L’image de Charles-Quint dans les Salons parisiens du dix-neuvième siècle

Avant d’entamer cette recherche, il faut avouer que l’idée de la présence d’images de Charles-Quint dans la peinture française d’histoire, au dix-neuvième siècle, nous semblait ténue. Le vieux contentieux hérité de l’antagonisme de François Ier (1494-1547), roi de France, et de Charles-Quint, de la dynastie des Habsbourg, empereur germanique et roi d’Espagne et de Sicile, ravivé par les heurts diplomatiques et militaires qui suivirent la Révolution et l’Empire, ne laissait pas supposer que le vainqueur de Pavie, honni en France, avait néanmoins pu se glisser jusque dans les Salons de Paris. Et pourtant, la réalité se révéla tout autre, et nous fûmes surpris de constater que, tandis que les problèmes territoriaux n’étaient pas encore résolus ni les liens diplomatiques totalement renoués, entre la France et les pays environnants, la figure de Charles-Quint avait réussi à s’immiscer dans l’esprit et sous les pinceaux d’artistes célèbres. Il était, dès lors, possible de chercher, à travers la recension des apparitions de Charles-Quint parmi les œuvres présentées dans ce que nous appelons les Salons - et qui sont, en fait, sous la forme plus développée de leur intitulé : les Expositions des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants - tout au long du dix-neuvième siècle, quels épisodes avaient retenu l’attention, et de tenter de comprendre ce qui avait motivé chez les artistes, un tel engouement.
De 1800 à 1899, le dépouillement systématique des livrets auquel nous nous sommes livré a permis de repérer l’apparition de trente-cinq œuvres sur les cimaises des Salons, se référant à l’histoire de Charles-Quint. Une dizaine de cas environ paraissent litigieux, et cela pour deux raisons : premièrement, les titres ne permettent pas d’affirmer la présence du souverain sur la toile, et, deuxièmement, il est parfois difficile de faire la différence entre les mentions du roi français Charles V, dit : le Sage (1338-1380) et celles de Charles-Quint lui-même. Afin de ne pas brouiller cette démonstration, nous avons éliminé des titres ou des allusions qui furent claires, mais qui sont dorénavant incompréhensibles ; ainsi n’apparaîtra plus la mention du tableau de Ygnacio Merino (date inconnue), La Mano de Carlos Quinto, n° 1301 du Salon de 1874, que rien ne permet de relier à l’un ou l’autre des épisodes de la vie de Charles-Quint.
Ces considérations dépassées, on doit relever que les mentions certaines appartiennent uniquement à la section des Peinture des livrets, à l’exception d’une citation dans la section Dessins, cartons, aquarelles, pastels, miniatures, vitraux, émaux, porcelaines, faïences, fourre-tout où l’on découvre, dans le livret du Salon de 1835, une aquarelle de Madame Haudebourt-Lescot (1784-1845). Quant aux œuvres sculptées, aucune ne fait explicitement référence au moment d’histoire qui nous occupe. Cette déficience peut certainement s’expliquer, à la fois par la carence de commandes de l’Etat, dont le rôle n’était pas d’exalter un souverain étranger, vainqueur d’un monarque aimé, et, d’autre part par le réalisme des artistes qui ne souhaitèrent pas proposer des monuments à l’iconographie trop subtile ou trop compliquée, impossible à intégrer à des décors tout empreints de nationalisme.
Les tableaux présentés illustrant la vie et l’œuvre de Charles-Quint relèvent du genre le plus prisé presque tout au long du siècle, la peinture d’histoire, et sont, de ce fait, souvent traités sur des toiles de formats respectables. Fondamentalement destinées à des achats publics - un certain nombre de tableaux recensés portent d’ailleurs une mention d’appartenance aux collections de l’Etat (Maison du Roi, ou de l’Empereur, Ministère de l’Intérieur...) ou des collectivités territoriales -, ces peintures quittaient l’atelier de leurs créateurs pour le décor de bâtiments officiels, où elles se voyaient conférer un rôle quasi-pédagogique. Les œuvres repérées par leur titre, dont nous connaissons aujourd’hui la localisation, seront donc accompagnées de cette information.
Ultime information avant de passer à la recension des œuvres mêmes, quelques mots de la répartition temporelle des références repérées. La présence de Charles-Quint dans les salles de l’Exposition des artistes vivants (les « Salons ») n’est pas régulière, et l’on peut remarquer plusieurs moments privilégiés pour l’illustration de ce thème. Une première série - une et rarement deux illustrations par Salon - est repérable entre 1808 et 1824. Une seconde série débute en 1833, et, durant une dizaine d’années, l’image du souverain apparaît deux fois (et même trois, en 1838), lors d’une même manifestation. Une troisième vague s’initie lors de l’Exposition Universelle de 1855 (où l’Exposition des Beaux-Arts correspond, en fait, à un Salon d’un statut un peu particulier) et dure jusqu’à la fin du Second Empire, avec un sommet en 1866, où l’on n’enregistre pas moins de quatre peintures traitant du thème du monarque. Durant les années qui suivent, l’empereur germanique n’apparaîtra plus que très épisodiquement, ainsi en 1874 puis en 1881, avant de disparaître totalement bien avant la fin du siècle. Son image ne sera pas non plus présente dans les Salons dissidents qui voient le jour postérieurement, en 1884 (Société des artistes indépendants) ou en 1890 (Société nationale des Beaux-Arts).
Cette rapide recension, organisée chronologiquement, permet d’établir une mise en relation des différentes situations politiques françaises au long du dix-neuvième siècle avec les images auxquelles elles ont pu recourir. En encourageant la représentation de Charles-Quint dans des moments particulièrement choisis de son existence, les souverains français, - qu’ils fussent empereurs, rois ou présidents -, pensaient peut-être avant tout à asseoir leur légitimité et leur supériorité, ainsi que celle de la France par rapport à ses voisins qui eurent partie liée avec l’empereur. Différentes corrélations sont repérables entre les thèmes du seizième siècle et l’actualité du dix-neuvième, mais les artistes sont versatiles qui voulurent honorer leurs gouvernants ; aussi est-ce l’apparition chronologique des sujets, plus que leur exploitation, qui guidera notre parcours.

