L’inaliénabilité une fois de plus remise en cause par un rapport sur la « valorisation du patrimoine culturel »

A qui et à quoi servent tous ces rapports ? On ne peut s’empêcher de s’interroger à ce propos en en lisant encore un nouveau sur la « valorisation du patrimoine culturel » que viennent de rendre Françoise Benhamou et David Thesmar à la demande du Premier Ministre et pour le Conseil d’Analyse Economique.

La première est « économiste de la culture », le second économiste tout court. A savoir qu’ils s’intéressent surtout aux chiffres, et assez peu, finalement, aux œuvres. De même qu’il peut être dangereux de laisser les musées aux mains des énarques, il n’est pas non plus anodin de confier le patrimoine aux économistes. La preuve en est ce rapport qui ne vaut finalement que par sa présentation de l’état des lieux qui rappelle et synthétise un grand nombre de données chiffrées qui sont parfois difficiles à trouver par ailleurs. En revanche, ses recommandations sont, au mieux anodines et sans grand intérêt, au pire franchement nuisibles.

Examinons en effet, une à une celles qui concernent le patrimoine et les musées (on passera par exemple sur les recommandations n° 9 dont « sauver les métiers d’art du piège malthusien et de l’assistanat par la croissance de leur marché (sic) » ou les n° 11 qui prévoient notamment d’ « intégrer la notion d’ « empreinte culturelle » des établissements, des entreprises, des villes, à travers l’élaboration d’une batterie d’indicateurs (re-sic)) ».

Certains commentateurs (qui semblent s’être copiés les uns les autres sans avoir lu le rapport) expliquent que ses auteurs prévoient d’augmenter le prix d’entrée des monuments et des musées afin d’accroître leurs ressources. En réalité, ils proposent cette hausse uniquement pour les visiteurs hors Union européenne, allant jusqu’à demander le doublement du prix d’entrée à leur égard (recommandation n° 4, p. 59), prétextant que cette mesure, marginale par rapport au coût de leur séjour, n’aurait aucune incidence sur leurs dépenses. On ne peut être entièrement d’accord, d’abord parce que ces tarifs doublés ne porteraient pas que sur un musée, mais bien sur tous ceux qu’ils visitent, ce qui entrainerait à coup sûr une augmentation très importante du coût de leur voyage, d’autant qu’il faudrait la cumuler avec l’augmentation drastique de la taxe de séjour également préconisée (recommandation n° 3, p. 56).
Ces prix d’entrées qui deviendraient pour certains prohibitifs pourraient, contrairement à ce que pensent les auteurs, jouer négativement pour la France par rapport à des destinations qui ne pratiquent pas ce type de surtaxe. Ils risqueraient aussi d’inciter les pays étrangers à mettre en œuvre les mêmes recettes pour les Français à l’étranger (imaginons ce que l’on penserait si, par exemple, un Français payait l’entrée du MOMA le double d’un Américain…). Surtout, imaginer que le surplus de la taxe de séjour serait effectivement affecté par le ministère des Finances au budget des monuments historiques, c’est à notre avis faire preuve d’une grande naïveté, de même qu’imaginer que les sommes supplémentaires dégagées par l’augmentation du prix d’entrée pour les étrangers ne seraient pas compensées rapidement par une baisse des subventions.
Seule la modulation des prix en fonction du jour ou de l’heure (recommandation n° 4, p. 59) pourrait s’avérer efficace pour mieux répartir les visites et diminuer les fréquentations trop importantes qui nuisent, comme le dit le rapport, et pour certains monuments phares, à leur conservation. Notons – ce qui n’est pas rappelé – que le Louvre, par exemple, avait mis cela en place et y a récemment renoncé, ce qui est regrettable.

La plupart des autres recommandations sont soit irréalistes, soit trop vagues, soit totalement anodines. Il en va ainsi de la n° 1 : « Mesurer directement la disposition à payer des citoyens français pour certaines parties du patrimoine national ». A supposer que l’on puisse « mesurer » quelque chose d’aussi vague, ce serait pour en faire quoi ? Constater qu’une majorité de français qui n’y mettent jamais les pieds ne veulent pas payer un centime d’impôt pour les musées ?
Les recommandations n° 2, pour leur part semblent ignorer les nombreuses bases de données déjà existantes : ainsi, les auteurs préconisent de « mettre en ligne […] un fichier des collections nationales, avec de l’information sur les œuvres, le fait qu’elles sont exposées ou non, le lieu où elles sont exposées, et certaines variables les caractérisant (auteur, date, type, etc.), les prêts auxquels elles ont donné lieu, etc. » Ils semblent ignorer totalement le moteur de recherche de culture.fr qui répond en grande partie à leur demande [1]. Certes, ce moteur et les bases auxquelles il renvoie (Architecture et Patrimoine, Joconde, etc.) peuvent être améliorés, mais faire comme s’ils n’existaient pas est assez étrange (on doit y rajouter les bases de données très complètes du Musée du Louvre, par exemple).
Quant à proposer, dans les mêmes recommandations, la création d’un fichier national du patrimoine protégé, qui existe déjà, en demandant cependant qu’y figurent aussi « les caractères socio-démographiques des visiteurs, surface, nombre et types des œuvres exposées ou en stock [2] , recettes, investissements, emploi, etc », on aurait aimé connaître plus précisément l’intérêt de ces éléments pour le public ou pour la « valorisation » du patrimoine.

