fécondité la rend presque inépuisable. C’est ainsi que, même le déroulement de l’ensemble du programme déployé sur les huit colonnes, peut être interprété selon des grilles différentes, et cette pluralité − faut-il le répéter ? − est volontaire.
SIX ÉTAPES ET DEUX RETOURS
- 6. Le chapiteau corinthien se comporte
comme un préambule par rapport aux
deux chapiteaux suivants.
Chapiteau végétal
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
- 6. Le chapiteau corinthien se comporte comme un préambule
par rapport aux deux chapiteaux suivants
Chapiteau de Naaman et chapiteau du Mouvement vital
Cluny, Musée du Farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
La première manière de le comprendre est de distinguer d’abord deux ensembles de trois chapiteaux, qui scandent une progression en six étapes, suivie par les deux chapiteaux terminaux du Paradis (reditus generalis) et de la Béatitude finale (reditus specialis), qui sont complétement originaux, et dont la structure ne s’apparente à aucune autre. Chacune des deux séries est identiquement composée d’un chapiteau initial, semblable, et pourtant différencié des deux qui le suivent, traités au contraire comme une vraie paire. Dans la première série, le chapiteau corinthien aniconique se comporte comme un préambule par rapport aux deux chapiteaux végétaux à personnages masculins, qui viennent ensuite (ill. 6). Pour la seconde, les mandorles hexagonales jouent le même rôle pour les deux chapiteaux à mandorles régulières, placés en cinquième et sixième position (ill. 7). Un motif comparable de quadrifeuilles, sculpté sous le tailloir de chacun (ill .8), établit – malgré leur séparation topographique − une relation entre ces deux chapiteaux, que l’on pourrait qualifier d’« introductifs [34] ».
- 7. Les mandorles hexagonales servent
d’introduction aux mandorles régulières :
chapiteau de la Raison (4e)
Cluny, Musée du Farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
- 7. Les mandorles hexagonales servent
d’introduction aux mandorles régulières :
Chapiteau du Printemps (5e), chapiteau des quatre premiers Tons (6e)
Cluny, Musée du Farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
L’organisation est alors la suivante :
A 1– Le chapiteau entièrement végétal de la Création sensible, orné d’une double frise de quadrifeuilles, introduit deux chapiteaux végétaux, à personnages masculins placés dans les angles [35] :
A 2 – Chapiteau du Souffle (le mouvement vital)
A 3 – Naaman le Syrien (le sens intérieur)
B 1– Les mandorles hexagonales de la Création intelligible (la Raison), ornées d’une quadruple frise de six quadrifeuilles, introduisent deux chapiteaux à mandorles régulières, disposées sur les faces :
B 2 – Le Printemps (l’Intellect)
B 3 – Les quatre premiers tons (le retour à l’unité)
Deux chapiteaux originaux clôturent l’ensemble :
R 1 – Le Paradis (Retour général), promis à tous.
R 2 – Les quatre derniers tons (Retour spécial), réservé aux parfaits.
- 8. Chapiteau végétal, frise de huit quadrifeuilles.
Détail.
Cluny. Musée du Farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
- 8. Chapiteau à mandorles hexagonales,
avec une frise de six quadrifeuilles
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
CINQ ÉTAPES ET TROIS RETOURS
La seconde façon d’envisager l’ordonnance des chapiteaux consiste à isoler les trois derniers – Tons de la musique et Paradis − ce qui revient à regrouper les cinq autres. Le chapiteau corinthien (ill. 9) sert alors d’introduction aux quatre suivants, organisés comme un tout, mais répartis à nouveau en deux paires, l’une masculine et végétale, l’autre à mandorles et féminine :
- 9. Chapiteau végétal corinthien de la création sensible
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
- 10. Chapiteau des quatre premiers tons
Le Fils de l’Homme ressuscité
Cluny, Musée du Farinier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
A 1 – Chapiteau végétal du monde sensible
• Une première paire de deux chapiteaux à personnages masculins dans les angles :
A 2 – Le vent, l’air, l’esprit, le souffle (le mouvement vital)
A 3 – Naaman le Syrien (le sens intérieur)
• Une seconde paire de deux chapiteaux à figures féminines dans des mandorles, sur les faces :
A 4 – Les mandorles hexagonales (la raison)
A 5 – Le Printemps (l’intellect)
Trois retours (et non plus deux) apportent la conclusion de cette seconde ordonnance :
R 1 – Le retour de l’homme à l’unité (ill. 10) par la disparition de l’humanité sexuée (premier et deuxième tons), la résurrection du Christ (troisième) et la mort physique (quatrième), qui est délivrance
R 2 – Le retour de tous au Paradis originel (ill. 11)
R 3 – La Théosis ou l’âme des saints transportée en Dieu (ill. 12)
- 11. Chapiteau du paradis
Le retour général au paradis originel
12. Huitième chapiteau :
la théosis, béatitude en Dieu.