Charles-Quint et les artistes

1. Jean-Auguste-Dominique Ingres
L’Arétin et Charles-Quint, 1815
France, collection particulière
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La première apparition de Charles-Quint dans un tableau présenté sur les cimaises du Salon parisien remonte à 1808. Cette année-là, sous le numéro 20 du livret, était exposé une toile de Pierre-Nolasque Bergeret (1782-1863), représentant la rencontre de l’empereur avec le peintre italien Tiziano Vecellio, plus connu sous le nom francisé de Titien (vers 1490-1576). Un commentaire accompagnait le titre : « Le Titien étant occupé à faire le portrait de Charles-Quint, laissa tomber un de ses pinceaux ; l’Empereur daigna le ramasser et le lui rendre. Vivement touché de cette marque d’honneur, ce grand peintre dit à l’Empereur en se prosternant : Sire, je ne suis pas digne d’avoir un serviteur tel que vous, à quoi Charles-Quint partit : Le Titien mérite d’être servi par des Césars - Félibien [1619-1695]. »
Cet épisode, dont on nous assure qu’il se déroula vraiment de la manière décrite et représentée, a été, et cela depuis le seizième siècle, largement commenté par les hagiographes. Le fait que le monarque se serait baissé pour ramasser un pinceau de l’artiste - soumission implicite du politique au culturel, du matérialisme à la spiritualité -, lui confère un réel attrait pour les artistes. Aussi, le thème sera-t-il à nouveau présenté à plusieurs reprises. Il se retrouve, sous les pinceaux de Jean-Henri Marlay ou Marlet (1771- 1847) au Salon de 1814, sous le numéro 672 du livret et le titre Charles-Quint ramassant le pinceau du Titien, en pendant à un Raphaël montrant à Léon X le tableau de la Transfiguration. Près de vingt ans plus tard, au Salon de 1833, le même artiste présentera de nouveau deux tableaux en pendant, inspirés de la même iconographie : sous le numéro 1673, Le Pinceau du Titien ramassé par Charles-Quint, et sous le numéro suivant, Raphaël dans son atelier.
Il faut attendre ensuite le Salon de 1861, pour trouver une toile où l’auteur, Charles-Adolphe Richard-Cavaro (1819 - ?) place de nouveau l’artiste dans une position de supériorité face au monarque. Le titre de la toile exposée sous le numéro 2677 Le Titien à Madrid n’est pas particulièrement explicite, mais le livret en précise l’origine littéraire, puisque se trouve mentionné cet extrait des Lettres de l’Arétin (1492-1556) : « Charles-Quint fait soulever par ses courtisans une table sur laquelle le Titien est monté, afin qu’il puisse retoucher plus facilement un tableau. »
Si nous comparons ces quelques représentations à l’ensemble des peintures du dix-neuvième siècle mettant en scène Le Titien avec une personnalité contemporaine choisie hors du milieu artistique, Charles-Quint se voit largement concurrencé dans son rôle de nouveau Mécène par le roi de France François Ier et par le pape Léon X. Ces derniers manifestent la même allégeance aux artistes, mais l’étendant aussi à d’autres créateurs, principalement Raphaël, Léonard de Vinci et Michel-Ange avec lesquels n’apparaît pas le rapport hiérarchique sur lequel insistaient les peintures de Bergeret et de Marlet.

Au vu de ces autres exemples, cette vision des rapports de Charles-Quint et du Titien pourrait exprimer une critique implicite et rejoindre ainsi l’expression de la méfiance des artistes envers le monarque, telle que l’exprimait Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867), dans la toile de 1848 qu’il présentait à l’Exposition universelle de 1855 : Le Poète Arétin reçoit avec dédain une chaîne d’or que lui envoie Charles-Quint (ill. 1 ; numéro 3361 du livret). Ces diverses toiles illustrent parfaitement la volonté des peintres français du dix-neuvième siècle de minimiser l’impact intellectuel et artistique du souverain espagnol, qui ne sut pas se lier d’amitié avec les artistes, tandis que leurs tableaux valorisent ceux sui le purent, au premier rang desquels figure François Ier. Napoléon Ier, créateur de plusieurs musées, Louis XVIII, fondateur du musée du Luxembourg à Paris, qui se référaient volontiers au rôle de leur populaire prédécesseur, ne pouvaient que se sentir flattés de voir présentées des œuvres courtisanes et implicitement nationalistes. Cette conclusion a, par exemple, directement inspiré Edmond About (1828-1885) dans son ouvrage sur l’exposition de 1855, publié sous le titre L’Exposition des Beaux-Arts, chez Hachette, à Paris. Il y écrit, en effet, à la page 130, ce commentaire : « Le poète Arétin, dédaignant la chaîne d’or de Charles-Quint, est un dessin parfait. Le poète est divinement campé sur son fauteuil ; ses mains, sas tête, ses lèvres, ses jambes, et même ses pantoufles expriment le mépris le plus élégant. La colère de l’ambassadeur fait un contraste plaisant.

