La Samaritaine, LVMH et la presse : l’éternel retour

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JPEGC’était à prévoir ! Le chœur des amis de Bernard Arnault et du BTP réuni, les chantres de la « modernité » et de la lutte contre les « rétrogrades retardataires qui auraient empêché même la construction de la tour Eiffel », les ennemis de « Paris Ville-musée », les prophètes de la fin de la civilisation ont encore frappé (voir notre précédent article sur ce sujet), au lendemain du jugement de la cour d’appel administrative de Paris sur la Samaritaine (voir la brève du 5/1/15).

Et on retrouve, toujours, les mêmes protagonistes : si Frédéric Edelmann, dans Le Monde, a écrit un article cette fois plutôt mesuré et factuel, son journal s’engage, via un éditorial non signé (et qui représente donc la position officielle de la rédaction), résolument dans le camp du Bien contre le Mal. Le plus grave n’est pas qu’on y retrouve une nouvelle fois des arguments factuellement inexacts, comme prétendre que les tribunaux administratifs (par deux fois, rappelons-le, et à chaque fois dans leurs configurations plénières) se posent « en arbitre des élégances architecturales », ou écrire qu’« en octobre la cour administrative de Paris avait annulé [la] décision » d’annulation du permis de construire, alors que celle-ci ne s’était pas prononcée sur le fonds mais avait seulement accordé le sursis à exécution, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce n’est pas du très bon journalisme, mais ce ne serait pas la première ni la dernière fois que cela arriverait, même au Monde...

Ce qui est plus grave, c’est bien cette manière dont une certaine presse, comme par hasard très dépendante de Bernard Arnault pour ses rentrées publicitaires, même s’il s’agit sûrement d’un hasard, refuse en réalité toute discussion arguments contre arguments, en employant amalgames et procès d’intention pour déconsidérer ses adversaires.
Dans cette veine, la palme revient, incontestablement, au directeur de la rédaction des Échos, Nicolas Barré, également éditorialiste le matin sur Europe 1. Il faut écouter sa chronique d’aujourd’hui pour la croire.


La Samaritaine ou la torpeur de la Justice... par Europe1fr

Reprenons les arguments employés par Nicolas Barré :

 il dénonce d’abord : « la longueur de la procédure : dix ans » ; soit il s’agit d’un mensonge volontaire, soit Nicolas Barré ne connaît pas le dossier, et il ferait mieux de s’abstenir. Car la Samaritaine a été fermée en juin 2005, par LVMH, alors que cette décision n’était nullement inéluctable (voir notre article) et que la première procédure, qui s’opposait à la révision du P.L.U. [1], n’a été lancée par SOS Paris [2] qu’en 2011, sans que cela ait jamais été suspensif ; quant au permis, il n’a été attaqué qu’en février 2013 [3], et la suspension du chantier n’a été obtenue que pendant cinq mois avant la décision d’hier, ce qui n’a d’ailleurs pas empêché la destruction de la plupart des immeubles. Sur les dix ans (en fait neuf ans et demi) de fermeture, plus de six sont en réalité attribuables à la lenteur de LVMH. Quant à celle de la justice : oui, effectivement, c’est un réel problème et ce ne sont certainement pas les associations qui vont prétendre le contraire ; c’est en effet à cette lenteur qu’on doit la démolition (qui s’avère aujourd’hui injustifiée car basée sur un permis de construire aujourd’hui annulé) de plusieurs bâtiments anciens de la Samaritaine, dont la préservation était d’ailleurs la raison première de l’opposition à ce projet. Nicolas Barré souhaite-t-il interdire le recours aux tribunaux sous prétexte que ceux-ci ne sont pas rapides ? Il ferait mieux de s’adresser au ministère de la Justice et aux différents gouvernements qui en sont, seuls, responsables.
Ajoutons enfin que le chantier côté Seine n’a jamais été interrompu, et que sur celui-ci les associations, déboutées en mai 2013, n’ont pas fait appel. Rien n’interdirait à LVMH de terminer les travaux sur cette partie du projet (les 3/4 environ).

 « dix ans que cet endroit au cœur de Paris est une friche » : à qui la faute, donc, sinon à LVMH qui non seulement n’a rien fait pendant six ans, non seulement s’obstine à refuser les décisions de justice plutôt que de revoir son projet, mais encore détruit les immeubles existants en profitant d’un sursis à exécution, transformant cette fois réellement une partie du cœur de Paris en « friche » ?

 « des juges complices des professionnels du recours » : cette phrase est insultante à la fois pour les juges et pour les associations qui font simplement leur travail de protection du patrimoine, ce qui leur vaut d’ailleurs d’être reconnues d’intérêt public.

 « il a fallu treize ans pour terminer le stade de Lille, là où il a fallu quatre ans à Munich » : l’exemple est intéressant puisque là aussi, Alexandre Gady, aujourd’hui président de la SPPEF, était déjà un des protagonistes de ce combat victorieux (voir nos articles) ; ce qu’oublie de dire Nicolas Barré à ses auditeurs, c’est que si le stade de Lille a mis aussi longtemps à être construit, c’est parce qu’il devait initialement être édifié sur le glacis de la citadelle de Vauban, sur un monument historique donc, et que Martine Aubry, maire de Lille, s’était obstinée - comme aujourd’hui Anne Hidalgo - pour finir par capituler et choisir un emplacement qui ne menaçait pas le patrimoine. À notre connaissance, le stade de Munich, auquel fait allusion le journaliste, ne menaçait aucun monument historique. Curieux d’ailleurs qu’il ne compare pas avec le Stade de France, construit en 31 mois... Ah c’est, vrai, c’est en France ! Que veut-il donc ? La fin de toute protection patrimoniale ?

