La Cancel culture infiltre la Villa Médicis

Nous publions ce texte de Jérôme Delaplanche, ancien responsable de l’histoire de l’art à la Villa Médicis dans la rubrique Débats, mais pour La Tribune de l’Art, il n’y a en réalité pas de débat. La cancel culture, ce mouvement venu des États-Unis et qui commence à s’implanter fortement en France jusque dans son système éducatif - Sciences-Po représente un exemple typique de cette dérive - n’a rien à faire dans le domaine du patrimoine, de l’histoire de l’art et des musées, pas davantage qu’il n’est légitime dans quelque autre discipline. Il va sans dire que La Tribune de l’Art s’y opposera toujours avec force comme nous l’avons déjà fait par exemple avec les destructions ou le déboulonnage des sculptures dans l’espace public.

Depuis quelques années, la critique « décoloniale » prend une ampleur grandissante au sein du discours académique, et la Villa Médicis en subit aujourd’hui les assauts. Les splendides tapisseries des Indes qui ornent le Grand Salon (ill. 1) au cœur de la Villa sont en effet critiquées car elles seraient « marquées par l’imaginaire colonial » selon la presse qui s’est fait écho de la protestation de certains pensionnaires hébergés par la prestigieuse institution [1]. Ces derniers exigent en effet le décrochage de la tenture suivant en cela un type de revendication de plus en plus fréquent : réclamer que l’on supprime ce qui offense. Ni la nouvelle présidente du Conseil d’Administration de la Villa, Marie-Cécile Zinsou, ni la conseillère culture de la Présidence de la République, Rima Abdul-Malak, n’ont encore cédé, se conformant en cela à l’allocution d’Emmanuel Macron du 14 juin 2020 disant que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. » En même temps, Emmanuel Macron déclarait également le 18 avril 2021 qu’il fallait « déconstruire notre histoire ».


1. Le Grand Salon de la Villa Médicis avec les tapisseries des Indes
Photo : Académie de France à Rome
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Ce qu’on appelle études décoloniales (ou post-colonial studies) ne sont pas des recherches universitaires comme d’autres – qui étudieraient, comme on pourrait croire, le phénomène de la décolonisation. Il s’agit en réalité d’un militantisme politique dont l’objectif unique est une mise en accusation de l’Occident par une insistance obstinée sur son passé colonial et esclavagiste. La dimension morale et psychologique est centrale dans la définition. L’objectif de l’approche « décoloniale » n’est pas d’ordonner des faits dans une perspective historique mais de prononcer des jugements de valeur pour en définitive dire du mal de la civilisation occidentale et uniquement de celle-ci. Ce n’est pas une recherche de vérité mais un travail de sape. Cette idéologie progresse aujourd’hui avec une virulence spectaculaire dans l’organisme déjà bien fragilisé (on dit « déconstruit ») de la pensée occidentale [2].

Or, et c’est l’évidence même, l’esclavagisme, les conquêtes territoriales et la colonisation sont des phénomènes mondiaux et transhistoriques. L’Occident n’y a joué qu’une part ; l’Islam aux VIIe et VIIIe siècles (le fameux Jihad, la guerre sainte) ou les Mongols de Gengis Kahn au XIIIe siècle ont été bien plus actifs et bien plus ambitieux.

Les cités helléniques ont colonisé le bassin méditerranéen. Marseille est une colonie grecque.

L’Empire romain est le résultat de la colonisation de l’Europe. La Gaule a été colonisée par Rome pendant cinq siècles pour son plus grand bien, permettant ainsi le développement de son économie et l’essor d’une nouvelle civilisation. Pourtant, la conquête de la Gaule par Jules César a entraîné la mort d’un million de Gaulois et la réduction en esclavage de plus d’un million de personnes.

L’empereur du Mali au XIVe siècle, Mansa Moussa, est devenu un puissant empereur parce qu’il avait colonisé tous ses voisins lors de ses conquêtes en l’Afrique de l’Ouest : Gambie, Guinée, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Niger et Sénégal.

Les Arabes ont colonisé tout le Maghreb et l’Espagne. Ils sont restés sept cents ans en Espagne ce qui est bien plus que les 132 ans de la France en Algérie. Et ils sont toujours en place au Maghreb.

Le Québec est le résultat de la colonisation de l’Amérique du Nord par la France.

Les Balkans et autres pays de la région ont été colonisés cinq siècles par l’Empire colonial ottoman jusqu’en 1913. (Ce sont donc des Européens colonisés par un empire musulman).

