Château de Pontchartrain (1) : une fiscalité avantageuse pour le démantèlement d’un monument

Dans cette première partie est abordée la question de la vente à la découpe du château de Pontchartrain. Une seconde partie est consacrée au sort de ses collections. Le lecteur voulant passer l’historique du château pour lire plus vite le scandale patrimonial peut aller directement à ce paragraphe.

1. Façade Est du château de Pontchartrain (Yvelines).
La perspective créée en 1940 au travers du pavillon central sera semble-t-il rebouchée par le promoteur à la demande de la DRAC.
Photo : Alain Janssoone (CC BY-SA 1.0)
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2. Pierre-Denis Martin dit Le jeune ou des Gobelins (vers 1663 - 1742)
Vue du château de Pontchartrain et de ses jardins dus à Le Nôtre (perspective Ouest)
Huile sur toile, 144,5 x 205,5 cm
Vente Sotheby’s, Paris, 19 novembre 2019, lot 18
Vendu avec son pendant pour 212 500 euros (voir ici)
Photo : Sotheby’s
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Après le château de Dampierre [1]. c’est au tour du château de Pontchartrain (ill. 1), toujours dans les Yvelines, de perdre sa mémoire, cette fois de façon radicale. Construit aux XVIIe et XVIIIe siècles, il était la maison des Phélypeaux comtes de Ponchartrain et de Maurepas, deux terres mitoyennes situées à 16 km à l’ouest de Versailles. Le château a été classé au titre des monuments historiques, avec son parc clos de murs de 90 ha, en décembre 1979W [2]. Il était, jusqu’à aujourd’hui, encore associé à un domaine de 500 hectares de terres et de bois. En 1992, l’Inspecteur général des monuments historiques Christian Prévost-Marcilhacy considérait que, « malgré les mutilations et leur état actuel d’abandon, le château et le parc de Pontchartrain constituent encore le plus bel ensemble en mains privées de l’Ouest parisien ».

La dislocation de cet ensemble patrimonial immobilier et mobilier révèle d’importantes lacunes de notre politique patrimoniale liées à des évolutions législatives récentes. Le château de Pontchartrain a ainsi fait l’objet de la carte de vœux pour 2020 de l’association Sites & Monuments, diffusée auprès des administrations, de responsables politiques et de parlementaires [3].


3. Carte des chasses montrant le domaine de Pontchartrain (Yvelines), vaste de 7974 hectares à la fin du XVIIIe siècle, comprenant notamment les forêts de Sainte-Apolline, de Villiers, de Beynes et de Maurepas.
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4. Armes des Phélypeaux sur des taques de cheminée conservées au château de Pontchartrain, certaines en place, d’autres provenant probablement de l’aile Nord, placées sous le passage aménagé au travers du pavillon central.
Fin du XVIIe siècle
Photo : Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine
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Un château lié à l’histoire de France

En 1609, Paul Phélypeaux (1569-1621) acquiert la seigneurie de Pontchartrain d’Antoine de Frontenac, gouverneur du château de Saint-Germain-en-Laye. Fils cadet du Blésois Louis Phélypeaux de la Vrillière, il fondait ainsi sa propre lignée, celle des Pontchartrain. L’année suivante, en 1610, aboutissement d’une carrière éclair permise par le limogeage du personnel politique compromis avec la Ligue, il devint secrétaire d’Etat de la religion prétendue réformée des rois Henri IV puis Louis XIII et ainsi le premier des ministres de sa famille. Cette fonction était évidemment stratégique dans le contexte de l’édit de Nantes (1598). Son frère ainé, Raymond Phélypeaux de la Vrillière (1560-1629), lui succéda comme secrétaire d’Etat de la R.P.R. en 1621 en raison de la minorité de son fils, Louis Ier Phélypeaux de Pontchartrain (1613-1685). Le château accueillit par la suite les nombreux ministres que les Phélypeaux de Pontchartrain donnèrent à la France (notamment un chancelier de Louis XIV et un quasi Premier Ministre de Louis XVI).