Charles-Quint et la France

2. Antoine-Jean Baron Gros
Charles-Quint reçu par François Ier
à l’Abbaye de Saint Denis

Paris, Musée du Louvre
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Le Salon de l’année 1810 permet aux visiteurs de découvrir l’énigmatique Anneau de Charles-Quint de Pierre Henri Revoil, exposé sous le numéro 672 (et peut-être présenté à nouveau au Salon de 1814, sous le numéro 784), qu’explicite un long paragraphe : « En 1540, ce monarque ayant obtenu de François Premier la permission de passer par la France pour aller réduire les Gantois rebelles, fut reçu à Paris avec les plus grands honneurs. Cependant, au milieu des fêtes qu’on lui prodigue, plusieurs personnes rappellent au roi sa captivité à Madrid, et l’invitent à profiter de l’occasion pour en tirer vengeance. De ce nombre est la duchesse d’Etampes ; Charles l’apprend de François lui-même ; et dès le lendemain, il a recours à la ruse pour la mettre dans ses intérêts. Comme il va se laver les mains avant de se mettre à table, il tire de son doigt un anneau précieux, et le laisse tomber exprès. La duchesse qui présente la serviette, s’empresse de le ramasser et de le rendre : Non, Madame, lui dit-il, il est en de trop belles mains pour le reprendre ; je vous prie de le garder pour l’amour de moi. François ne s’est pas aperçu de l’artifice de Charles. En ce moment, le bouffon de la cour, nommé Triboulet, ose lui montrer sa liste des fous , sur laquelle il vient d’inscrire le nom de l’empereur, assez fou pour traverser la France : Mais, dit le roi, si je le laisse passer, que feras-tu ? J’effacerai son nom et j’y mettrai le vôtre. Le connétable Anne de Montmorency qui, gagné par la reine Eléonore, sœur de Charles, avait conseillé de le laisser passer librement, paraît outré de cette hardiesse, et le cardinal de Tournon, dont l’avis était opposé, observe le dépit du connétable. La scène se passe au palais du roi, dans la Cité. Un trône double s’élève au milieu de la salle, et réunit les armoiries de France et d’Autriche. On voit à la suite de Charles-Quint deux hérauts portant ses aigles, son [sic] maintenant le faucon, et le Primatice cherchant à esquisser les traits de l’empereur. »
L’épisode mettant en scène Triboulet sera repris par Eléonore Auguste Carliez (dates inconnues) au Salon de 1868, où, sous le numéro 419, il montre Fraçois Ier et Triboulet, accompagné du commentaire : « Triboulet dit au roi qu’il avait écrit sur sa tablette que Charles V [Charles-Quint. NDR] était fou de passer par le royaume de France. Mais, répondit le roi, si je le laisse sans rien lui faire ? J’effacerai son nom et mettrai le vôtre à la place. »

3. Antoine-Jean Baron Gros
Charles-Quint reçu par François Ier
à l’Abbaye de Saint Denis
(dessin préparatoire)
Paris, Musée du Louvre
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Une partie du sujet traité par Revoil en 1810, réapparaît au Salon de 1863, sous le numéro 440 : il s’agit d’une toile de Pierre-Charles Comte (1823-1895), intitulée Charles-Quint et la duchesse d’Etampes. La mention au livret est accompagnée d’un commentaire proche de celui qui accompagnait le tableau de Revoil, mais cependant plus concis et suffisamment différent pour qu’il soit utile de le citer : « Pendant son séjour à Fontainebleau, en 1540, l’empereur Charles-Quint, invité par la duchesse d’Etampes à un grand festin, laissa tomber devant elle, en se lavant les mains, un diamant d’un grand prix. La dame le ramassa et voulut le rendre. L’empereur la contraignit de le garder en lui disant qu’il était tolbé en trop belles mains pour qu’il put le reprendre. », et pour donner plus de poids à cette citation, Comte en citait l’origine : « Mémoires de messire Martin du Bellay [1491-1543]. » Ce sujet sera à nouveau évoqué par Mademoiselle Joséphine Houssaye (1840- ?) lors du Salon de 1870, dans un tableau enregistré sous le numéro 1388. Dix ans plus tard, cette œuvre réapparaît au Salon sous la forme d’une aquatinte présentée par Louis Adolphe Gautier (dates inconnues), sous le numéro 2025, et un titre légèrement plus développé : Charles-Quint et la duchesse d’Etampes au château de Fontainebleau, d’après M. Comte.
Hormis les libertés historiques que révèlent ces différentes toiles, il est nécessaire de remarquer qu’elles visent toutes à évoquer deux traits que l’on attribue au caractère impérial : sa méconnaissance politique qui l’incite à passer, sans mesurer le risque, par un pays qu’il a humilié (ce qui équivaut, dans ce cas, à glorifier la sagesse royale française), et sa timide admiration d’une beauté française, en l’occurrence Anne de Pisseleu, duchesse d’Etampes (1508-1580), bien que celle-ci se soit abaissée devant lui. Ce geste, une fois encore, et sous une forme implicite, est une occasion de se moquer de l’empereur, car, en effet, il abandonne à la belle duchesse un objet de prix, et se soumet, par ce geste, à l’amant en titre de la belle... qui n’est autre que François Ier.