En Asie, le Japon a colonisé la Corée de 1910 à 1945.

La colonisation est le mouvement naturel de l’histoire. Chacun fut colonisateur ou colonisé selon les périodes de l’Histoire, selon sa force.

Or, et c’est là tout l’enjeu, le progressisme a réussi à imposer dans les esprits occidentaux une mutation paradigmatique cruciale : la force n’est plus une valeur positive. Dès lors, les notions de conquête, d’aventure, de puissance ne sont plus comprises, elles ne sont plus moralement admises. La critique de la colonisation devient alors une volonté de réécrire l’histoire à l’aune de la morale d’aujourd’hui.

Mais le véritable coup de génie du progressisme est d’avoir réussi à faire que ce basculement intellectuel s’applique uniquement à l’histoire européenne. Les décoloniaux peuvent alors tenir à l’endroit des autres peuples un discours victimaire, s’attachant à décrire systématiquement la souffrance des peuples dominés par les Occidentaux. Cette souffrance a existé, personne ne le conteste, mais il y a une immense différence entre étudier les situations historiques, comme la souffrance des peuples dominés, et utiliser cette souffrance pour accuser la civilisation occidentale d’être ontologiquement criminelle. Les décoloniaux font comme si tous les peuples du monde n’avaient pas partagé cette aspiration à la domination et comme si beaucoup d’entre eux ne l’avaient pas un jour ou l’autre violemment exercée.

L’histoire est alors instrumentalisée pour devenir une arme morale : faire le partage entre le bien et le mal, entre les méchants et les gentils. Cette moraline est désormais parfaitement assumée par certains historiens progressistes. Ainsi, selon Sylvie Thénault, agrégée d’histoire et directrice de recherche au CNRS, s’exprimant à Science-Po : « Être historien, c’est donner de la signification au passé et en proposer une vision. Une fonction de l’historien est de distinguer le vrai du faux, mais aussi le légitime de l’illégitime, les coupables des non-coupables. » En étant moraliste, la lecture historique en devient extraordinairement caricaturale, biaisée et malhonnête.

Et ce caractère malhonnête, biaisé et caricatural ne se voit nulle part aussi bien qu’avec l’absurde polémique autour de la tenture des Indes à la Villa Médicis.

Ces tapisseries décriraient-elles la domination coloniale de l’Occident qu’elles ne seraient que la transcription artistique d’une manifestation de sa force. Et la force n’est pas une vertu honteuse. Rappelons par ailleurs que la valorisation patrimoniale d’une œuvre d’art n’est pas la valorisation de son sujet.


2. D’après Albert Eckhout (1610-1666) et d’après Frans Post (1612-1680)
Manufacture des Gobelins
Le Combat d’animaux, 1723-1726
Laine et soie - 399,5 x 327 cm
Rome, Villa Médicis
Photo : Académie de France à Rome
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Mais le plus comique dans toute cette histoire, c’est que la tenture des Indes ne représente même pas cela (ill. 2, 3 et 4). Il ne s’agit en aucune façon d’une représentation de la domination coloniale européenne des peuples du monde par les armes et la violence.

Quelques mots de contexte historique [3]. Entre 1637 et 1644, le comte Jean Maurice de Nassau-Siegen entreprend une expédition dans une région du nord-est du Brésil, alors colonie hollandaise de l’État du Pernambouc. Une équipe scientifique l’accompagne dans son voyage et avec elle les peintres Albert Eckhout et Frans Post qui sont chargés de documenter visuellement les paysages, les plantes, les animaux et les populations de ces contrées largement méconnues des Européens. Ils reviennent en Hollande avec de nombreuses peintures à l’huile et esquisses. En 1679, Maurice de Nassau fait parvenir à Louis XIV huit tableaux commandés à ces mêmes artistes, ainsi qu’une trentaine d’autres peintures plus petites, qui représentaient « […] tout le Brésil en pourtrait, à scavoir la nation et les habitans du Pay, les animaux à quatre pieds, les oiseaux, les poissons, fruits et herbes, tout en grandeur de vif, aussi la situation et les habitans du dit Pay, villes et Fortresses, en perspective [4] ». Dans la lettre qui accompagne l’envoi, le prince exprime également son souhait de voir ces œuvres servir de modèles aux futures tapisseries de la Manufacture des Gobelins. Quelques années plus tard, le contrôleur des Bâtiments du Roi, M. de la Chapelle, propose de faire tisser une tenture de huit tapisseries représentant « les Indes ». On nommait alors « Indes de l’Ouest » ce qui correspond aujourd’hui à l’Amérique du Sud. La Manufacture est en manque de sujets neufs et Louis XIV donne son accord. On ressort les tableaux offerts par le prince de Nassau, et on charge quatre artistes, Jean-Baptiste Monnoyer, Belin de Fontenay, René-Antoine Houasse et François Bonnemer, de les « raccommoder », c’est-à-dire de les retoucher afin de leur apporter une dimension décorative supplémentaire. La tenture est réalisée en 1687 dans les ateliers de basse lisse aux Gobelins.