5. Galerie du château de Pontchartrain classée au titre des monuments historiques en 1979
Boiseries, vers 1700-1710
Photo : Georges Estève, 1959 / MAP
(voir ici)
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Le petit-fils de Paul, Louis II Phélypeaux de Pontchartrain (1643-1727), contrôleur général des Finances en 1689, secrétaire d’Etat à la Marine, aux Colonies et à la Maison du roi en 1690, puis chancelier en 1699, fut titré comte de Pontchartrain et de Maurepas en août 1691 (cette dernière terre ayant été récemment acquise du duc de Chevreuse [4]). Il employa le moine architecte François Romain (1647-1735) entre 1689 et 1723 pour élever le nouveau château (un temps attribué à François Mansart) et André Le Nôtre (1613-1700) - c’est l’un de ses chantiers certains - pour dessiner, entre 1693 et 1695, un superbe parc doté d’une perspective de 13 km (ill. 2), la plus longue réalisée par le jardinier, celle de Versailles ne mesurant que 12 km. Le roi offrit d’ailleurs à son ministre de nombreux arbres de sa pépinière de Marly, tandis que les jardiniers du domaine bénéficiaient des conseils de ceux de Versailles pour notamment « bien gouverner les orangers [5] ». Le domaine lui-même totalisait 7974 hectares [6] (ill. 3), englobant notamment les forêts de Sainte-Apolline, de Villiers, de Beynes et de Maurepas ainsi que 11 grandes fermes seigneuriales, à comparer aux 8600 hectares du Grand Parc mitoyen du château de Versailles en 1685. Ainsi, en 1695, La Bruyère pouvait s’émerveiller de l’œuvre accomplie par le chancelier : « Les beaux plants et les belles eaux que celles d’une maison que j’ai vue dans un vallon en deçà de la tour de Montfort ; la belle, la noble simplicité qui règne jusqu’à présent dans ses bâtiments ! Voudrait-on ne point s’ennuyer ! Il faut l’avouer nettement et sans détour : je suis fou de Pontchartrain. […] C’est une maladie, c’est une fureur [7] » .


6. Aux États-Unis, dans l’État de la Louisiane, deux lacs portent toujours les noms de Pontchartrain (à droite) et de Maurepas (à gauche). Ils ont été nommés en 1699 en l’honneur de Louis II Phélypeaux (1643-1727), comte de Pontchartrain et de Maurepas
Photo : Creative Commons
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Sous le chancelier, la famille était au faîte de son influence politique. En 1699, deux lacs contigus de Louisiane prirent d’ailleurs les noms de Pontchartrain et de Maurepas qu’ils conservent aujourd’hui (ill. 6). Signe de faveur, un groupe signé en 1609 par Pierre Francqueville (1548-1615) fut donné par Louis XIV à Louis II de Pontchartrain en 1684 (ou en 1667 selon une autre source faisant l’hypothèse qu’il proviendrait du jardin de Tuileries [8], la sculpture étant transportée au château de Pontchartrain le 7 juin 1700 [9]. Elle s’y trouve a priori toujours (ill. 7). Trois dessins conservés dans le fonds Robert de Cotte de la Bibliothèque nationale la représentent [10] (ill. 8).


