Les analyses qui ont précédé ont proposé de reconnaître dans le premier chapiteau « corinthien », le degré initial du processus de retour de l’humanité vers son Créateur et, dans les trois derniers, les trois étapes finales de ce retour (voir les articles). L’herbe périssable des acanthes, après s’être transformée au Paradis en arbres couverts de fruits, est devenue palme stable et régulière, tandis que l’homme, descendu par son péché au niveau des créatures irrationnelles, a acquis, au premier ton de la musique, sa ressemblance avec son Créateur. Avec l’aide de la grâce, il a réintégré le Paradis originel dont il avait été chassé. Les parfaits sont montés plus haut et ont pénétré jusqu’en Dieu [1]. Mais entre ce départ et cette double arrivée, il reste à examiner quatre étapes de cette progression que les besoins de l’analyse ont obligé à laisser de côté.
VÉGÉTAUX ET MANDORLES
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- 1. Trois chapiteaux à dominante végétale
Cluny, Musée du Farinier
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Les quatre chapiteaux qui restent à analyser posent des problèmes difficiles à résoudre. Ils se composent de deux paires différentes, appartenant chacune à une ensemble homogène de trois chapiteaux, l’un à dominante végétale et l’autre orné de mandorles. Les deux premiers, dans l’ordre de présentation du cycle [2], reprennent d’assez près la formule du premier chapiteau « corinthien » à laquelle des personnages ont été ajoutés sous les volutes d’angle. Ils sont très déteriorés et offrent surtout une collection de pieds. C’était déjà le cas pour le huitième, mais les pieds des musiciens étaient accompagnés de textes qui en amorçaient la signification. Même sibyllins, la recherche trouvait en eux un appui, ce qui n’est plus le cas. Les deux chapiteaux à mandorles qui les suivent sont en meilleur état de conservation, et c’est pourquoi, quoique en quatrième et cinquième position, il est prudent de les examiner d’abord. Mais l’un ne possède plus que trois figures sur quatre, et le second, qui porte des inscriptions, semble incomplet ou remanié. Pour ces différentes raisons la recherche doit se contenter de collationner avec le maximum d’attention les informations que livrent encore ces figures énigmatiques, et d’envisager les possibilités d’interprétation qu’elles suggèrent à l’intérieur d’un programme dont le sens général s’est précisé au cours des précédentes études. « Quant à nous, dans la mesure de nos possibilités, nous aurons recours à des conjectures et à des hypothèses suggérant la vérité et nous ne présenterons pas ce qui nous vient à l’esprit comme une assertion définitive, mais nous la proposerons comme une sorte d’exercice à l’intention de nos auditeurs [3]. »
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- 2. Trois chapiteaux à mandorles
Cluny, Musée du Farinier
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Le tout premier chapiteau du cycle de Cluny n’est orné que de feuillage. On le désigne en général sous l’épithète de corinthien parce que son organisation relève de ce type, et nous avons tenté de montrer le sens que les moines attachaient à son décor [4]. Les deux chapiteaux placés immédiatement après lui − en suivant le programme général qui se déroule de gauche à droite − reproduisent cet univers végétal duquel surgissent des personnages, qui occupent les quatre angles de chacun des blocs de pierre (ill. 1). Tous ces personnages semblent masculins. Au contraire, dans les deux chapiteaux à mandorles qui les suivent, les figures se trouvent, non plus dans les angles, mais sur les faces, et sont exclusivement féminines, réserve faite par principe de la figure disparue dont, néanmoins, le caractère féminin laisse peu de doute. Chacune des figures est inscrite dans une mandorle et se trouve ainsi séparée rigoureusement du décor végétal, qui subsiste à l’extérieur de la mandorle. Le feuillage occupe donc les angles qu’occupaient les personnages masculins dans les chapiteaux précédents. Des inscriptions complètent, sur l’un des deux – le cinquième dans la présentation de Kenneth Conant − les mandorles profondes et régulières, très semblables à celles du chapiteau des quatre premiers tons, avec lequel il forme une paire optiquement cohérente. Le quatrième chapiteau, au contraire, ne porte pas d’inscription et ses mandorles sont hexagonales. Si l’on admet, en se fondant sur les textes de Jean Scot, que le Paradis se trouvait entre les deux chapiteaux de la musique [5] − et non avant, comme c’est le cas aujourd’hui − le chapiteau des quatre premiers tons fermait un trio de chapiteaux à mandorles (ill. 2), qui succédait à un trio de chapiteaux « végétaux », dont il reproduisait le rythme.