2. D’après Albert Eckhout (1610-1666) et d’après Frans Post (1612-1680)
Manufacture des Gobelins
Le Chasseur indien, 1723-1726
Laine et soie - 400 x 285 cm
Rome, Villa Médicis
Photo : Académie de France à Rome
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En 1726, à la demande du directeur de l’Académie de France à Rome, le Surintendant des Bâtiments du Roi envoya à Rome pour la décoration du palais Mancini, siège de l’Académie (antérieurement à son installation à la Villa Médicis au début du XIXe siècle), plusieurs suites de tapisseries des Gobelins dont cette tenture des Indes. La version envoyée fut tissée, en laine et soie, entre 1723 et 1726.

La tenture des Indes connaissait depuis son premier tissage un immense succès. La société cultivée se passionnait alors pour les voyages lointains. Plus qu’un « portrait » du Brésil, la tenture des Indes offre une image de l’exotisme au sens large, mélangeant avec la faune et la flore de l’Amérique du Sud des éléments africains (éléphant), voire imaginaires.

La remise en cause de cette tenture sous l’angle du décolonialisme eut lieu une première fois lors d’une conférence qui se tint à la Villa Médicis le jeudi 15 mars 2018 à l’époque où j’y dirigeais le département d’histoire de l’art. J’avais pu suivre avec la plus grande attention l’intervention de Cécile Fromont, historienne de l’art spécialiste des productions culturelles de l’Afrique et de l’Amérique latine pour la période moderne (1500-1800). Cécile Fromont fait partie des chercheurs qui procèdent à une « relecture » de l’époque coloniale. On pouvait s’attendre lors de cette prise de parole à une critique sans concession de l’iconographie de la tenture grâce à une expertise historique approfondie et une analyse implacable des enjeux culturels et politiques. Or, l’historienne ne put que souligner l’intérêt de ces œuvres comme témoignage de l’histoire diplomatique du royaume chrétien du Congo au XVIIe siècle. Les personnages noirs que l’on voit dans ces compositions tissées sont les ambassadeurs africains et leurs serviteurs présents au Brésil en 1640.


4. D’après Albert Eckhout (1610-1666) et d’après Frans Post (1612-1680)
Manufacture des Gobelins
Le Roi porté, 1723-1726
Laine et soie - 296 x 226 cm
Rome, Villa Médicis
Photo : Académie de France à Rome
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Cette première attaque ayant échoué, les adeptes de l’idéologie décoloniale entreprirent d’organiser le 30 septembre 2021 une journée entière de conférences pour s’en prendre une nouvelle fois à ces vénérables tapisseries. Il s’agissait alors de « ré-envisager les "objets patrimoniaux" à l’aune de perspectives méthodologiques et épistémiques nouvelles ». (On notera les guillemets soupçonneux autour d’« objets patrimoniaux »). Le texte d’annonce de cette journée est saturé de cette idéologie post-coloniale qui semble n’avoir pour seul objectif que la condamnation de la méchante Europe. Les historiens se font moralistes et c’est une morale de la déconstruction.

La tenture est évidemment une représentation exotique et fantasmée des pays lointains. L’étrangeté de la végétation, des animaux, des individus est mise en valeur par l’artiste, témoignant de la curiosité des Européens pour l’autre et l’ailleurs. Nul racisme, nulle caricature : c’est une description émerveillée de la beauté d’un monde inconnu. Or, aux yeux de nos nouveaux moralistes, rien ne peut être positif dans cette curiosité. Le texte d’annonce de la journée d’étude affirme ainsi que « l’exubérance des éléments déployés n’est pas sans soulever plusieurs questionnements du point de vue des débats actuels autour des questions du racisme, de l’esclavage et du passé colonial des nations. » Tout est bon pour évoquer « l’exploitation coloniale qui se sert du labeur des esclaves africains » quand bien même précisément cette tapisserie montrerait l’inverse : une mission diplomatique africaine au Brésil, magnifique témoignage de la participation du continent noir aux prémices de la globalisation du monde.

