Botticelli inconnu ? (Lecture critique d’une émission d’Arte)

Sandro Botticelli
Le Printemps
Tempera sur panneau - 203 × 314 cm
Florence, Museo degli Uffizi
Photo : Domaine Public
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Botticelli à la mode, Botticelli inconnu ? La question, dans sa provocation calculée, traduit le déséquilibre croissant entre ce que les spécialistes savent d’un maître d’autrefois, de son oeuvre, de son influence, et ce que les médias veulent bien en divulguer.

Dans le prolongement des expositions berlinoise et londonienne de 2015-2016 Botticelli Renaissance et Botticelli Reimagined [1] , la chaîne Arte rediffuse un film de la réalisatrice Grit Lederer, sobrement intitulé Botticelli. Ce titre cache un hommage appuyé aux émules contemporains du maître florentin – de Cindy Sherman à David LaChapelle – et un documentaire sur la Vénus et le Printemps, émaillé de propos plus ou moins doctes. Le résultat inégal de ces deux ambitions – célébrer et instruire – incite à réfléchir sur l’état de l’art et de la culture.

Grit Lederer n’a pas omis de mettre la postérité, souvent parodique, de Botticelli au XXe et XXIe siècles, en parallèle avec l’incessant recyclage publicitaire de la Vénus et du Printemps. Ce qui frappe tout au long de son Botticelli est donc la réversibilité, désormais consacrée par la critique, de l’art et de la réclame : à écouter tour à tour les protagonistes, la distinction s’estompe entre le pastiche [2] plus ou moins avéré d’une toile de Botticelli et la consommation de cette toile comme marchandise. Concrètement, la pratique généralisée d’un détournement ludique est à l’ordre du jour, selon l’exemple fort instructif qu’en donne Michael Joaquin Grey avec son Between Simonetta, un projet de déformation systématique et programmée du profil de la soi-disante Simonetta Vespucci. Projet dont le critique Edward Shanken tire des conclusions sophistiquées [3] sans en percevoir toujours l’ironie grinçante. Le geste de Grey et consorts supplée au phénomène d’une création originale désormais hors d’atteinte, reléguée au lointain Quattrocento voire dans l’intemporel, car placée « au-dessus de tout » pour le dire avec le publicitaire Laurent Allias. À cette première remarque peut s’ajouter la constatation suivante : de manière implicite, la production de nos contemporains revendique une forme de minorité ou de subsidiarité créatrice, dans la mesure où, plus d’une fois, la parodie de Vénus s’agenouille devant son modèle original, pourvoyeur ultime de référence et d’éclat.

Mais sous la surface d’un consensus obligé autour du génie de Botticelli, sous la rhétorique galvaudée d’une beauté « renversante » [4] , perce un point de rupture avec les œuvres du XIXe siècle, présentées elles aussi à Berlin et à Londres. Elles attestent qu’une audace grandiose animait l’imitateur doublé d’un peintre, Ingres ou Burne-Jones, lorsqu’il transfigurait, par sa propre création, le modèle botticellien sans rien perdre de sa force exemplaire. Qu’il ne s’agisse pas là d’une audace iconoclaste mais d’une audace compétitive, plus orgueilleuse que la première dans son désir d’égalité ou de suprématie, mériterait une attention particulière. Car c’est ici que la nature réelle de la transmission, ininterrompue en apparence, de Botticelli à ses admirateurs anciens, puis à ses utilisateurs récents, pose un problème à part entière, dont le public n’est pas instruit, alors qu’il mérite de l’être. Habilement mise en perspective par la réalisatrice et, en amont, par les commissaires des expositions, la migration formelle des Vénus, du XVe au XXIe siècle, masque un divorce consommé entre l’esthétique précédente et la plastique actuelle. Voilà une dissociation fondamentale, illustrée par quelques critiques lucides [5] , dont le documentaire ne tient pas compte. Rappelons qu’un précepte banal d’Ingres avait déjà dit l’essentiel : imiter les maîtres pour devenir un maître. Difficile dialectique de la tradition et du dépassement ! Passée dans la conscience commune des artistes d’ancien régime [6], cette dialectique est frappée de désuétude au XXIe siècle hors du système classique des Beaux-Arts. À ce point de l’émission, la redécouverte de Botticelli par les peintres du XIXe, en l’occurrence Degas et Moreau [7] en 1859 – quand le maître florentin n’était pas encore le génie idolâtré des foules touristiques – jette une lumière rétrospective sur la saturation de l’art contemporain par les icônes botticelliennes.

Pour commencer, le public ne doit pas croire sur parole, comme le laisse entendre le documentaire, que la Vénus fut une redécouverte inopinée des seuls peintres, si l’on daigne se souvenir que Taine, après son voyage en Italie, louait déjà « [...] Botticelli surtout, par l’expression du sentiment profond et intime, par la tendresse, l’humilité de ses vierges pensives, par les frêles et maigres formes, par la délicatesse frémissante de ses Vénus nues, par la beauté contournée et souffrante de ses créatures précoces et nerveuses, tout âme et tout esprit, qui promettent l’infini mais ne sont pas sûres de vivre » [8]. La rencontre des artistes du XIXe avec Botticelli n’advient pas dans une "terra incognita" florentine [9]. Mais exactement comme pour Ingres, pour Moreau, copier Botticelli était encore un processus artisanal idéalement hérité des "botteghe" ; un apprentissage assidu pour l’œil et par la main. D’abord Vénus séduisait, surtout et ensuite Vénus enseignait. Le tableau agissait sur les facultés de l’artiste, où il imprimait une discipline, c’est-à-dire une science apprise généralement au musée. Dans la Vénus campait la peinture-défi, l’image-obstacle pour le peintre moderne devenu rival d’un créateur du Quattrocento, à cent lieues de l’icône-réclame contemporaine, disjointe de l’histoire et de la réalité d’une toile peinte.