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- 3. Issoire, Église Saint-Austremoine,
Chapiteau du chœur
Des petits visages surgissent dans les feuillages
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Cette succession de trois chapitaux à mandorles, placée juste après une série de trois chapiteaux« végétaux » − ou à dominante végétale − est, par elle-même, expressive. Nous en avons déjà proposé une interprétation [6] selon la théorie exposée par le maître du Periphyseon à son disciple : « L’homme possède une substance unique envisagée sous deux modes distincts [7] ». L’herbe de la chair qui forme le décor du premier chapiteau peut représenter l’homme tout entier – « Oui, le peuple, c’est l’herbe ! [8] » − mais, tant qu’elle prédomine, c’est « l’homme extérieur » qui prévaut. Dès le deuxième chapiteau, l’herbe − ou le feuillage corinthien − quoique toujours aussi abondante, admet la présence de figures humaines. Cette disposition rappelle certains chapiteaux romans qui montrent des petits visages surgissant parmi des feuillages (ill. 3) et si, à Cluny, les cavités d’angles du premier chapiteau « corinthien » abritaient autrefois des figures − comme cela a été suggéré − ce sont des visages de ce type que l’on pourrait envisager. Mais les personnages qui peuplent les deux chapiteaux suivants ne se réduisent pas à des visages. Ils sont en pieds et évoluent librement dans cet univers végétal. Leur présence – comme peut-être celle des visages au milieu des chapiteaux végétaux dans d’autres églises − exprime l’émergence de la composante proprement humaine au sein de la Création. « Observe combien l’apôtre Paul subdivise clairement et nettement l’homme en deux hommes, dont le premier correspond à l’homme animal [9] […] et dont le second correspond à l’homme spirituel [10] », enseigne le maître du Periphyseon qui ajoute ce commentaire : « l’homme extérieur se corrompt [comme l’herbe de la chair], mais l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour [11]. » C’est à cette dualité que correspond le double motif des feuillages éphémères, vulnérables et périssables qui occupent trois chapiteaux successifs au début du programme, et des mandorles stables qui ornent les trois suivants. Cette double présentation a été choisie pour exprimer le double mode d’existence de la Création, d’abord selon un mode temporel, soumis à la loi de génération, à l’image de l’herbe qui fane [12], mais aussi selon un mode immuable et éternel, quoique invisible ici-bas – à l’intérieur des mandorles −, dans les causes primordiales et dans le Verbe de Dieu : « Autre est le mode sous lequel [la nature des existants] subsiste dans l’éternité du Verbe de Dieu, autre est le mode sous lequel leur nature subsiste dans la temporalité du monde qui a été créé par ce même Verbe [13]. » La phrase de Jean Scot suit l’ordre divin qui descend de l’éternité au temporel, tandis qu’au contraire, l’ordre adopté par les chapiteaux remonte du temporel à l’éternité parce qu’il suit le retour à cette origine divine. « L’homme intérieur », créé à l’image de Dieu, doit se dégager de la gangue éphémère et périssable [14] dans laquelle l’a caché le péché. Il s’en dégage en la maîtrisant. C’est très exactement ce que signifie et manifeste l’apparition des mandorles qui succèdent au décor végétal. Mais en chacun, l’accès à l’homme intérieur, caché, est progressif, et c’est la raison pour laquelle les mandorles n’apparaissent qu’en quatrième position, comme dans le mécanisme créateur, l’homme n’a été modelé que le sixième jour, après les végétaux et après les animaux. Le passage des feuillages aux mandorles – nous l’avons déjà envisagé à propos des tons de la musique − marque avec précision le passage de « l’homme extérieur » à « l’homme intérieur », qui paraît enfin au centre du noyau dans lequel il est resté enfermé. Il se manifeste comme une réponse au soupir de la Sulamite : « Pose-moi comme un sceau sur ton coeur [15] ». La mandorle est un noyau, mais elle est aussi le sceau dont sa forme renvoie l’image [16] et qui porte, gravée pour l’éternité, l’image divine de l’homme originel, qui est celle de Dieu Lui-même. La progression de « l’homme intérieur » se fait par la maîtrise de l’herbe-chair, étroitement cantonnée dans un espace de plus en plus réduit. Si l’on accepte cette lecture, la réduction de l’élément végétal, et son maintien dans une partie secondaire du chapiteau, précède en l’annonçant le surprenant siège architecturé sur lequel est installé le jeune musicien du premier ton. Cette image illustre l’exégèse de Basile de Césarée et celle de Grégoire de Nysse, en témoignant de sa maîtrise de lui-même et de ses passions [17]. Rappelons qu’elle répond aussi au pommier de la Création sensible, régulièrement taillé, et laissé à Adam et à Ève après le péché, comme à la vigne du Paradis qui présente les mêmes cicatrices. Dans chaque image, on peut lire le travail de l’homme pour venir à bout « des perturbations des volontés propres », qui « s’avèrent extrinsèques à la nature [18] », et que chacun a le devoir de maîtriser en lui. On peut ajouter qu’à Cluny, comme dans la généreuse pensée de Jean Scot, ces perturbations « interviennent d’avantage pour l’éducation de la nature humaine et pour son retour à son Créateur, que pour le châtiment du péché [19] ». La création est bonne dans toutes ses composantes, et c’est ce qu’affirme la Bible [20]. Elle sera donc sauvée dans toutes ses composantes. C’est ce qu’affirme Jean Scot et ce que montrent les deux derniers chapiteaux.