Une fois de plus, le courant progressiste met en œuvre une politique de la censure fondée sur une lecture moralisatrice, culpabilisatrice et de surcroît ici parfaitement biaisée. Cette critique puritaine qui veut expurger ce qui ne lui convient pas est désignée sous le nom américain de « cancel culture », une culture de l’annulation qui est surtout une annulation de la culture. Dans le mouvement créé par ce courant de la pureté, des films sont censurés, des livres sont condamnés, des dictionnaires sont modifiés, des personnes qualifiées perdent leur emploi. Les excès délirants de cette lame de fond ont conduit à la destruction de statues de grands hommes à travers le monde anglo-saxon. Quand elles ne sont pas détruites, ces œuvres sont dégradées. Les pouvoirs publics, pleutres et soumis, décrètent alors que ces sculptures sont « problématiques » et les retirent. En France, la statue du général Joseph Gallieni est vandalisée, celle du grand Colbert est également souillée. Cette pulsion nihiliste fait immanquablement songer à la révolution culturelle chinoise et à la lutte contre « les quatre vieilleries », entraînant la destruction des œuvres d’art et des témoignages du passé non conformes à l’idéologie autorisée.

Mais le plus frappant reste la soumission des institutions et des intellectuels aux caprices émotionnels d’une petite minorité d’individus endoctrinés travaillant avec acharnement à une grande épuration de l’Histoire sur l’autel de la probité morale. Guidés par une volonté d’interdire ce qui n’est pas conforme à l’idéologie politiquement correct, ces derniers veulent chasser de l’espace public tout ce qui peut « offenser ». Nous sommes tombés au niveau des talibans qui ne supportent pas ce qui est contraire à leur vision du monde.

Pierre Jourde, écrivain, professeur d’université et critique littéraire, publia en 2019 dans L’Obs une tribune éloquente à cet égard : « Notre époque a la passion de la censure, et désormais cette censure n’est plus la vieille censure réactionnaire de droite, elle est presque exclusivement pratiquée par des gens qui se réclament de la gauche et du progrès, et exercent un véritable terrorisme intellectuel. C’est un retournement historique, qu’on étudiera lorsqu’on fera l’histoire des mentalités et des idées au XXIe siècle. Au nom du progrès, de la gauche, du Bien, on persécute et on empêche de parler ou de travailler des écrivains, des artistes, des journalistes, des intellectuels. »
Charlie Hebdo a pris acte lui aussi aujourd’hui de ce grand retournement. Il concède désormais que la censure a changé de camp. Dans son éditorial du 7 janvier 2020, « Les nouveaux visages de la censure », le chef de la rédaction expliquait qu’il y a « trente ou quarante ans », le politiquement correct « consistait à combattre le racisme ». Mais tout a changé. « La gauche anglo-saxonne a inventé le politiquement correct pour faire oublier son renoncement à lutter contre les injustices sociales. La lutte des classes, trop marxiste à ses yeux, a été remplacée par la lutte des genres, des races, des minorités, des sous-minorités et des micro-minorités. »

La remise en cause aujourd’hui de la tenture des Indes conservée à la Villa Médicis est symptomatique d’un vaste mouvement. Les auteurs de l’attaque le disent d’ailleurs eux-mêmes. Cette affaire est révélatrice d’un bouleversement intellectuel majeur qui dépasse très largement la seule question patrimoniale. La critique décoloniale promeut une vision culpabilisatrice et mortifère de l’histoire européenne qui se nourrit d’une puissante haine de soi [5]. Et désormais, l’Occident se déteste tant lui-même qu’il cherche avec fureur son propre anéantissement.

Jérôme Delaplanche

Notes

[2Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, Paris, 2020.

[3Madeleine Jarry, « L’Exotisme au temps de Louis XIV : Tapisseries des Gobelins et de Beauvais », Medizinhistorisches Journal, Bd. 11, H. 1/2 (1976), p. 52-71 ; Marie-Henriette Krotoff (dir.), La Tenture des anciennes et nouvelles Indes, Aix-en-Provence, musée des tapisseries, 1984 ; Gerlinde Klatte, Helga Prüßmann-Zemper et Katharina Schmidt-Loske, Exotismus und Globalisierung. Brasilien auf Wandteppichen : die Tenture des Indes, Deutscher Kunstverlag, 2016.

[4Cité par Madeleine Jarry, p. 54.

[5Pascal Brukner, Le Sanglot de l’homme blanc, Paris, 1983.

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