Le passage par la France est aussi l’occasion de toiles qui ne mettent en scène que Charles-Quint et François Ier. La première est exposée en 1812, sous le numéro 445 ; elle se retrouvera au Salon de 1814, inscrite cette fois sous le numéro 476. Il s’agit de la toile du Baron Antoine Jean Gros (1771-1835), qui porte le titre développé de : Charles-Quint venant visiter l’église de Saint-Denis où il est reçu par François Ier, accompagné de ses fils et des premiers de sa cour (ill. 2). Après avoir été commandée pour la sacristie de l’ancienne abbatiale de Saint-Denis et y avoir été présentée quelques années, cette toile, - que préparaient plusieurs dessins conservés au Cabinet des dessins du musée du Louvre (ill. 3) -, a rejoint le même musée parisien. Plus que toute autre représentation de Charles-Quint, ce tableau semble avoir eu une longue postérité et avoir inspiré d’autres artistes, comme le prouvent la copie sur porcelaine de Georget (dates inconnues), présentée au Salon de 1822, sous le titre : François Ier conduisant Charles-Quint aux tombeaux de Saint-Denis, qui appartenait alors à « S.A.R. Madame la duchesse de Berry ». D’autres copies ou variations sur cette toile ne sont pas passées par le Salon comme le révèle une huile sur toile anonyme de petit format apparue récemment dans une collection particulière de Tours. Sous forme de gravure, cette toile réapparut encore à deux reprises dans les salles d’expositions de différents Salons. Le même artiste, François Forster (1790-1872), graveur d’origine suisse qui fit presque toute sa carrière à Paris où il mourut, présenta en 1833 sous le numéro 4652, un François Ier et Charles-Quint, d’après M. Gros, qui, puisque cette exposition des beaux-arts était tout à la fois le Salon et une manifestation rétrospective, devait correspondre à la même planche.
A la même série appartiennent la toile peinte par Alexis François Boyenval (1784-après 1852) pour le Salon de 1824, François Ier recevant Charles-Quint au château de Chambord, lors du passage de ce prince sur les terres de France, en 1539, présentée sous le numéro 246 , et celle présentée par Alexandre Colin (1798-1873) au Salon de 1843, sous le numéro 258 : Charles-Quint reçu au Louvre par François Ier, désormais déposée par le Louvre à l’Assemblée Nationale.
La représentation de Charles-Quint sur ces toiles contribuait, en contrepoint, à exalter l’engouement - bien sûrement courtisan - des artistes français pour trois de leurs souverains, à savoir dans l’ordre chronologique : Saint Louis (1214-1270), François Ier, qui avait, de plus, l’heur d’être contemporain de Charles-Quint, et Henri IV (1553-1610), considérés à différents titres comme des rois exemplaires et des modèles pour les hommes politiques français du dix-neuvième siècle. La monarchie, puis l’empire français renouvelé, après la mise à l’écart de Napoléon Ier (1769-1821) et avant la mise en place d’une République pérenne, se trouvaient en mal de reconnaissance et d’établissement et espéraient, à travers le lien que les artistes pouvaient établir entre leurs lointains prédécesseurs et eux-mêmes, se voir reconnaître une légitimité et conférer un charisme que leur politique quotidienne serait incapable de leur procurer. Plus particulièrement entre 1815 et 1870, les représentations de ces trois monarques seront plus nombreuses que celles de Charles-Quint et traiteront d’aspects plus divers de leurs personnalités, transposables directement et positivement sur les personnalités politiques contemporaines.
Puisque nous avons évoqué, il y a peu, la duchesse d’Etampes, maîtresse royale qui malmena, mais dans les formes, son impérial admirateur, il est possible de s’intéresser un moment, à la « sentimentalité » exacerbée et démonstrative des rois de France. Pour la période 1815-1870, les Salons recèlent un nombre impressionnant d’allusions ; aucun souverain ne semble épargné par les débordements de son affectivité hors mariage. Tous sont concernés, bien que les transports amoureux de François Ier et les commentaires littéraires qui les accompagnent, soient les plus souvent représentés. Peut-être est-ce cette fréquence, considérée comme une qualité spécifiquement française, qui rejette totalement dans l’ombre la représentation des minces (selon la vision hexagonale) sentiments amoureux que put éprouver Charles-Quint.


Charles-Quint en guerre avec la France

Bien que les conflits qui opposèrent Charles-Quint et François Ier soient à l’origine de plusieurs tableaux, il faut attendre 1834 pour trouver une allusion peinte aux dissensions qui animèrent les cours royales et impériales dans la première moitié du seizième siècle. Il ne s’agit en aucun cas de scènes de batailles tumultueuses - où la France aurait risqué d’afficher ses faiblesses, et sa défaite finale - mais bien plus souvent d’illustrations sentimentales des conséquences, douloureuses pour les français, de la défaite de Pavie et de l’emprisonnement de son souverain à Madrid, qui équivalent à une critique de l’inflexibilité de l’empereur et du manque de charité de l’homme. Ainsi donc, au Salon de 1834, Alfred Johannot (1800-1837) expose, sous le numéro 1030, un François Ier et Charles-Quint, dont le long commentaire, sans indication d’origine, nous indique : « Après la bataille de Pavie, Charles-Quint fit conduire François Ier à Madrid et le fit renfermer dans un appartement incommode, et surveiller avec la plus grande rigueur ; il ne lui montrait d’autre perspective que celle de se déshonorer et comme homme et comme roi, ou de finir ses jours en prison. François Ier rejeta ses propositions avec indignation, ce qui lui valut de nouveaux tourmens [sic] ; enfin atteint d’une maladie de langueur, refusant tous moyens de guérison et paraissant succomber, Charles-Quint le visita dans sa prison. Dès que François Ier l’aperçut, il se redressa sur son lit, et malgré les efforts que fit, pour le calmer, Marguerite de Valois, sa sœur, il s’écria avec fierté : Venez-vous voir si la mort vous débarrassera bientôt de votre prisonnier ? Je viens vous aider mon frère et ami à recouvrer la liberté, répondit Charles-Quint ; promesse qu’il tint si mal par la suite. »
A cette peinture fait écho l’aquarelle de Madame Haudebourt-Lescot (1784-845), présentée au Salon de l’année suivante, sous le numéro 1041, La duchesse d’Angoulême, mère de François Ier, et Marguerite de Valois, sa sœur, recevant la fatale nouvelle de la perte de la bataille de Pavie ; aquarelle. L’année suivante encore, au Salon de 1836, Henri de Caisne (1799-1852) évoquait à nouveau la force des liens familiaux qui unissaient le roi de France à sa famille - ce qu’aucune peinture ne révélera jamais au sein de la famille de Charles-Quint - face aux désastres politiques et militaires, en présentant sous le numéro 475, François Ier à Madrid, sous-titré « Marguerite de Valois, sa sœur, cherche à adoucir l’ennui de sa captivité. » Ce thème sera évoqué à nouveau dans une toile du Salon de 1861, due au pinceau du peintre belge Edouard Jean Conrad Hamman (1819-1888), qui présente sous le numéro 1437, Les Contes de Marguerite d’Angoulême, accompagné du commentaire : « Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, et plus tard reine de Navarre, essaie de distraire le roi captif à Madrid. »
Le fils de Charles-Quint, Philippe II (1527-1598), dont les incursions dans les œuvres exposées au Salon sont bien plus rares que celles de son père, est le plus souvent représenté dans des scènes guerrières où, hérédité oblige, il occupe souvent le mauvais rôle. Ainsi, au tardif Salon de 1899, le tableau de Francis Tattegrain (1852-1915), Saint-Quentin pris d’assaut ; - l’exode ; - 29 août 1557, est suivi d’un long et terrible commentaire qui se termine par cette description qui n’hésite pas à jouer sur la sensibilité du lecteur : « ... C’est vraiment navrant de voir ces 3.500 femmes réunies, tout en larmes, et poussant de si lamentables cris de détresse. Ces infortunées, en traversant les rues, reconnaissent les cadavres nus et percés de coups. », et cette conclusion édifiante : « ... Je me figurais assister à une autre destruction de Jérusalem (Relation d’un officier espagnol). » La seule apparition repérée de sa demi-sœur, Marguerite de Parme (1522-1586), fille naturelle de Charles-Quint, dans un tableau du Salon de 1873, ne lui confère pas, non plus, un rôle positif. En effet, la toile de l’artiste belge Franz Kaspar Vinck (1827-1903) intitulée Les Confédérés devant Marguerite de Parme (1567), la représente à la veille de son abdication, prête à abandonner le poste de gouvernante des Pays-Bas où l’avait placé son demi-frère, après moins de dix ans d’un gouvernement qui s’était rendu insupportable.