Cluny, Musée du Farinier
Photos : BSG - Voir l´image dans sa page
Ce balancement subtil et voulu du rythme de lecture correspond à la souplesse du texte de Jean Scot qui distingue, d’un passage à l’autre, deux ou trois retours, selon qu’il examine les six jours de la Création, ou le retour à l’unité de la créature humaine pentagonale [36].
Car les huit chapiteaux illustrent aussi la Semaine du monde, miroir de celle qu’expose le récit de la Genèse [37] et que Jean Scot conjugue avec le Jubilé, parce que le Jubilé apportait la liberté aux esclaves, « et chacun revenait à son ancienne demeure, libre de toute loi qui le retenait captif [38] ». Renouvellement, libération, retour, renaissance, c’est le huitième jour que sera manifestée la Création nouvelle, et que s’ouvrira « une entrée dans les Ténèbres propres à la Lumière incompréhensible et inaccessible [39] » du huitième chapiteau. Raoul Glaber [40] fait naturellement référence à cette Semaine du monde, dont le sixième temps, ou le sixième jour, est le temps présent, et qui était familière à ses contemporains. Les deux frises de huit quadrifeuilles du premier chapiteau végétal annoncent peut-être que le cycle complet du chœur, qui se déroule pendant ce sixième temps, doit aboutir à cette re-Création dans l’octave, tandis que le tailloir du quatrième, orné de mandorles hexagonales, reprend le même motif sur ses quatre faces, pour célébrer comme une re-naissance, par quatre séquences de six quadrifeuilles, la redécouverte de l’image de Dieu, perdue, oubliée, et jusque là invisible. Enfin le décor qui surmonte la vigne du Paradis développe la même image, selon un découpage différent et une articulation nouvelle, qui projette le thème du quadrifeuille hors de lui-même, l’articule, le dynamise en le transformant en hélice et l’inscrit dans l’octave par une démultiplication du motif (ill. 13).
- 13. Chapiteau du Paradis.
Frise au-dessus de la vigne.
Les quadrifeuilles transformés en hélices.
Cluny. Musée du Farinier. Photo BSG. - Voir l´image dans sa page
ITINÉRAIRE UNIQUE ET MULTIPLICITÉ DES ACCÈS
Mais ces grilles de lecture, superposables et complémentaires, peuvent encore être envisagées, l’une comme l’autre, de façons différentes, conformément au mille-feuilles de la pensée érigénienne. La première interprétation est collective ou globale : elle considère l’humanité tout entière, récapitulée dans l’Adam générique, à travers les différentes étapes de son retour progressif et collectif en Dieu, par sa double transformation, naturelle et surnaturelle, à l’intérieur de chacun des chapiteaux. Cette lecture est fidèle au texte du Periphyseon, selon lequel « c’est par l’Incarnation du Verbe de Dieu que toutes les créatures […] ont été sauvées. J’entends sous le terme de toutes les créatures, le corps, le mouvement vital, la sensation et, au-dessus de ces propriétés, la raison et l’intellect [41] ». Mais une autre peut aussi, sans contradiction avec la première, envisager l’humanité comme plurielle, et discerner les degrés du salut auxquels peut parvenir individuellement chaque créature, selon sa nature, son comportement et son désir [42]. Cette différence de niveau est implicitement contenue dans la théorie du « double retour », que les moines ont tirée des textes de Jean Scot. Aux saints est réservée l’extase finale de la fusion entre intériorité et altérité, entre plénitude et désir. À tous est promis le Paradis, l’état originel, le bonheur adamique. Mais chacun des chapiteaux, isolé de l’ensemble, constitue en lui-même un chemin particulier et complet qui mène directement du péché au salut en Dieu. De la même façon que certains gagneront le Paradis par la crainte du châtiment, d’autres par le désir d’une récompense et quelques-uns seulement par le véritable amour du bien [43], les uns n’iront pas au-delà du mouvement vital, d’autres ne dépasseront pas la purification, qui leur vaudra néanmoins, comme aux premiers, le paradis final, tandis que quelques uns découvriront en eux les sens spirituels et vivront l’expérience des saisons de l’âme. « Car l’homme participe à la vie intellectuelle comme l’ange, il participe à la vie rationnelle en tant qu’homme, l’homme participe à la vie sensitive comme l’animal privé de raison, et il participe à la vie végétative comme la plante [44] ». Le huitième chapiteau montre, par la pluralité de ses musiciens que, même à l’intérieur du