 « il faut entre dix et vingt ans pour [construire] un centre commercial en France » ! S’il est une chose dont la France ne manque pas, c’est bien de centres commerciaux qui défigurent les entrées des villes ; on aimerait qu’il faille aussi longtemps pour les construire...

 « Non seulement les juges sont lents, mais ils se veulent les arbitres du bon goût architectural ». Toujours le même argument, issu comme nous l’avions montré des éléments de langage de LVMH, et simplement, factuellement faux.

 « Le projet de la Samaritaine a été dessiné par le cabinet Sanaa [...] qui a reçu l’équivalent du prix Nobel d’architecture » : encore un élément de langage LVMH, l’argument d’autorité. Sanaa génial, forcément génial...

 « Ces juges, ça me fait un peu penser à ces mauvais esprits au XIXe siècle qui refusaient la construction de la tour Eiffel » : la tour Eiffel, encore et toujours ! Un argument systématiquement repris comme nous le disions déjà, qui n’en est évidemment pas un. On devait déjà dire cela à ceux qui s’opposaient à la construction de la tour Montparnasse...

 « Les juges opposent une esthétique officielle, une esthétique d’État [...] qui peut exister dans certains pays reculés comme la Corée du Nord ». Oui, vous avez bien lu. Celui qui veut empêcher les associations de citoyens (aujourd’hui sans doute les seuls véritables opposants à ce genre de projets) compare la France à la Corée du Nord ! C’est tellement excessif que c’en est dérisoire, mais tout de même ! Où est l’esthétique d’État ici, dans un projet soutenu par la Ville de Paris et le ministère de la Culture ? Manifestement, Nicolas Barré n’a jamais entendu parler de la séparation des pouvoirs. Et imaginons, en Corée du Nord justement, des associations de citoyens qui souhaiteraient s’opposer à un projet soutenu par le gouvernement de Kim Jon Un ! On nage réellement en plein délire.
Ajoutons que, contrairement à une croyance répandue, il est possible de discuter une décision de justice (c’est la liberté d’expression). Ce qui est interdit, comme le rappelle ici l’avocat blogueur Maître Eolas, c’est de « jeter le discrédit dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance ». Une limite que certains franchissent manifestement sans aucun état d’âme.

 « Au moment où le président de la République nous dit il faut simplifier, lever les entraves […] on a des juges qui font exactement tout le contraire ». Un monde sans Justice et sans séparation des pouvoirs, décidément c’est bien à cela qu’aspire le directeur de la rédaction des Échos. On ne comprend pas bien pourquoi il n’aime pas la Corée du Nord.

Nicolas Barré oublie juste de préciser une chose, dans cette ahurissante et fort maladroite défense du projet de LVMH : c’est que lui même est employé par cette auguste maison, le journal où il officie appartenant à Bernard Arnault ! L’auditeur d’Europe 1 ne sera pas informé de cette subtilité.

Après un tel feu d’artifice, on pourrait encore citer cet article des mêmes Échos [4] où on peu lire « Nous voici placés sous le gouvernement esthétique des juges » et où, là encore, jamais on n’indique que le propriétaire des Échos n’est autre que Bernard Arnault ; celui de Business Immo où les opposants au projet ne sont plus des coréens du Nord mais des ayatollahs (toujours le sens de la nuance) ; ou encore, paru ce soir sur Libération, celui de Sibylle Vincendon : n’étant pas abonné à Libération, nous attendrons quelques jours pour le lire, mais le titre parle de lui même : « Pour les tenants du conservatisme, Paris sera toujours Paris » !

Une fois de plus, comme ces derniers mois, les seules notes discordantes viennent de blogs d’architectes dont on salue d’ailleurs le courage puisqu’ils osent aller contre beaucoup de leurs pairs tétanisés par la perspective de se couper d’un constructeur comme Bernard Arnault.
L’Abeille et l’Architecte a notamment publié cet article remarquable qui rappelle, fort justement, qu’on construit beaucoup à Paris, que fort peu de permis sont refusés, que quand ils le sont les maîtres d’œuvre revoient leur copie et peuvent construire et, surtout, que « [des] centaines d’architectes [...] ont su avec intelligence comprendre et jouer du PLU parisien pour en faire ressortir le meilleur ». On pourra, récemment, prendre l’exemple de la superbe réussite de Renzo Piano et de la fondation Jérôme Seydoux-Pathé.
On signalera enfin les articles publiés sur Archicool, dont celui-ci, où l’on peut lire « la grandeur du Politique serait de sonner la fin de la partie à LVMH pour la Samaritaine, comme à Unibail pour la Porte de Versailles, et les inviter à “penser autrement“ la ville de demain ». Un vœu pieu, comme l’auteur le reconnaît lui-même. Décidément, la politique d’Hidalgo est celle du taureau qui fonce devant lui, en méprisant les obstacles...

 

Didier Rykner

Notes

[1Mise en œuvre uniquement sur la parcelle de la Samaritaine et pour ce projet seulement...

[2La SPPEF n’était pas partie prenante à l’époque.

[3Par la SPPEF et SOS Paris.

[4Contrairement à son directeur de rédaction, Nicolas Barré, le journaliste, cependant, connaît les vrais dates de la procédure puisqu’il écrit : « de recours en recours, voici trois bonnes années que l’audacieux projet de rénovation de la Samaritaine, porté par LVMH, est soumis aux aléas de la procédure judiciaire ».

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