DES MANDORLES HEXAGONALES
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- 4. Quatrième chapiteau : mandorles hexagonales.
Cluny, Musée du Farinier
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Le chapiteau aux mandorles hexagonales est le quatrième dans l’ordre de présentation. C’est lui qui ouvre la série des trois chapiteaux à mandorles. Dans l’univers arithmologique qui est celui du programme clunisien, le choix de la forme hexagonale, loin d’être une fantaisie de décoration, renvoie une nouvelle fois à la symbolique des nombres. Six se rapporte d’abord à l’Œuvre des six jours et à la création de l’homme [21], de la même façon que les six cordes du troisième ton pouvaient être interprétées comme des attributs du Christ ressuscité, nouvel Adam venu recréer l’humanité, après le péché commis par le premier. Six cordes, six côtés, six jours de création – ou, plus précisément, sixième jour de la Création −, c’est à une nouvelle naissance [22] que convie ce chapiteau, dont le tailloir renchérit en alignant sur chacune des faces une rangée de six quadrifeuilles, réparties en deux séries de trois de part et d’autre du sommet de chaque mandorle (ill. 4). L’arithmologie est donc ici doublement sollicitée puisqu’à la perfection du chiffre six (mandorles hexagonales, six quadrifeuilles par face) vient se mêler le caractère contingent du chiffre quatre, répété avec insistance par l’alignement sextuple de ce motif sur les quatre faces. C’est aussi celui de la place du chapiteau [23] dans la corolle déployée autour du chœur, et il indique qu’il s’agit encore des choses de la terre, des quatre composantes de la nature humaine [24] que sont le corps, les sens, l’âme et l’intellect, « que le Christ en tant qu’homme véritable, à la fois assuma et unifia en Lui [25] ». Or, depuis le premier chapiteau entièrement végétal, organisé autour de ses quatre volutes, cette unification a commencé et chaque étape tend vers son accomplissement final, comme en témoigne ici la répartition des quadrifeuilles en huit groupes de trois, selon la symbolique de « l’octuple ascension » qui accompagne l’itinéraire clunisien. Après les chapiteaux végétaux, envahis, et comme dominés, par l’herbe du monde sensible, les mandorles de celui-ci annoncent que l’homme a retrouvé, restauré et réunifié en lui-même ses quatre composantes, parmi lesquelles l’âme et l’intellect constituent « l’homme intérieur ». Le quatrième ton de la musique illustre la mort physique, qui est naissance surnaturelle. Ce chapiteau, placé en quatrième position, annonce aussi une naissance au sein de la créature charnelle. C’est celle de « l’homme intérieur » jusque là invisible, et progressivement formé dans la succession des trois premiers chapiteaux. Car « notre intellect n’existe pas avant de procéder dans la pensée discursive [26] ». Ce n’est que lorsqu’il « procède » − c’est-à-dire qu’il émerge et se manifeste − dans la pensée discursive « et qu’il reçoit une forme, […] on dit alors, non à tort, qu’il est créé [27] ». L’intellect « s’incarne » dans la pensée, avant d’incarner sa pensée dans la parole, la musique ou l’écriture, tous ces moyens de communication que Jean Scot réunit sous le terme générique de « véhicules », et qu’illustrent les chapiteaux suivants [28], par les inscriptions sur les mandorles ou par les instruments des musiciens.
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- 5. Berzé-la-Ville, Chapelle des moines.
Christ de l’abside dans une mandorle régulière
Photo : Académie de Mâcon - Voir l´image dans sa page
L’étape à laquelle correspond ce chapiteau est donc celle où l’homme dépasse « les réalités perceptibles par les sens », qui lui ont permis de progresser jusque là, pour aborder « les réalités perceptibles par l’entendement [29] ». Et cette étape implique la nécessité nouvelle d’une forme [30], qui est l’autre raison d’être de la mandorle, car « la matière n’est pas une forme, mais une simple donnée formable [31] ». Seule, la divinité, « la cause souveraine de toutes les natures, est à la fois la Forme de toutes les natures qui peuvent devenir formées, soit parce que ces natures le désirent, soit parce qu’elles se convertissent vers elle [32] ». Ambroise, méditant sur la vocation de Lévi − devenu l’évangéliste Mathieu − remarque que c’est le « sixième miracle » accompli par Jésus, et il en offre le commentaire suivant : « c’est le sixième ouvrage que cette sorte de forme donnée à la physionomie de Lévi. Or c’est le sixième jour que fut créé l’homme et c’est par la sixième œuvre du Christ qu’est reformée, non l’ancienne créature, mais une nouvelle, et comme une forme inaccoutumée [33] ». Le sujet du chapiteau n’est pas la vocation de Mathieu, mais la mandorle hexagonale nous fait assister à la naissance de cette « nouvelle créature » dans une « forme » divine. Et nous avons la certitude que cette pensée était familière aux moines de Cluny car, dans la biographie qu’il a consacrée à Maieul, Odilon l’exprime comme une évidence implicite, en incitant ses auditeurs, ou ses lecteurs, à voir le Père abbé comme « notre modèle et comme le moule où nous devons prendre forme [34] ». En principe, la mandorle, c’est-à-dire « la forme » qui circonscrit la créature, devrait être identique pour le Christ de l’abside (ill. 5) et pour l’homme purifié, « car c’est le propre du Bien que de demeurer éternellement identique à lui-même [35]. » Ici, elle n’est pas encore identique, et l’hexagone est une étape préalable vers l’ovale parfait des deux chapiteaux suivants, de la même manière que l’octogone des clochers clunisiens annonce et prépare ici-bas le cercle final de la Béatitude. Rappelons que toutes les mandorles du chœur de l’église – régulières sur le chapiteau du Printemps et sur celui des quatre premiers tons ou, comme ici, hexagonales − renvoient à celle dans laquelle le Christ apparaissait [36] à la conque de l’abside. Elles en offrent le reflet [37].