On ne pourra qu’acquiescer à la volonté (recommandations n° 5, p. 60) d’améliorer l’information du public sur les monuments et les musées relativement délaissés par les visiteurs, tout en regrettant que cette recommandation soit si vague : il y aurait certainement beaucoup à proposer dans ce domaine. Quant à « travailler avec le ministère de l’éducation nationale à l’introduction et à l’enrichissement des programmes en histoire de l’art et du patrimoine » (toujours recommandations n° 5), le moins que l’on puisse dire est que cette idée n’est pas nouvelle à défaut d’être mise en place.
Tout aussi anodines sont les recommandations n° 7 [3] (p. 63) dont on a du mal à penser qu’elles permettront d’atteindre l’objectif (louable) de « mieux protéger le patrimoine qui n’est ni classé ni inscrit ». Et on ne s’étendra pas sur les propositions concernant le « patrimoine immatériel » dont la plus innovante consiste à « augmenter le rythme de la numérisation du patrimoine immatériel » (recommandations n° 8, p. 64).

On conclura cependant pour dire - c’est un euphémisme - notre agacement devant les recommandations n° 6 qu’il faut reprendre une à une :

 « Simplifier et rendre plus avantageux le transfert des monuments aux collectivités locales (par la prise en charge de certains frais) » sous prétexte que « propriétaires, celles-ci auront davantage de motivation à les valoriser ». Si nous ne sommes pas par principe opposé à tous les transferts, nous avons déjà expliqué ici que ceux-ci doivent être solidement encadrés et ne peuvent porter que sur certains monuments bien précis. Or, cette recommandation n’est assortie d’aucun garde-fou, d’aucun mode d’emploi.

 « Simplifier les procédures d’acquisitions par les musées, en particulier lorsque le plan de financement n’implique pas une participation de l’Etat. Dans ce cas celui-ci ne devrait pas avoir à donner son accord, mais seulement un avis. » Les auteurs semblent ignorer que pour les musées de région, l’Etat donne un avis via les commissions d’acquisition, et s’il ne participe pas à l’achat, cet avis n’est déjà que consultatif.

 « Rendre plus transparentes les procédures d’acquisitions par les musées ; actuellement, les commissions se réunissent et délibèrent dans le secret. Or, les citoyens ont le droit de savoir quelles sont les logiques qui président aux arbitrages réalisés ». On se demande bien quels « citoyens » se passionneraient pour la lecture des comptes-rendus des commissions d’acquisitions (même si, à titre personnel, cela nous intéresserait évidemment). Une telle recommandation relève cependant du gadget.

 « Mettre en place une procédure très encadrée et limitée de cessions d’œuvres. La décision relèverait d’une commission rassemblant historiens d’art, conservateurs, experts étrangers et français et représentants de l’administration. Le revenu de la vente devrait exclusivement être affecté à des acquisitions nouvelles et devrait être accompagné d’un engagement de l’Etat à hauteur de la somme récupérée afin de ne pas conduire à la substitution de l’effort public par le recours à l’aliénabilité des œuvres. » Une fois de plus – nous le disions encore récemment (voir l’article) – on préconise de permettre l’aliénation des collections des musées. On admirera l’hypocrisie qui consiste à préciser en note qu’il « ne s’agit pas de revenir sur l’essentiel du rapport Rigaud » tout en proposant exactement l’inverse de celui-ci. Nous ne redonnerons pas ici tous les arguments qui s’opposent à cette « recommandation » (on pourra les trouver dans ces articles). Mais que des économistes considèrent les œuvres des musées comme des marchandises que l’on peut rendre au système marchand, faut-il vraiment s’en étonner ? Décidément, voilà bien un rapport dont on aurait pu se passer.

Didier Rykner

Notes

[1Même si on n’y trouve pas les prêts auxquels les œuvres ont donné lieu, information dont on ne voit pas en quoi cela pourrait intéresser le grand public…

[2On remarquera le terme utilisé : « en stock »…

[3Faire mieux connaître l’action de la Fondation du patrimoine, évaluer l’effet de levier des fonds publics octroyés sur la dépense privée en faveur du patrimoine, développer le mécénat par des campagnes ciblées.

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