petit nombre des élus, chacun connaîtra la plénitude à son niveau propre. C’est ce qu’affirme Jean Scot lorsqu’il écrit : « chacun recevra une forme proportionnée au degré de sa sainteté et de sa sagesse [45] », conformément à la parole évangélique : « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père [46] ». C’est très exactement ce qu’écrit Pierre le Vénérable à saint Bernard : cherchant à ramener la concorde entre Cisterciens et Clunisiens, il lui rappelle la diversité des Églises « qui servent Dieu sous une même foi [47] », et lui fait observer qu’avec « la diversité de leurs observances, ils sont parvenus au même statut : la vie éternelle [48] ». Cette lecture des chapiteaux s’accorde avec la généreuse charité de la spiritualité clunisienne [49], et rend compte aussi, au même titre que la lecture globale et collective, quoique d’une façon différente, de l’octuple répétition du même thème sur chacun d’eux : le péché d’Adam n’a pas fermé la porte du Paradis et l’homme en a gardé le souvenir. C’est pourquoi, quelle que soit sa médiocrité ou la gravité de ses fautes, il veut y revenir en orientant correctement sa vie, comme le moine qui prononce le vœu de « conversio morum », et comme Adam pécheur, tourné vers le Verbe créateur sur le chapiteau du Péché. Mais si toutes les trajectoires mènent au Paradis final, toutes ne sont pas identiques.
Cette multiplication des niveaux de lecture n’épuise pas encore le sens de ces sculptures, et l’examen détaillé des figures en fait surgir d’autres. Car si le voyage intérieur commence avec les feuilles corinthiennes, se poursuit en décrivant un arc de cercle, et trouve son accomplissement dans le cercle final, immobile et pourtant dynamique, des quatre derniers tons, et si ce développement linéaire s’accompagne d’une progression ascendante − chaque étape hissant l’humanité à un degré supérieur à celui de l’étape précédente − il faut aussi comprendre qu’à chaque degré se produit un double mouvement d’ascension et de descente, ascension du désir de la créature orientée vers son Créateur, comme les feuilles se dressent vers la voûte et comme Naaman court vers le Jourdain, et de descente de la grâce qui répond à ce désir, comme le souffle de l’Esprit ou le bain régénérateur. Ce double mouvement est exprimé clairement au Paradis par le contraste entre les arbres – les justes − dressés vers le ciel, et l’écoulement de l’eau – la grâce − qui vient baigner leurs racines.
Les chapiteaux mettaient donc en œuvre un programme grandiose, dynamique, progressif et remarquablement cohérent dont, comme l’avait pressenti Kenneth John Conant, les deux chapiteaux du Péché originel et d’Abraham fournissaient l’exergue et la postface, quelle qu’ait été leur place dans l’église [50]. La richesse de cette iconographie, puisée dans les traités de saint Ambroise et dans la patrologie grecque, diffusée et comme récapitulée par les textes de Jean Scot [51], fait miroiter les thèmes d’une sculpture à l’autre. La verticalité du couple originel offre son modèle au redressement des acanthes du premier chapiteau, redressement que réalise et réussit la femme qui a retrouvé sa drachme. De la même façon, le talon d’Ève, levé en direction du pommier de la création sensible, se retrouve probablement chaussé et à l’abri des morsures du serpent, à l’intérieur du cercle céleste [52], tandis que l’ondulation mauvaise du tentateur, communiquée au couple pécheur, doit disparaître avec la soumission de la musicienne du deuxième ton. Les herbes vulnérables, stériles et éphémères, après s’être peut-être transformées en calame au troisième chapiteau, étendent enfin des rameaux couverts de fruits, et plongent leurs racines dans l’eau de la grâce, avant de se métamorphoser une dernière fois en palmes éternelles, enveloppes sensibles, mais surnaturelles, des créatures aspirées en Dieu. Chaque étape de cette trajectoire mystique est une victoire, que révèlent et ponctuent le manteau sacerdotal de l’homme nouveau au troisième chapiteau, le sceptre de la vierge sage au quatrième, les escabeaux du premier et du troisième ton et les couronnes des fleuves du Paradis [53]. La disparition d’une moitié des têtes des personnages nous prive de bien d’autres échos. Les mutilations trop importantes maintiennent trop souvent la lecture à l’état d’hypothèses, si étayées soient-elles par la multiplicité et la cohérence des textes.