Charles-Quint : du berceau au trône.

4. Edouard-Jean-Conrad Hamman
Enfance de Charles-Quint, une lecture
d’Erasme
(Bruxelles, 1511)
Paris, Musée d’Orsay
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Les relations de Charles-Quint avec les artistes et ses démêlés avec le roi de France n’ont pas été les seules épisodes à retenir l’attention des peintres. Sa vie quotidienne les inspira aussi, mais de manière fort différente selon l’âge auquel on a voulu le considérer. Ainsi, de son enfance et de son adolescence, un seul artiste s’est inspiré, Edouard Hamman, déjà cité à l’occasion du Salon de 1861, qui présenta à celui de 1863, sous le numéro 878, une Enfance de Charles-Quint. Une lecture d’Erasme (Bruxelles, 1511) (ill. 4), immédiatement acquise par l’Etat pour le musée parisien du Luxembourg, alors uniquement consacré aux artistes vivants, et qui est, aujourd’hui, conservée au musée d’Orsay. Ce tableau avait alors pour pendant, sous le numéro 877, une Enfance de François Ier. Le départ pour la chasse (Angoulême, 1507) (ill. 5), dorénavant exposée au musée des Beaux-Arts d’Anvers. A travers ces pendants, le peintre opposait, dès leur plus jeune âge, les deux souverains, l’un studieux et sévère sous l’autorité de sa mère, l’autre sportif et enjoué, en galante compagnie, flattant ainsi le goût français pour le superficiel et suscitant dans l’esprit du public un parallèle avec la situation contemporaine, en opposant le galant Napoléon III aux souverains puritains des pays limitrophes.

Lors du Salon de 1834, Pierre Raymond Jacques Monvoisin (1794-1870) expose sous le numéro 1399, un épisode un peu plus tardif de la jeunesse de l’empereur, intitulé Jeanne, dite la Loca ou la Folle, reine de Castille, sa mention au livret était accompagnée du commentaire suivant : « Déjà malheureuse de l’indifférence de son époux, Philippe, archiduc d’Autriche, elle perdit la raison au moment même où il expira. Leur fils, qui fut connu plus tard sous le nom de Charles-Quint, ne manifesta, dit-on, aucune émotion en ce triste moment. » Le caractère inflexible et l’inaffectivité du souverain étaient ainsi abondamment soulignés, caractéristiques qui mettaient en valeur les qualités des rois français, appréciés par leurs populations à l’aune de leur humanité, comme avaient pu en rendre compte les illustrations de la défaite de Pavie évoquée précédemment, où la mère et la sœur de François Ier tenaient un rôle affectif fondamental. Cette même inflexibilité de Charles-Quint, appliquée à son rôle de représentant de la justice de son empire, plane sur le tableau de Charles Henri Pille (1844-1897), présenté au Salon de 1865, sous le numéro 1552, et le titre Jena Frédéric, électeur de Saxe, prisonnier de Charles-Quint, jouant aux échecs et continuant sa partie au moment où le duc d’Albe lui annonce sa condamnation à mort.

5. Edouard-Jean-Conrad Hamman
Enfance de François Ier, le départ pour
la chasse
(Angoulême, 1507)
Anvers, Musée Royal des Beaux-Arts
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De l’activité diplomatique et militaires sous le règne de Charles-Quint, quelques rares tableaux rendent compte (aucun n’évoque jamais sa politique coloniale, pourtant menée avec ardeur et pour de tangibles résultats) tout au long du siècle, mais la figure du souverain n’y apparaît qu’exceptionnellement. Les deux exemples répertoriés sont l’œuvre de Pierre-Antoine Labouchère (1807-1873) : lors de l’exposition universelle de 1855, sous le numéro 3432 de la section française, Charles-Quint, le roi Ferdinand, Maurice de Saxe et le duc d’Albe traversant l’Elbe à la bataille de Mühlberg, 1547, et, dix ans plus tard, au Salon de 1865, sous le numéro 1864, Charles-Quint, son fils Philippe et le cardinal Granvelle, délibérant sur quelque grand acte politique à Bruges. En limitant ainsi les représentations du souverain dans son rôle militaire et en oubliant de célébrer ses victoires et les résultats de ses visées expansionnistes, les artistes exposant aux Salons évitaient de raviver d’anciennes douleurs à caractère quasi-patriotique qui n’auraient pu que nuire à leur réception critique et à leurs débouchés commerciaux.
Les peintres se complurent parfois à montrer l’impermanence du succès, et n’hésitèrent pas à s’imaginer les effets d’une défaite sur l’empereur (répétant ce qu’ils avaient dit de sa fille Marguerite de Parme, comme nous l’avons vu précédemment) : ainsi, au Salon de 1869, Manuel de Garay y Arevalo (dates inconnues) exposait sous le numéro 996, un tableau portant le titre Ximénés de Cisneros, suivi du commentaire suivant : « Il fait déchirer, pendant sa régence, les actes royaux écrits par les Flamands que Charles-Quint avait envoyés et en substitue d’autres signés par lui seul (voir l’Histoire d’Espagne, du P. Mariana). »