7. Pierre Francqueville (1548-1615)
Orithye enlevée par Borée (ou Le Temps enlevant la Vérité)
Marbre, 1609, signé sous le pied du Temps « Petri A Francavilla cameracens anno MDCIX »
Offert en 1667 ou 1684 par Louis XIV au chancelier de Pontchartrain et toujours conservé dans le parc du château
Photo : MAP (vers 1960)
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8. Un des trois dessins (voir ici) conservés dans le fonds Robert de Cotte représentant le groupe de Francqueville
Bibliothèque Nationale (Robert de Cotte, 1977, 1977a, 1977b)
Photo : Gallica
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Une galerie (ill. 5) et un salon à plan tréflé (ill. 13), revêtus de boiseries, furent édifiés sous le chancelier. Jean Feray les qualifia, en 1959, de « bel ensemble de décoration d’une demeure seigneuriale vers les années 1700-1710 » en demandant leur classement. De nombreuses taques de cheminées (certaines arborant les masses du chancelier) furent alors mises en place au château (ill. 4). Il s’agissait aussi de répondre au faste déployé par le grand-oncle du chancelier, Louis Phélypeaux de La Vrillière (1599-1681), fils de Raymond, qui fit édifier à Paris l’Hôtel de la Vrillière par François Mansart et travailler Le Nôtre à Châteauneuf-sur-Loire, sorte de pendant familial du château de Pontchartrain. La branche ainée, qui conserva le secrétariat d’État de la religion prétendue réformée durant trois générations, perdit pourtant son importance politique avec la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, contrairement à la branche cadette qui exerça ses fonctions avec caractère. « Le chancelier de Pontchartrain » permit ainsi de mettre au pas les Parlements, tandis que, ne souhaitait pas ratifier l’édit de succession des bâtards royaux, il se retira à l’Oratoire en 1714 et mourut en 1727 au château [11]. Saint-Simon en fit un portrait flatteur : « Jamais tant de promptitude à comprendre, tant de légèreté et d’agrément dans la conversation, tant de justesse et de promptitude dans les réparties, tant de facilité et de solidité dans le travail, tant d’expédition, tant de subite connaissance des hommes, ni plus de tour à les prendre ». Les louanges du mémorialiste s’étendaient aussi au domaine de Pontchartrain : « Cette maison, à quatre lieues de Versailles, où il allait dès qu’il avait un jour ou deux, était un lieu de délices. Il en fit une grande et riche terre et une aimable demeure. [12] » .


9. Grand salon et galerie du château de Pontchartrain classés au titre des monuments historiques en 1979
Photo : MAP (vers 1960)
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10. Enfilade de pièces du château de Pontchartrain non classée au titre des monuments historiques
Photo : MAP (vers 1960)
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En 1715, le fils du chancelier, Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain (1674-1747), secrétaire d’État à la Marine et à la Maison du roi, dont la « rudesse  » et la « superbe  » (Saint-Simon) rappelait trop le monarque défunt, fut exilé à Pontchartrain par le Régent. Il fit ainsi transformer le corps de logis en 1738. Son fils, Jean-Frédéric Phélypeaux de Maurepas (1701-1781), lui succéda comme secrétaire d’État à la Marine et à la Maison du roi, puis fut disgracié en 1749 à la suite de libelles contre Mme de Pompadour. Après un exil à Bourges, il put se réinstaller à Pontchartrain en 1753 [13]. Le duc de Croy, « frappé du bel effet du château », note en 1763 que M. de Maurepas « y était plus heureux qu’à Versailles [14] ». Il fut rappelé en 1774 comme Premier Ministre par Louis XVI et eut une responsabilité décisive dans la politique du royaume, notamment en recommandant le rappel des Parlements. L’abbé de Saint-Véri rapporte en 1776 qu’il n’était pas facile d’arracher le vieil homme à son domaine pour gérer les affaires de la France : « M. de Malesherbes [secrétaire d’État à la Maison du Roi] me disait à Versailles : Si M. de Maurepas était à Pontchartrain, il faudrait aller lui demander ce qu’on devrait exécuter ici [15] ». A la mort de son beau-frère Louis III Phélypeaux, duc de La Vrillière (1705-1777), sans descendance mâle, Maurepas devint le dernier ministre et le dernier représentant de sa famille. Il mourut lui-même en 1781 sans héritier direct dans son appartement du château de Versailles (toujours conservé). Le domaine passa ainsi à sa nièce, la duchesse de Brissac, née Mancini-Mazarin (1742-1808).