Il reste enfin à faire justice d’une objection raisonnable, car ces chapiteaux, placés à plus de neuf mètres de hauteur, étaient peu lisibles du sol. Leur enseignement échappait donc complètement aux fidèles de la nef, et se dérobait même, en grande partie, aux moines qui priaient dans le chœur de l’église [54]. Quelle nécessité y avait-il à représenter des détails aussi précis que les chaussettes de la vierge sage ou le monocorde du sixième ton [55], puisque personne ne pouvait les lire ni en tirer de leçon profitable ? Pour pertinente que soit aujourd’hui la question, elle n’est guère recevable au XIe siècle : les Clunisiens ne construisaient pas leur église pour eux-mêmes, mais ad majorem Dei gloriam. Dans la biographie de Mayeul écrite par Odilon, on trouve, mentionnés parmi « les bienfaits spirituels et temporels » répandus durant le temps de son abbatiat, « ces édifices célestes entrepris par lui [56] », ou sous son autorité. L’adjectif céleste doit être compris ici avec un sens beaucoup plus fort que le sens figuré que notre société pourrait lui accorder aujourd’hui, car l’église était bien pour les moines « la maison du Seigneur, bâtie sur la montagne de la contemplation céleste, vers laquelle le prophète Isaïe exhorte les hommes à s’élever, en gravissant les degrés des vertus et les cimes des contemplations [57] ». Les chapiteaux, si précis, si complexes, si riches, et cependant si peu visibles et si peu lisibles, prouvent seulement que cet édifice de prestige destiné, nous semble-t-il aujourd’hui, à éblouir la Chrétienté, a d’abord été conçu comme une prière. Image plurielle vivante de l’unique Jérusalem céleste, ils sont placés en hauteur parce que la cité sainte de l’Apocalypse « descend de Dieu » comme l’écrit saint Jean [58] et il est donc normal de la découvrir perchée, non encore accessible aux pécheurs d’ici-bas, si sainte soit leur vie, leur prière et leur espérance
Dans cette communauté astreinte au silence durant la plus grande partie du jour, et dont chaque journée, à partir de 1h 30 en été et de 3h en hiver, était rythmée par la prière, pour ces moines qui enchaînaient vigiles [59], matines [60], prime, tierce, sexte et none, pour terminer par vêpres et complies − sans compter la messe matutinale et la messe chantée − la vie était « une prière en quelque sorte perpétuelle, ce qui est la marque première, délibérément voulue de Cluny [61] ». Comme le fidèle qui met un cierge considère que la flamme qu’il allume poursuivra son oraison après qu’il aura quitté l’église, les moines savaient qu’au-dessus de leurs têtes, par-delà leur faiblesse et leurs manquements, ils ne cessaient, dans le décor invisible de leur église, de participer à la grande aventure du salut [62].
REMERCIEMENTS
Mes remerciements vont d’abord à Jacques Rossiaud, à qui je dois d’avoir pu publier la première partie de ce travail, et à Nicole Bériou, qui l’a acceptée dans les colonnes de la Revue Mabillon.
Je remercie Bénédicte Vernay de l’avoir proposé à La Tribune de l’art, et Didier Ryckner de lui avoir ouvert la rubrique Essais.
Ma gratitude va à ceux qui ont accompagné cette recherche, occasionnellement ou d’une manière durable, à É. Jeauneau qui a bien voulu en lire les premiers chapitres, à D. Iogna-Prat dont la bienveillance m’a été précieuse et à F. Boespflug, mais aussi à C. Ducourthial, C. Bonnet Saint-Georges, G. Pourchet, I. Guédel et É. Mathias.
Je remercie F. X. Verger, pour son accueil sur le site de Cluny, et l’Académie de Mâcon pour sa participation gracieuse aux illustrations, sans oublier J. L. Genevoix et F. Vannini pour leur obligeance.