Charles-Quint : du trône au tombeau

6. Pierre Revoil
Charles-Quint à Yuste (1836)
Anvers, Musée Royal des Beaux-Arts
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Les dernières années de Charles-Quint, après son abdication en 1556, ainsi que sa mort en 1558, ont donné lieu à un nombre impressionnant de tableaux (pas en nombre, mais par rapport aux autres épisodes de sa vie représentés), tout au long du siècle dernier. Cette disparition de la scène publique fut cependant précédée, selon le peintre Pierre Charles Comte, d’un épisode qu’il montre au Salon de 1865, sous le numéro 438 : Charles-Quint, après son abdication, et avant de se retirer au couvent de Saint-Just, va revoir le château de Gand où il a été élevé. Le retrait du souverain de la vie publique, le dernier adieu d’un homme solitaire et désabusé, qui est avant tout un hommage à son enfance, et donc à sa lignée, avant de rejoindre le couvent où il attendra sa dernière heure, avait de quoi séduire les artistes encore tout pétris d’un romantisme sombre, qui s’engouffrèrent dans ce sujet de choix.
Le premier à évoquer le couvent, lieu d’expiation, fut Eugène Delacroix (1798-1863), qui, au Salon de 1833, sous le numéro 3003, exposa L’Empereur Charles-Quint au monastère de Saint-Just - dont une esquisse appartient au musée national Eugène Delacroix, à Paris -, accompagné du commentaire suivant : « Il essaie en touchant de l’orgue de se distraire de sa mélancolie et des souvenirs qui le rejettent malgré lui dans le passé. » Dès lors, nombreuses seront les toiles intitulées Charles-Quint au monastère de Saint-Just ou La Mort de Charles-Quint ; mais la plupart feront suivre cet énoncé d’un commentaire destiné à expliciter une représentation qui risquait de rester incompréhensible. Ainsi, en 1838, Joseph Beaume (1796-1885), ajoute une notule au titre de l’œuvre qu’il expose sous le numéro 72, où l’on peut lire : « Il était assisté dans ses derniers momens [sic] par les religieux du monastère de Saint-just, dans lequel il s’était retiré après son abdication. » Le peintre reprendra d’ailleurs ce sujet pour un tableau présenté au Salon de 1857 sous le numéro 141. Au Salon de 1838 encore, la toile de Pierre Revoil (1776-1842) inscrite au livret sous le numéro 1491, est également consacrée à la présence de l’empereur retiré à l’abbaye de Saint-Just. Elle est accompagnée d’un texte explicatif, tout à la fois description et analyse de la représentation : « Le monarque se promène en lisant les Confessions de saint Augustin ; il s’arrête sur l’emplacement d’une ancienne chapelle où l’on a découvert un marbre sépulcral sur lequel on voit, en bas-relief, une tête de mort couronnée, qui le porte à réfléchir sur le néant des grandeurs. Un jeune chevrier, roi paisible de son troupeau, considère avec curiosité le fameux empereur, descendu du trône pour venir chercher la paix aux pieds des autels. » (ill. 6)

7. Emile Delpérée
Le prieur du couvent de Yuste et Charles-Quint(1880)
Courtrai, Musée
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Au Salon de 1857 à nouveau, Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1797-1890) commente son Charles-Quint au monastère de Saint-Just (numéro 2291 du livret) au moyen d’une citation puisée dans l’ouvrage de François Augustte Marie Mignet (1796-1884), Histoire de Charles V : « Philippe II envoie à Charles-Quint Ruy-Gomez de Sylva, comte de Mélio, pour le supplier de quitter la solitude de Saint-Just, et réclame de lui des conseils dans la complication critique des affaires d’Espagne, en 1557. » La réponse à cette ambassade est offerte au Salon de 1859, par Eugène Dumoulin (dates inconnues) sous le numéro 952, Charles-Quint, retiré à Saint-Just, écrit le codicille de son testament pour indiquer à Philippe II la conduite qu’il doit tenir contre les hérétiques du royaume.
Au Salon de 1866, le problème de la succession de l’empereur est évoqué par une œuvre au titre fautif - l’erreur, qui porte sur le nom de son fils, relevant vraisemblablement plus de l’imprimeur que de l’artiste - mais où est cité pour une unique fois le véritable nom du monastère où le souverain s’est retiré ; Charles-Quint et son fils Don Juan à Saint Yuste (Mignet, Charles-Quint), peinte par Federico Faruffini (1831-1869) et présentée sous le numéro 687. Sans commentaire, nous rencontrons un tableau de sujet proche, peint par Rogelio de Egusquiza (dates inconnues) pour le Salon de 1868, où il porte le numéro 922, tandis que Manuel de Garay y Arevalo (dates inconnues), au Salon de 1870, sous le numéro 1128, développe sa représentation en citant : « Le moine qui, le premier dimanche, était chargé d’offrir l’eau bénite à l’empereur, laissa tomber de ses mains le goupillon. L’empereur le ramassa, comme il fit avec le pinceau du Titien, et, après s’être pieusement aspergé, le rendit au religieux confus en disant, Mon père, voilà comment il faut faire. » La série se termine avec une toile d’Emile Delpérée (1850-1896), insérée au livret sous le numéro 667, lors du Salon de 1881. Elle porte un titre énigmatique Le prieur du couvent de Saint-Just venant chercher Charles-Quint pour la célébration de ses funérailles (ill. 7), dont nous retrouverons les échos dans une gravure, présentée l’année suivante, au Salon de 1882, par Charles Alexandre Laly (1859-vers 1910), sous le numéro 5398 et un titre identique.
Dans un tableau de Pierre-Jules Jollivet (1794-1871), numéro 1046 du Salon de 1834, Philippe II sera représenté dans la même ultime situation que son père, ce qui lui confère le semblant d’humanité qui manquait jusqu’alors à sa geste peinte. Le titre, Philippe II, est suivi de l’explication : « Quelques jours avant sa mort, Philippe II, roi d’Espagne, se fit transporter au couvent de l’Escurial qu’il avait fait construire pour la sépulture des rois d’Espagne. Couché sur une tribune de l’église, ayant devant lui son cercueil sur lequel il avait fait placer la couronne royale, il se fit apporter le crucifix que son père tenait entre ses mains quand il rendit le dernier soupir. Il profitait de quelques moments de relâche que lui laissaient ses maux pour donner à son fils des instructions que la vue d’un père mourant rendaient encore plus imposantes. Il expira le 13 septembre 1598, dans la soixante-et-onzième année de son âge. »
Le couvent expiatoire et rédempteur, et la mort réconciliatrice ont ainsi offert aux artistes l’occasion de présenter une autre facette des personnages honnis, et de contrebalancer régulièrement l’image trop négative à laquelle s’étaient laissé aller certains peintres courtisans. Sous leurs pinceaux, Charles-Quint ne fut pas seulement l’image en négatif des gouvernants français idéalisés, mais un modèle de détachement et d’abnégation qui pouvait servir d’exemple.