Par contraste, les plasticiens actuels semblent cultiver un Botticelli otage de leur modernité par son intense circulation médiatique. En leur compagnie, le documentaire explore deux pistes : soit la Vénus, reproduite en série, n’existe plus qu’en tant que marque de consommation, écrasée entre la culture pop et la rentabilité mercantile (à ne pas confondre avec le marché de l’art élitiste du Quattrocento) ; soit, en vertu même de cette notoriété, elle est enrôlée dans la panoplie des rébellions politiques, symbole de transgression chez l’artiste deleuzienne Orlan [10] , ou réponse militante à une "burka" islamique en couverture du magazine allemand Cicero [11], après le massacre de Charlie Hebdo.

Au fond, le film de Lederer dévoile cette étape décisive : le point de départ des contemporains équivaut à un souvenir passif et sériel de l’œuvre de Botticelli, arrachée de son support comme un fantasme flottant aux confins de la perception collective ou aux limites du corps de l’artiste. Le bel exemple du photographe Youssef Nabil se représentant endormi sous le Printemps – en mémoire de l’enfant qu’il fut jadis – semblerait contredire ce jugement, puisque la toile des Offices reparaît bien au centre de sa photo [12]. Pourtant, ce contournement remplace l’ancienne "imitatio". Il mime la rencontre subie d’une icône transmise et réutilisée, indépendamment de son thème et de son sujet. On suppute que le Printemps pourrait sans dommage interprétatif aucun céder sa place à la Vénus ou à d’autres fantômes. Il n’est pas interdit au spectateur d’en conclure que Botticelli s’offre à chacun toujours et partout, à l’état de veille et de sommeil [13]. Or, le sommeil devant le Botticelli pris en photo par Nabil, n’évoque-t-il pas la métaphore d’un art enfoui dans une profondeur subconsciente ? Contrairement à la réminiscence platonicienne, la mémoire contemporaine joue d’une forme d’oubli : l’artiste s’y endort blotti aux pieds de son fétiche.

C’est à un procédé tout aussi fétichiste que s’adonnent d’autres "néo-botticelliens" : Vénus est isolée, découpée, décuplée, loin de ses significations successives. La voici effacée par sa propre icône.

Parce que ce fétiche surexposé paraît souffrir d’un déficit de sens, d’histoire ou de contenu, on soupçonne que le documentaire de Lederer cherche compensation du côté des historiens et des spécialistes. C’est là que le bât blesse parfois.

Si le documentaire voulait valoriser la création du XXIe siècle en montrant tout ce qu’elle véhicule de références depuis l’époque de Botticelli, une information plus rigoureuse eût été nécessaire. Je me limite à signaler brièvement trois lacunes au public, sans doute avide d’en savoir plus sur Botticelli, qui prendrait vision de ce film en toute confiance.

Afin d’expliquer le projet Between Simonetta de Grey, cité plus haut, et l’engouement aveugle que déchaîne la beauté botticellienne, un vieux poncif est repris en boucle : maîtresse de Julien de Médicis, la belle Simonetta Vespucci aurait été l’égérie de Botticelli. Or, de cette rumeur accréditée par Ruskin, aucune source fiable n’est venue confirmer la véracité, tant il est vrai qu’en 2008 Ross Brooke Ettle n’eut aucune difficulté à contredire la légende en appelant de ses voeux une recherche sérieuse sur le portrait présumé de Simonetta : « It is important to note […] that there is not a shred of evidence to link Simonetta with any of these paintings » [14].

De plus, le Botticelli de Lederer se risque à répéter que Simonetta figure dans le Printemps, fruit d’une commande probable des Médicis pour leur villa campagnarde de Castello. Il est dommage qu’un documentaire réalisé en 2015, où interviennent des spécialistes aussi éminents que Zöllner et Bredekamp, puisse relayer une opinion invalidée il y a quarante ans. On sait depuis 1975, avec la publication par John Shearman et Webster Smith des inventaires médicéens de 1499, que la Primavera ornait une chambre du palais Médicis situé dans la cité de Florence. La correction apportée ici n’est pas minime, parce que l’interprétation " rustique " du tableau (privilégiée contre d’autres lectures, plus philosophiques) se fonde sur une supposée commission pour le palais champêtre de Castello, hypothèse soutenue jadis par Charles Dempsey, finalement démentie par les archives.

Enfin, la complexité des rapports entre Botticelli, Savonarole et ses disciples à partir de 1497, après la Calomnie d’Apelle, lors des fameux bûchers des vanités [15] et plus tard, ne peut être minimisée sans reproches, puisque le frère de Botticelli, Simone Filipepi, fut un ardent partisan du prophète de Ferrare et que les artistes n’étaient pas réfractaires à l’attente de rédemption spirituelle, si vive à Florence même après le supplice de Savonarole [16].

Pour conclure, on peut regretter que ce Botticelli, par ailleurs riche et stimulant, montre sa superficialité en taisant les derniers acquis de la recherche, au lieu de transmettre une connaissance exacte de Botticelli, plus accessible que jamais. Surprenant résultat de notre culture médiatique, impuissante à remplir jusqu’au bout sa fonction vulgarisatrice et à se placer ainsi, démocratiquement comme elle le voudrait, au sommet d’un savoir pour tous.

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