Transmis de 1609 à 1801 par succession dans la famille Phélypeaux, le domaine de Pontchartrain, mitoyen de celui de Versailles, est ainsi l’un des plus étroitement liés à l’histoire de France, mais aussi, à son exemple, l’un des plus imposants par son insertion dans le paysage. Comme l’explique Charles Frostin, historien de cette famille : « pour le chancelier Pontchartrain, pour Jérôme et pour Maurepas, le château tient une place considérable durant toute leur vie qui fut longue, étant morts respectivement aux âges de 84 ans, de 73 ans et de 80 ans. Il sera le lieu de détente au plus fort de leur activité ministérielle, le lieu de réconfort au moment des épreuves, et le havre de paix au temps de la vieillesse ».


11. Détail des boiseries de la galerie, classées au titre des monuments historiques
Vers 1700-1710
Photo : MAP (vers 1960)
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12. Détail des boiseries du grand salon, classées au titre des monuments historiques
Vers 1700-1710
Photo : MAP (vers 1960)
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13. Grand Salon du château de Pontchartrain classé au titre des monuments historiques en 1979
Boiseries vers 1700-1710, cheminées du XIXe siècle avec taques aux armes des Phélypeaux
Le Buste de Neptune (ill. 24) est visible à droite
Photo : MAP
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En 1801, le château est racheté par Claude-Xavier Carvillon des Tillières, un des chefs de la Bande Noire, qui fit transformer les jardins à la française en parc à l’anglaise par Louis-Martin Berthault (1770-1823). De 1857 à 1884, le domaine fut propriété du comte Guido Henckel von Donnersmarck (1830-1916) (dont le chiffre GVD a été placé au fronton de la grille du domaine, amant puis époux de Thérèse Lachmann, dite « la Païva » (1819-1884), célèbre demi-mondaine qui reçut au château Sainte-Beuve, Hippolyte Taine ou Ernest Renan. Il fit restaurer le château par l’architecte Pierre Manguin (1815-1869). En 1888, le comte vendit le domaine avec sa forêt de 1 200 hectares à l’industriel du guano et collectionneur Auguste Dreyfus (1827-1897), époux de la marquise de Villahermosa (1847-1924). Celui-ci fit transformer et agrandir le château par l’architecte Émile Boeswillwald (1815-1896) et retracer un jardin à la française par Achille Duchêne (1866-1947). En 1932, ses enfants vendirent le domaine à une famille d’éleveurs de bovins qui vient de le céder à un promoteur spécialisé dans la fiscalité monument historique.


14. Château de Pontchartrain, escalier du XVIIe siècle non protégé au titre des monuments historiques
Photo : MAP
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Absence d’utilisation des remèdes légaux à une situation de péril

Il est possible de reconstituer l’histoire récente du château à partir des archives conservées à la médiathèque de l’architecture et du patrimoine [16]. On apprend ainsi, dans une note de 1973, que le château de Pontchartrain « est en vente depuis longtemps », pour un prix décourageant heureusement la convoitise des promoteurs immobiliers, tandis que ses abords étaient victimes d’un projet de déviation de la RN 12. Devant ces menaces, le château (inscrit depuis 1969) et son parc furent classés au titre des monuments historiques par arrêté du 14 décembre 1979. La commission supérieure des monuments historiques considéra en effet « qu’il apparaît indispensable de classer les 90 ha de parc clos de murs afin de réserver l’avenir, et de parer aux projets d’éventuels lotissements ». Anticipant sur les menaces du Grand Paris, la commission explique qu’« Il faut considérer cet ensemble comme une réserve dans une région qui certainement continuera à s’urbaniser [afin de lui] garder toutes ses possibilités de renaissance » (CSMH du 17 mars 1978).