8. Willem Geets
L’empereur Charles et Johanna
van der Gheynst devant le berceau de leur
fille Margareta
(1820)
Londres, Guildhall Art Gallery
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Quelques mots encore sur les conclusions de cette recherche : les représentations de l’empereur qui peuvent être repérées dans les livrets de Salon ne sont pas le seul fait d’artistes français ; plusieurs peintres belges (Delpérée, Hamman, Vinck), espagnols (Egusquiza, Garay y Arevalo, Mérino, né à Lima, au Pérou) ou italiens (Faruffini, Richard-Cavaro) se sont mesurés à des sujets identiques. Ils devaient, pour se faire reconnaître hors de leurs frontières, être présents à cette manifestation internationale qu’était le Salon, qui drainait périodiquement les foules et les fortunes vers la capitale française. C’est, en partie, cette nécessité et la culture historique dans laquelle ils avaient été élevés qui a, plus largement, ouvert la manifestation à un thème que l’on pouvait craindre dépourvu d’intérêt pour les peintres français.
A trois reprises, nous avons signalé la présence de gravures inspirées de tableaux de Salon représentant Charles-Quint, mais nous ne serions pas complet si nous ne citions d’autres gravures, inspirées d’œuvres alors célèbres mais pas forcément présentées dans la manifestation parisienne. L’une d’entre elles possède un statut particulier puisqu’elle trouve son origine dans un tableau attribué au peintre hollandais Anthonis Moor Van Dashorst (1517-1576), dit Antonio Moro ; il s’agit de la gravure exposée en 1861, sous le numéro 3751, par Joannes Guillaume (1822-1893), sous l’intitulé Le Nain de Charles-Quint, d’après Antonio Moro, dessin de M. Bocourt, pour l’Histoire des Peintres de C. Blanc ; - gravure sur bois. Elle s’inspire de la toile du Louver provenant de la collection de Louis XIV, dont le titre est sensiblement différent : Le Nain du cardinal de Granvelle (Antoine Perrenot de Granvelle, 1517-1586, ministre de Charles-Quint). Parmi les autres gravures d’interprétation exposées au Salon, voici la recension, dans l’ordre chronologique de leur apparition : La Justice de Charles-Quint d’après N.-L.-F. Gosse, par Jean-Baptiste Alfred Cornilliet (1807-vers 1887) sous le numéro 5000 du Salon de 1848 ; Les Derniers moments de Charles-Quint, d’après Ch. Degroux, par Auguste Michel Danse (1829-1929), numéro 2592 de l’exposition de 1867 ; un énigmatique François Ier et Charles-Quint, dessin d’A. de Neuville ; - gravure sur bois, de Henry Théphile Hildebrand (1824-1897), numéro 3478 du Salon de 1874 ; L’Entrée de Charles-Quint à Anvers, d’après M. Makart, immense tableau peint en 1878 et aujourd’hui conservé à la Kunsthalle de Hambourg, par Adolphe Lalauze (1838-1905), numéro 5701 du Salon de 1879, exposée aussi sous le numéro 1860 au Salon d’Anvers de 1894 ; et enfin l’évocation d’un épisode de la vie de Charles-Quint qui ne s’est jamais rencontré jusqu’alors : Charles-Quint à Tunis, d’après M. de Keyser, dû au graveur américain Richard Muler (dates inconnues), exposé en 1883, sous le numéro 4829.
Deux planches doivent encore être énumérées, dont l’énoncé au livret paraît caractériser des œuvres originales (on n’y trouve pas les mentions d’auteurs comme dans les cas précédemment cités). Toutes deux sont dues à des artistes belges, et s’inspirent de créations locales, les adaptant plus ou moins. La première est Philippe le Beau armant son fils Charles-Quint chevalier de la toison d’or ; - burin, de Louis Le Nain (1851-1903), exposée en 1899 sous le numéro 4692, qui doit trouver sa source dans le Charles-Quint créé chevalier de la Toison d’Or à son baptême, Gand, 1500, du tableau de Tilmont (dates inconnues)* du Salon de Bruxelles de 1836, numéro 458. La seconde : Comment ceux de Gand rendirent hommage à Charles-Quint enfant ; - burin, de Guillaume Philippe Van der Veken (dates inconnues), présentée en 1905 sous le numéro 4701, qui peut faire songer à la toile de Albrecht de Vriendt (1843-1900) de 1886, présentée au Salon de Bruxelles de 1867, conservée aux musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles.
A plusieurs reprises, précédemment, ont été cités les Salons de Bruxelles et de Gand, pour lesquels Claire Legrand s’est aussi livrée à un travail de repérage des mentions de l’empereur Charles-Quint. Notre but n’étant pas de traiter de ces manifestations étrangères, nous voudrions uniquement citer, à travers leurs titres, quelques thèmes présents en Belgique, qui ne furent pas abordés dans les Salons français : Charles V et sa sœur Marie, Gouvernante des Pays-Bas (J.E. Vanderplaetsen, Gand, 1835), Charles-Quint à Naples présente à sa fille Marguerite des captifs qu’il a ramenés de Tunis (J. Paelinck, Anvers, 1837), Charles-Quint se faisant réciter des prières par un novice (F. Birong, Anvers, 1837), Un Premier amour de Charles-Quint (Baron Jules de Saint Genois, Anvers, 1840), Charles-Quint encore enfant (J.E. Vanderplaetsen, Gand, 1841), Charles-Quint en admiration devant le traité d’anatomie d’André Vésale (F. Cautaerts, Gand, 1844), Charles-Quint et Jehanne van Geest (Th. J. Canneel, Gand, 1844, De Cauwer-Ronse, Gand, 1847, Albert-Roberti, Bruxelles, 1848, Albrecht de Vriendt, Bruxelles, 1869, Willem Geets, Anvers, 1870) (ill. 8), Charles-Quint et le bûcheron (Henri Dillens, Gand, 1844), Charles-Quint et le porcher (Henri Dillens, Bruxelles, 1845), La Tenue d’un chapitre de l’ordre de la Toison d’Or, par Charles-Quint, le 30 janvier 1546 en la ville d’Utrecht (Albert Roberti, Bruxelles, 1845), Charles-Quint à Anvers (Henri Dillens, Anvers 1846), Charles-Quint dans la chaumière du bûcheron (Henri Dillens, Anvers, 1846), Facéties de Charles-Quint (Emile Bocquet, Anvers, 1852), Charles-Quint inauguré Duc de Brabant à Louvain, à l’âge de 15 ans (P. Kremer, Anvers, 1852), Charles-Quint au Consistoire de Rome en 1536 (Albert Roberti, Bruxelles, 1863, Philippe Van Bree, Bruxelles, 1869), Antoine Fugger brûle, en présence de l’empereur Charles-Quint, la reconnaissance d’une somme de 80.000 florins, qu’il lui avait prêtée trois ans auparavant pour la guerre de Tunis 1538 (Willeme Koller, Bruxelles, 1872), Charles-Quint posant la première pierre de l’agrandissement de la cathédrale d’Anvers en 1521 (Frans Vinck, Anvers, 1879), Charles-Quint, roi des arbalétriers de Bruxelles (Albert Hambresin, Bruxelles, 1890), Les Marionnettes à la cour de Marguerite d’Autriche (Willem Geets, Bruxelles, 1893 et Anvers, 1894), Charles-Quint institue Jean-Baptiste Tours et Taxis, directeur des postes et de l’empire et reçoit son serment (Jan-Emanuël Van den Bussche, Anvers 1898), Enfants de chœur de Saint Rombaut à Malines chantant Noël devant Marguerite d’Autriche et Charles-Quint enfant, 1508 (Willem Geets, Gand, 1899 et Bruxelles, 1900). Autres sujets et répartition chronologique différente révèlent tout l’apport des études locales, mais aussi tout ce que pourrait apporter des comparaisons selon les pays.