DES JEUNES FILLES
Les mandorles hexagonales sont occupées par quatre jeunes filles représentées en pied (ill. 6) et qui portent différents objets. Toutes sont vêtues de robes ou d’un drapé qui descendent sur leurs pieds, et elles ont la tête couverte. Depuis l’Antiquité, l’image des jeunes filles, à l’instar de la Psyché antique, représente les diverses dispositions de l’âme humaine, à l’intérieur de laquelle la mandorle nous fait pénétrer. Une première figure, tournée vers la droite et à moitié fléchie, élevait autrefois vers son visage un objet disparu qu’elle tenait entre ses deux mains jointes. Derrière elle, sur la mandorle voisine, une autre ouvre un coffret à grosses ferrures, et à serrures bien visibles, dont elle soulève, de sa main gauche, le couvercle en le rabattant contre elle. Elle en présente ainsi l’ouverture. Face à la première, et tournée inversement vers la gauche, une autre jeune fille porte, dans sa main droite, un bâton orné ou fleuri, qu’elle tient comme un sceptre, et serre contre sa poitrine un objet non identifié. Elle était suivie d’une autre qui a pratiquement disparu ; ses mains écartées, dont la trace subsiste sur les bords de la mandorle, portaient deux objets suspendus par des cordelettes. Les deux figures qui se font face sont franchement de profil et chaussées. Les deux autres, pieds nus, semblent les suivre, ou au moins les accompagner. En effet, malgré des pieds posés face au spectateur, la tête, le regard et le buste de la jeune fille au coffret orientent nettement la figure vers la droite, c’est-à-dire vers celle qui la précède dans cette direction. La figure disparue, a conservé également un pied nu de face, sans que l’on puisse présumer de l’orientation de sa silhouette.
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- 6. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny.
Des jeunes filles portant des objets.
Cluny, Musée du Farinier.
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
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- 6. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny.
Des jeunes filles portant des objets.
Cluny, Musée du Farinier.
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La composition semble ainsi présenter deux paires symétriques [38]. Deux jeunes filles voisines, identiquement orientées, s’opposent à deux autres, inversement tournées et qui se suivent de la même manière. Néanmoins cette disposition en « guillemets », qui existe d’une façon incontestable dans le chapiteau suivant du Printemps, et dans celui des quatre premiers tons – quoique d’une manière différente − n’est ici que conjecturale, car le personnage disparu, dont le pied rescapé est posé bien à plat face au spectateur, comme ceux de sa compagne sur la face contigüe, a laissé un arrachement qui oriente plutôt sa silhouette vers la droite [39]. Les personnages seraient alors disposés selon une succession de trois figures en cortège vers la droite, s’avançant vers la jeune fille au bâton fleuri, disposition unique dans l’ensemble des chapiteaux [40]. À l’inverse de cette hypothèse, qui reste par principe envisageable, on peut rappeler que la relation entre les quatre premiers musiciens, pour certaine qu’elle soit, n’est indiquée que par une légère inclinaison de la tête de la joueuse de cymbales du deuxième ton, qui danse de face, sans même évoquer le quatrième ton, dont les pieds vont en sens inverse du mouvement qui le ramène pourtant au Christ musicien. De la même façon, dans le chapiteau à mandorles hexagonales, la jeune fille qui porte un coffret montre des pieds de face et des jambes qui semblent partir vers la gauche, alors que sa silhouette est indiscutablement tournée vers la droite. Comme pour le deuxième ton de la musique, c’est sa tête qui donne le mouvement dominant vers la droite. L’organisation du chapiteau est fondée sur l’opposition entre deux figures chaussées, contigües, affrontées et de profil (ill. 7), et deux figures pieds nus, contigües elles aussi, et de face. Elle suggère l’existence de deux paires symétriques associant chacune une jeune fille chaussée à sa suivante pieds nus. Une telle paire existe avec la jeune fille au coffret qui suit, pieds nus, la figure fléchie et chaussée tendant ses mains jointes en direction de la jeune fille au sceptre (ill. 8). Les pieds nus des figures « suivantes » ou « suiveuses » sont, d’ailleurs, d’autant plus intéressants que les deux jeunes filles affrontées qui les précèdent sont, non seulement chaussées, mais pourvues de lainages tricotés [41], chaussettes pour l’une, manches dépassant de la draperie pour l’autre. On pourrait, certes, en déduire l’existence d’une première paire de figures chaussées et d’une seconde de jeunes filles pieds nus, si la jeune fille au coffret, qui subsiste seule de cette seconde paire hypothétique, ne tournait nettement le dos à la figure disparue exactement comme, sur le chapiteau suivant, le Printemps tourne le dos à l’Été. C’est la raison pour laquelle on peut envisager sans témérité excessive qu’il y a, au contraire, corrélation entre chacune des jeunes filles chaussées et celle qui la suit, pieds nus et que, si paires il y a, chacune est composée d’une figure chaussée et d’une autre, pieds nus.