15. Communs du château de Pontchartrain classés au titre des monuments historiques (état avant et après travaux)
Étude préalable de l’ACMH J.-C. Rochette, août 1991.
Source : MAP
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Pourtant, faute d’entretien, le domaine se dégrada considérablement. Il fut ainsi envisagé, dans les années 1980, de transformer le château en collège, en finançant les transformations nécessaires par la construction d’une partie de son parc classé. Un dossier d’expropriation fut mis sur pied mais n’aboutit jamais. En 1991, des « travaux faits d’office » furent envisagés à partir d’une étude préalable de l’Architecte en chef des monuments historiques Jean-Claude Rochette. Il s’agissait notamment de sauver les communs du château laissés à l’abandon (ill. 15), solution autoritaire que l’Inspecteur général des monuments historiques Christian Prévost-Marcilhacy « recommande vivement et sans plus attendre si nécessaire, étant donné les moyens [insuffisants] dont disposent les propriétaires ». L’Architecte en chef précisait que, « dès son acquisition [en 1932], le nouveau propriétaire se refusa à entretenir cette immense bâtisse et laissa se ruiner une grande partie du bâtiment  », faisant démolir « de nombreux planchers afin de diminuer sa charge fiscale » (dans l’aile Nord du château). Il concluait qu’« une intervention d’urgence est nécessaire, faute de quoi la restauration deviendrait beaucoup plus onéreuse, voire impossible ». Ces travaux de restauration du château, des communs et de l’Orangerie furent chiffrés en août 1991 (ill. 16) à 26,5 millions de francs (en optant pour la reconstitution des planchers et du solivage de l’aile Nord en chêne), soit l’équivalent de 5,8 millions d’euros actuels [17]. Malgré la mise en demeure du propriétaire d’exécuter les travaux d’office en août 1992, et la programmation en février 2000 d’une première tranche de travaux, la situation n’évolua pas sensiblement. On posa simplement un « parapluie » en tôle sur une partie du Grand commun, l’Orangerie étant définitivement abandonnée à la ruine...


16. Chiffrage de la restauration du château de Pontchartrain et de ses communs pour 26,5 millions de francs en 1991 (équivalent de 5,8 millions d’euros)
Étude préalable de l’ACMH J.-C. Rochette, août 1991
Source : MAP
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En 1991, dans son avis sur les travaux d’office, l’Inspecteur général des monuments historiques « attire l’attention sur le remarquable groupe sculpté de Francheville (1609), donné par Louis XIV en 1699 au chancelier de Pontchartrain (ill. 7). Son classement parmi les monuments historiques s’impose sans plus tarder, au besoin par la voie autoritaire et dès maintenant il importe de le protéger pendant la période hivernale, ce à quoi ses propriétaires s’étaient engagés et qu’ils n’ont pas fait  ». Il semble qu’aucune protection au titre des objets mobiliers n’ait été prise. On peut cela-dit espérer que le classement du parc au titre des monuments historiques s’étende à cette sculpture, « immeuble par nature » ou, a minima, par destination.
En définitive, l’échec de l’expropriation pour cause d’utilité publique [18], envisagée il y a 30 ans - à qui il eut fallu donner un but patrimonial -, puis celui des travaux faits d’office [19], envisagés il y a 20 ans, conduisirent à la situation actuelle. La législation patrimoniale permettait pourtant de débloquer cette situation.

Utilisation d’une disposition nouvelle favorisant la vente à la découpe des monuments

Un article paru le 8 juin 2019 sur le site 78info, intitulé « Le château de Pontchartrain racheté et transformé en logements haut de gamme », explique que des « travaux, estimés à 15 millions d’euros, vont permettre l’arrivée de logements haut de gamme en accession à la propriété dans le château et dans ses dépendances. Au total, ce sont 86 habitations qui vont voir le jour, dont 18 logements sociaux. Ces derniers ne se trouveront pas dans le château en lui-même mais dans les bâtis autour ». L’article explique également que la commune rachètera 60 hectares du parc clos de murs, qui sera par conséquent pour la première fois dissocié du monument [20], les vendeurs conservant les terres du domaine pour la chasse. Ce qui était grand deviendra ainsi petit…