9. Albert Maignan
Gustave Worms dans le rôle
de Don Carlos
, 1867
Paris, Comédie Française
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Avant de quitter l’iconographie de Charles-Quint dans les expositions parisiennes du dix-neuvième siècle, il faut encore citer un tableau singulier présenté au Salon de 1838, sous le numéro 853, peint par François Marius Granet (1775-1849), Hernani reçoit de Charles-Quint, son rival, l’ordre de la Toison d’Or, et la main de Dona Sol, sa maîtresse (Tiré du drame de Victor Hugo), qui nous rappelle que si la vie de l’empereur Charles-Quint fut un sujet d’inspiration pour les peintres, elle le fut tout autant pour les écrivains (ill. 9) et les musiciens. La synthèse de leurs efforts réunis reste certainement le Don Carlos de Giuseppe Verdi (1813-1901), sur un livret de Joseph Méry (1798-1866) et de Camille du Commun du Locle (1832-après 1884), représenté pour la première fois à Paris, sur la scène de l’Opéra, le 11 mars 1867, dont le premier tableau du deuxième acte dresse encore un bien sombre portrait :

Il voulait régner sur le monde
Oubliant celui dont la main
Aux astres montra leur chemin.
Son orgueil était grand, sa démence profonde !

Pour leur aide passagère ou leur soutien indéfectible depuis le début de cette aventure en 1999, je voudrais remercier, à Gand, Robert Hoozee et Claire Legrand, à Paris, Bernadette Buiret, Hervé Cabezas, Sandrine Cazalis, Pierre Sanchez et son monumental Dictionnaire des graveurs, illustrateurs et affichistes (Dijon, Editions de l’Echelle de Jacob, 2001), Jean-Claude Serrier.

Cet article a déjà été publiée pour la première fois dans le Bulletin de la Société Franco-Japonaise d’Art et d’Archéologie, n° 22, 2002.

* Monsieur Gilbert Godenne nous communique, le 25 août 2006, l’information suivante :

« Je pense que ce peintre ne peut être que Charles Etienne Tilmont, né à Ixelles le 9 mars 1811, décédé à Molenbeek-Saint-Jean le 23 décembre 1841. Voici un lien vers un site généalogique sérieux où vous pourrez puiser des informations sur la famille de ce peintre : http://roglo.eu/roglo. J’ai vérifié moi-même aux Archives de l’État la plupart des informations (lieux et dates) reprises sur cette base pour la famille Tilmont en Belgique.

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