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- 7. Quatrième chapiteau du chœur
Deux figures affrontées
Cluny, Musée du Farinier
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- 8. Quatrième chapiteau du chœur
Deux figures qui se suivent
Cluny, Musée du Farinier
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Ces quatre figures féminines ont été très diversement interprétées, vertus théologales [42] ou vertus cardinales [43], arts mécaniques [44] ou arts libéraux [45]. Devant l’abondance des interprétations [46], il est délicat d’en proposer une nouvelle sans prendre le risque d’ajouter à la confusion générale.
LA JEUNE FILLE AU SCEPTRE
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- 9. Quatrième chapiteau de Cluny :
La jeune fille au sceptre.
Cluny, Musée du Farinier
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Deux jeunes filles se font face. Celle de droite porte deux accessoires énigmatiques dont la lecture conditionne son identité. Sa main droite tient une sorte de bâton terminé par une inflorescence, tandis que la gauche serre contre sa poitrine quelque chose d’informe, qui ressemble à un petit rouleau souple et mou (ill. 9). Reconnue le plus souvent comme une vertu théologale, l’accord s’est presque fait sur une figuration de l’Espérance ou de la Foi [47]. Il existe pourtant, au musée des Augustins de Toulouse, deux chapiteaux connus [48] et souvent reproduits, dont la lecture n’a jamais suscité de controverse, et qu’on peut légitimement mettre en relation avec la jeune fille de Cluny (ill. 10). Ils illustrent la parabole des vierges sages et des vierges imprudentes [49], qui attendent l’arrivée de l’époux au cœur de la nuit. Toutes se sont pourvues d’une lampe, mais cinq d’entre elles ont préparé une réserve d’huile, et les cinq autres n’y ont pas pensé. Lorsque l’époux arrive, les cinq vierges prudentes entrent avec lui dans la salle du festin, pendant que les imprudentes sont parties chercher de l’huile pour ranimer leurs lampes. Sur l’un comme sur l’autre des deux chapiteaux toulousains, les vierges sages, étrangement, ne portent pas de lampe, mais chacune tient un sceptre en forme de bâton fleuri [50]. L’épouse-Église elle-même, assise à côté du Christ sur le revers du chapiteau, en tient un. Comme pour les vents de Vézelay, dont l’un actionne un soufflet du type de ceux utilisés encore aujourd’hui, permettant ainsi, à Cluny, l’identification certaine d’un vent, là où certains voyaient un apiculteur [51], d’autres jeunes filles de la même sculpture portent des lampes clairement identifiables, qui confirment la lecture de la scène représentée. Il s’agit bien de la parabole des vierges sages et, d’ailleurs, l’accord s’est fait sans polémique sur cette interprétation.
Dans la pensée érigénienne, les dix vierges de l’Évangile représentent « la totalité des créatures rationnelles [52] », et c’est bien à l’apparition de la créature rationnelle que correspond ce chapiteau. Le Christ Rédempteur qui trône à la conque de l’abside n’est autre que « l’époux de la nature rationnelle [53] », à laquelle le quatrième chapiteau donne accès et, comme les dix vierges de l’Évangile, que récapitule la jeune fille de Cluny, « les âmes saintes […] viennent à sa rencontre ». Le Maître du Periphyseon explique au disciple qu’une partie du genre humain, symbolisée par les cinq vierges sages, s’élèvera jusqu’à « la participation à la souveraine Sagesse et à toutes les vertus, participation qui implique la déification [54] ». Ainsi la parabole des vierges sages admises à pénétrer dans la salle des noces n’est, pour Jean Scot, que l’annonce du second retour réservé aux parfaits [55], retour que chantent, à Cluny, les quatre derniers tons de la musique. C’est pourquoi la jeune fille autorisée à entrer dans la mandorle porte, comme les vierges de Toulouse, un attribut réservé au pouvoir, le sceptre qui, d’une façon à première vue incompréhensible, remplace ici la lampe, accessoire qui aurait permis de l’identifier plus aisément (ill. 11).