Cette vente à la découpe permettra aux acquéreurs fortement imposés de bénéficier de déductions fiscales très recherchées (ill. 17). En effet, alors que l’article 156 I 3e du CGI prévoit que « [Les] déficits fonciers [...] s’imputent exclusivement sur les revenus fonciers des dix années suivantes  », « cette disposition n’est pas applicable aux propriétaires de monuments classés monuments historiques [ou] inscrits à l’inventaire supplémentaire [21] [...] ». Les déficits sont alors reportés sur le revenu global - et non sur les seuls revenus fonciers - jusqu’à la sixième année inclusivement. Ils échappent également au plafonnement des niches fiscales. Les travaux - y compris non patrimoniaux (création de cuisines, de salles de bains…) – sont ainsi financés par l’État à hauteur de la tranche marginale d’imposition de l’investisseur. Un contribuable à hauts revenus évite alors, par la déduction de travaux, le paiement des 45% d’impôts correspondants… Le mécanisme de déduction de la base imposable peut ainsi être plus avantageux que la réduction d’impôt prévue par la loi Malraux, limitée à 22% ou à 30% du montant des travaux (selon que l’investissement se fait dans un Sites patrimonial remarquable doté d’un PVAP ou d’un PSMV).


17. La « loi monuments historiques vendue » comme un produit de défiscalisation
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Ce système avantageux de décloisonnement de l’imputation des déficits n’est cependant en principe possible que dans les cas classiques de gestion d’un monument historique. Ainsi, selon l’article 156 bis V du CGI, il « n’est pas ouvert aux immeubles ayant fait l’objet d’une division [...] sauf si cette division fait l’objet d’un agrément délivré par le ministre du budget, après avis du ministre de la culture [...] et est affecté, dans les deux ans qui suivent cette demande, à l’habitation pour au moins 75 % de ses surfaces habitables [...] ». L’immeuble doit en outre être conservé par son acquéreur « pendant une période d’au moins quinze années [22] ».

Les travaux parlementaires de la loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008 de finances pour 2009 explicitent ces restrictions. L’amendement correspondant indique que les conditions d’agrément et de durée de détention « empêcheront de fait l’utilisation du dispositif comme produit de défiscalisation ». Le rapporteur Gilles Carrez (LR) précisait au cours des débats : « Il vous est peut-être arrivé de recevoir des propositions de défiscalisation si vous achetez un « morceau » de château ici ou là. Encourager ce type de défiscalisation ne semble pas opportun. En revanche, pour rassurer nos amis de la culture, il peut arriver que des couvents, des monastères […] ne puissent être réhabilités que grâce à une mise en copropriété. Auquel cas, la défiscalisation serait autorisée par un agrément de l’État : ministère de la culture et du budget. » Christine Lagarde, ministre de l’économie d’alors, évoquant «  l’attractivité du territoire » et les « nombreux étrangers [motivés par] la qualité de nos monuments », précise qu’«  il n’est pas question d’encourager les mécanismes d’optimisation fiscale, en particulier les divisions multiples qui permettent de commercialiser les monuments historiques par morceaux. Nous souhaitons au contraire favoriser l’investissement des propriétaires dans l’entretien, le maintien, la rénovation et la restauration de ces monuments.  [23] » .

Synthétisant ces débats, le Bulletin officiel des finances publiques en vigueur jusqu’en 2018 précise que « L’objectif de cette mesure est d’éviter que des immeubles appartenant au patrimoine national ne soient considérés comme un simple produit d’optimisation fiscale, susceptibles d’être vendus à la découpe à des investisseurs au détriment de la qualité de la conservation de ces immeubles », l’exception n’étant recevable que pour les immeubles « dont la configuration permet une division et pour lesquels une telle mise en copropriété n’a pas pour objectif la vente à la découpe du monument [24] ». Ce qui était sage.

Mais, en décembre 2017, un amendement au projet de loi de finances rectificative pour 2017 [25] propose de supprimer l’agrément fiscal et l’avis spécifique du ministère de la Culture sur le principe même du lotissement. Ce changement de régime, adopté par loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017 de finances rectificative pour 2017 [26], est explicité par le Bulletin officiel des finances publiques. Le bénéfice d’une fiscalité avantageuse devient en quelque sorte de droit en cas de vente à la découpe d’un monument historique. Cette opération est désormais considérée comme une méthode « normale » de « restauration » du patrimoine, seules les modalités matérielles de la division devant être étudiées par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC).