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- 10. Toulouse
Chapiteau du cloître de Saint-Etienne
Les vierges sages
Toulouse, Musée des Augustins
Photo : Musée des Augustins - Voir l´image dans sa page
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- 11. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
La vierge au sceptre
Cluny, Musée du Farinier
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Pourtant, cette image a priori inattendue de domination surgit sur le chapiteau qui représente l’apparition de la Raison, et cette association est, au contraire, parfaitement cohérente. Basile de Césarée qui s’est fait le théoricien du pouvoir de commander donné par Dieu au premier homme [56] écrit : « les passions n’ont pas été incluses dans l’image de Dieu, mais la raison, maitresse des passions [57] ». Et il ajoute un peu plus loin : « l’homme a reçu le pouvoir de commander grâce à la supériorité de la Raison [58] ». Tout ce passage utilise des termes de pouvoir pour affirmer clairement que, grâce à la Raison, l’homme a « été élu prince de la création [59] ». Le lien est ainsi particulièrement étroit entre raison et pouvoir, et la relation de cette figure avec le premier musicien assis sur sa cathèdre est explicite. Comme le jeune musicien du premier ton offrait, par ce siège insolite, une image inattendue de domination, la jeune fille au sceptre en propose une autre, tout aussi imprévisible, et l’écho entre les deux est volontaire.
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- 12. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
L’akakia
Cluny, Musée du Farinier
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Mais ce sceptre est complété par un autre attribut plus étrange. Dans sa main gauche, la jeune fille de Cluny porte en effet une sorte de petit rouleau qu’elle serre contre sa poitrine (ill. 12), et que l’on cherche en vain sur le chapiteau de Toulouse. On pourrait envisager qu’il s’agit de la réserve d’huile qui vaut aux jeunes filles d’être admises dans la salle des noces, s’il n’y avait une réticence naturelle à reconnaître un récipient d’huile dans un accessoire serré ainsi contre un vêtement. Dailleurs l’objet informe, ou presque, ne répond pas à une telle interprétation. Cette image déroutante trouve pourtant, elle aussi, une correspondance aussi précise qu’inattendue dans certaines représentations impériales byzantines, et surgit sans doute directement des effigies du Basileus véhiculées par les monnaies [60]. Il s’agit de l’akakia. Dans les cérémonies officielles, l’empereur byzantin apparaissait en effet avec les emblèmes du pouvoir suprême, tempérés pas la présence, dans sa main gauche, d’un petit sac de soie contenant de la terre ou de la cendre (ill.13). Cet accessoire, l’άκακια, avait pour fonction, au sein des honneurs presque divins qui lui étaient réservés, d’être le rappel muet de sa condition mortelle. Il figure, très visible, sur certaines monnaies d’or timbrées de l’image du Basileus en majesté. C’est à nouveau la terre d’Adam, celle que rappelle la cérémonie des Cendres au début du Carême, et qui proclamait, au sommet du pouvoir impérial, la vanité de la gloire du monde : Tu es terre, poussière, cendre, et tu dois retourner à la terre et redevenir poussière [61]. Un chapiteau du cloître de Pampelune [62] confirme cette interprétation. Il représente la Passion du Christ et, sur le panneau consacré à l’arrestation de Jésus, le sculpteur a mis ce même petit sac informe dans la main du Sauveur qui, comme Fils de l’homme, va mourir. L’association que fait Jean Scot entre la parabole des vierges sages et le retour réservé aux parfaits, donne une clé d’interprétation supplémentaire de la vierge clunisienne dont l’akakia renvoie, en sens inverse, au quatrième ton de la musique. Rappelons que c’est au Basileus, précisément, que Grégoire de Nysse compare la nature humaine originelle, dans le De Imagine [63], que les moines possédaient dans la traduction due à Jean Scot, et dont nous avons déjà observé l’influence sur l’image du premier ton. Comme le Basileus, la jeune fille porte un sceptre dans sa main droite et l’akakia dans la gauche. Pourquoi ne porte-t-elle pas la couronne et le globe ? Sans doute parce que ces deux emblèmes du pouvoir impérial ne pourraient être attribués qu’à Dieu Lui-même [64].
On peut observer que les relations entre Cluny et Byzance, à l’époque de la construction de la grande église de saint Hugues, ont laissé des traces dans les peintures de la chapelle de Berzé-la-Ville [65], où figurent, très précisément, à la retombée du cul-de-four de l’abside [66], les cinq vierges sages portant leurs lampes, accompagnées de l’Église-Épouse qui occupe le sixième écoinçon. Ces vierges sages de Berzé sont parées comme des princesses byzantines (ill. 14).
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- 13. Histamenon de Constantin VIII (1025-1028)
L’akakia
Photo : Wikimedia - Voir l´image dans sa page
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- 14. Berzé Ville, Chapelle des moines
Les vierges sages dans les écoinçons de l’abside
Photo : Académie de Mâcon - Voir l´image dans sa page
Il est vrai qu’elles ont reçu a posteriori des noms de saintes [Agatha] et que l’Épouse-Église s’est identifiée à sainte Consorce [Consortia] [67], mais elles portent des lampes qui ne prêtent pas à confusion. Les premières peintures sorties du scriptorium de Cluny à la même époque sont, elles aussi, caractérisées par une tendance nettement « byzantinisante » que Jean Pierre Aniel [68] relève sur deux des trois exemples conservés [69] et qu’il a rapproché des figures de Berzé. La circulation des manuscrits entre l’orient chrétien et les royaumes latins fut un des modes de fonctionnement de la culture médiévale, tandis que celle des monnaies byzantines frappées aux effigies impériales, diffusait à l’extérieur de l’empire byzantin ces images de l’akakia, qui se trouvaient en accord parfait avec la méditation sur le transitoire et sur la condition terrestre, terrienne et terreuse des fils d’Adam.
LA FIGURE DISPARUE
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- 15. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
Le pied nu de la figure disparue
Cluny, Musée du Farinier
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Si cette identification d’une vierge sage semble assurée, tant par la relation entre les figures des chapiteaux de Toulouse et celle de Cluny, que par le rapprochement avec celles de Berzé-la-Ville, il est plus difficile de présumer de l’identité de la figure disparue qui la suivait autrefois (ill. 15). La jeune femme au pied nu portait des objets suspendus par des cordelettes à l’extrémité de ses deux bras, ouverts largement à la hauteur de ses épaules. Nous avons conservé des vestiges de ses mains, qui se détachaient sur le bord de la mandorle, et le départ des cordelettes. Son attitude a suggéré qu’elle pouvait être porteuse d’un fléau de balance, et la tentation était forte d’y reconnaître une figure de la Justice [70]. La tentation était d’autant plus forte que le chapiteau suivant (cinquième dans l’ordre de présentation) montre deux figures, désignées deux fois comme des images de la Prudence, prudence qui devrait pourtant interdire toute conclusion trop hâtive. Si une suggestion est permise, − mais il ne s’agit que d’une suggestion − on pourrait interpréter cette figure comme celle d’une porteuse d’huile, qui viendrait évidemment conforter l’identification de la vierge qui la précède. Il ne s’agit, certes pas, d’argumenter dans l’imaginaire pour servir une conclusion préexistante à l’examen, mais bien de suivre le texte de Jean Scot qui semble à chaque instant avoir inspiré cette iconographie, et dans lequel on peut lire qu’à l’instar des vierges sages, personne ne peut accéder aux noces spirituelles « s’il n’est illuminé par la lumière de la Sagesse et s’il ne brûle pas du feu de l’Amour divin [71] ». Et l’Érigène ajoute : « Ces deux propriétés sont nourries par l’huile de la connaissance et de l’action. » S’il en était ainsi – mais, encore une fois, nous sommes dans le registre de l’hypothèse auquel nous limite la disparition de la figure −, la porteuse serait bien une abstraction personnalisée comme semble fortement l’indiquer son pied nu (ill. 15), et sa double réserve d’huile représenterait la connaissance d’un côté, et l’action, de l’autre.
LE MIROIR OU LA DRACHME PERDUE
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- 16. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny.
La drachme perdue.
Cluny, Musée du Farinier
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La seconde figure chaussée fait face à la vierge sage. Comme elle, elle se présente complètement de profil, mais elle est inversement orientée vers la droite (ill. 16). Contrairement aux autres figures debout, ses genoux sont fortement fléchis, tandis que sa nuque incline sa tête vers le bas, ce qui lui donne une silhouette anguleuse, presque cassée, tout à fait différente des autres. Son vêtement diffère aussi de ceux des figures voisines et ressemble plus à un drapé qui lui envelopperait aussi bien la tête que le corps. S. Biay a attiré l’attention sur le fait que les yeux de cette jeune fille ont été traités d’une façon particulière [72]. Les yeux des autres figures sont percés d’un coup de trépan qui crée le regard, et qui a été omis pour cette figure.
Comme la jeune fille au sceptre, l’identification de cette figure dépend d’abord de l’accessoire qu’elle tenait entre ses deux mains jointes. La vierge sage porte des objets insolites, mais que l’on peut toujours examiner et donc reconnaître. Celle-ci se penche sur un objet disparu et le problème est plus ardu, car cette disparition a supprimé la clé de lecture principale du personnage et nous ne pouvons plus que spéculer sur son attitude particulière. Elle tient – ou tenait − ce qui semble avoir été un objet de petite dimension, sur lequel elle penche son visage et peut-être son regard (ill. 17). Livre ou feuillet [73] pour les uns, hostie pour Kenneth Conant, ce que chacun a pensé reconnaître a entraîné autant d’interprétations différentes. Certains y ont vu une personnification de l’Hiver [74], de l’Enluminure [75], de l’Astronomie [76], de la Foi [77] ou bien de l’Espérance [78].