Or, cette administration sera peu consultée dans le cadre du château de Pontchartrain puisque, outre les façades et les toitures, deux pièces seulement du château sont classées au titre des monuments historiques : la « grande galerie et [le] salon à plan tréflé avec leur décor dans l’aile basse à gauche et dans le pavillon qui la prolonge [27] » (ill. 5, 9, 11,12 et 13). Il est vrai que la pratique des ventes à la découpe de monuments n’existait pas en 1979, ce qui n’incitait pas à des protections extensives. Les enfilades de pièces non protégées du château pourront ainsi être loties sans contrôle (ill. 10). Si les deux pièces classées seront semble-t-il placées dans un même lot, rien n’interdisait en réalité leur séparation par une cloison réversible pouvant être très théoriquement retirée.

Cette simplification administrative banalise ainsi une opération de vente à la découpe extrêmement nuisible puisqu’elle rend ipso facto invisitables les monuments qui la subissent, nuisant ainsi fortement à leur attractivité. Comment imaginer 10 propriétaires différents ouvrant simultanément leurs portes pour une visite intérieure ? A fortiori, lorsque 86 logements sont créés... Elle rend aussi peu praticable le contrôle de la conservation d’éventuels éléments classés situés dans le bâtiment. Cette pratique induit en outre des nuisances évidentes : création d’autant de places de parking, de cuisines, de salles de bains et de toilettes, avec la multiplication des réseaux qui leurs sont associés... Cela revient en définitive à appliquer le « façadisme », déploré en matière de patrimoine urbain, aux monuments historiques eux-mêmes.


18. Permis de construire et autorisation de travaux de la DRAC IDF sur le château classé monument historique de Pontchartrain
Photo : Sites & Monuments / Julien Lacaze
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La justification avancée par l’amendement du 4 décembre 2017 est celle, désormais habituelle, de la « simplification  [28] », tandis que son auteur - le rapporteur de la commission des finances Joël Giraud (LREM) - explique au cours des débats vouloir supprimer une « usine à gaz » administrative [29]. Il n’est malheureusement pas possible d’en savoir plus [30] et notamment de comprendre qui a suggéré cet amendement. Les conditions protectrices formulées par le Bulletin officiel des finances publiques ont par conséquent été supprimées.

Voulant remédier au problème récurrent du démembrement des ensembles immobiliers patrimoniaux, Sites & Monuments proposait, dès le 29 septembre 2017, un amendement visant à assurer - hors mécanismes fiscaux - une servitude d’indivisibilité immobilière [31], proposition régulièrement communiquée au ministère de la Culture. Mais le Gouvernement avait d’autres projets. Comme dans de nombreux textes touchant au patrimoine, il s’agit désormais de « lever les freins », de favoriser le « faire », dans la perspective d’une relance à court-terme.

Le lotissement envisagé par la société « Azurel investissements immobiliers », acquéreur du domaine, a été autorisé par la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France (ill. 18). Depuis, le château et le projet de division ont été cédés au promoteur « Histoire et Patrimoine », une « marque du groupe ALTAREA COGEDIM spécialiste de la rénovation et de la réhabilitation urbaine (Malraux, Monument Historique, Déficit Foncier) [32] ». Celui-ci vient notamment d’achever la vente à la découpe de l’ancienne Surintendance des Bâtiments à Versailles, récemment cédée par l’État... Les travaux bientôt réalisés à Pontchartrain, estimés à 15 millions d’euros, seront fractionnés en parts et déductibles des revenus de contribuables imposés à la plus haute tranche marginale. On peut par conséquent estimer autour de 7 millions d’euros le manque à gagner fiscal pour l’État, somme à comparer aux 26,5 millions de francs (représentant environ 5,8 millions d’euros) permettant en 1991 de restaurer intégralement l’édifice et ses communs. La demande de communication du dossier d’autorisation de travaux, formée le 6 novembre 2019 par l’association Sites & Monuments, a été tacitement rejetée par la DRAC Ile-de-France.

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