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- 17. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
La jeune fille fléchie
Cluny, Musée du Farinier
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La lecture de Jean Scot et des Pères dont l’influence a déjà été mise en évidence dans l’iconographie des chapiteaux suggèrent deux hypothèses, hélas différentes de celles avancées jusqu’ici. La première consiste à envisager que la jeune fille tenait un miroir, sur lequel elle cherchait son reflet. Sa position est en conformité avec cette interprétation. Un tel miroir apporte une illustration simple de la redécouverte de cette créature « à l’image » de Dieu, dont parle la Bible et sur laquelle les exégètes calent leur méditation : « Nous affirmons, écrit Jean Scot, en citant Grégoire de Nysse, que l’esprit a été orné par sa ressemblance avec la beauté inhérente à son Prototype principiel [Dieu], comme un miroir qui n’a d’autre forme que celle de l’objet qui se reflète en lui. [79] » Et il renchérit : « la nature matérielle régie par l’esprit a une ressemblance avec lui et […] elle est ornée par la beauté issue de l’esprit lui-même, comme si c’était un miroir du miroir [80]. » Il se trouve que la place centrale du chapiteau, au fond du chœur, juste sous la grande figure du Christ, orientait précisément le miroir ainsi tenu, vers cette image divine, de telle sorte que, pour le fidèle placé au niveau du sol, elle pouvait donner l’illusion de venir s’y confondre avec celle de la jeune fille. En se regardant dans son miroir, c’est l’image de Dieu oubliée et perdue qu’elle retrouvait, celle de la créature originelle faite « à l’image » de son créateur. Il s’agit d’un thème particulièrement riche et qui permet de décliner cette réfraction de sens complémentaires si chers à Jean Scot, et dont les moines de Cluny ont fait un usage répété.
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- 18. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
La jeune fille fléchie
Cluny, Musée du Farinier
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Mais la disparition de l’objet tenu par la jeune fille oblige à envisager une seconde interprétation, différente quoique de sens tout à fait identique : comme celle de la vierge sage qui lui fait face, cette image pourrait renvoyer à une parabole, celle de la drachme perdue et retrouvée [81], qui revient à plusieurs reprises dans le Periphyseon et que l’on trouve précisément associée à celle des vierges sages. La femme qui a perdu sa drachme, la cherche dans sa maison et se réjouit lorsqu’elle l’a retrouvée. Comme la drachme sur laquelle était l’image du souverain, l’homme créé à l’image de Dieu a été perdu et enfoui au fond du pécheur. Il subsiste comme un sceau, et c’est en lui-même que chacun doit le retrouver [82]. Pour les exégètes, la pièce d’or ou le sceau sont interchangeables, parce qu’ils portent, gravée, la même image, « l’auguste image du roi empreinte dès l’origine sur la drachme de nos cœurs [83] ». Il est donc également envisageable de voir, dans la figure fléchie, la femme de la parabole au moment où elle vient de retrouver « la drachme de son cœur » qui, hélas pour nous, a de nouveau été perdue dans la dépose ou dans les tribulations du chapiteau (ill. 19). S’il en était ainsi, le rapport de cette figure avec la vierge sage pourvue des attributs du Basileus serait aussi étroit : la parabole des vierges sages met en scène dix vierges qui représentent la totalité de l’humanité, récapitulée ici dans une seule jeune fille, tandis que la drachme perdue fait aussi partie d’un lot de dix selon la même symbolique, lot dont une seule a disparu. D’un côté une jeune fille retrouve une drachme et de l’autre, la vierge sage est accoutrée comme le Basileus sur une pièce de monnaie grecque. L’exégèse a établi le lien entre les deux paraboles [84] et les moines de Cluny ne l’ignoraient pas. Dans les deux cas – miroir ou drachme perdue et retrouvée – la jeune fille fléchie représente la redécouverte de « l’homme à l’image », disparu avec le péché, tandis que la vierge sage montre l’émergence de « l’homme à la ressemblance ».
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- 19. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
La jeune fille fléchie.
Cluny, Musée du Farinier
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Une question reste néanmoins en suspens : la jeune fille est-elle réellement aveugle ? C’est ce qu’il est bien difficile d’affirmer, car la différence de traitement du regard s’accompagne du dessin d’un œil pleinement ouvert qui semble contredire cette hypothèse (ill.18). S. Biay, à qui revient d’avoir établi la différence de traitement des yeux de cette figure [85], l’interprète comme l’expression d’une vie intérieure. Que la jeune fille de Cluny représente bien la femme qui a retrouvé sa drachme, ou qu’elle soit en train de reconnaître l’image de Dieu – celle du Christ trônant au-dessus d’elle − en se contemplant dans un miroir, c’est très exactement l’accès à la vie intérieure, dans la mandorle, qui lui est révélé par cette découverte, et c’est vers cette vie nouvelle qu’elle se redresse en tenant sa trouvaille [86]. L’observation de S. Biay, comme l’interprétation qu’il en donne, rejoindrait donc cette lecture.
Et malgré le caractère douteux de cette cécité [87], auquel nous condamne l’état de la figure, on peut rapprocher son image d’un texte de Grégoire de Nysse [88] suffisamment précis pour être rapporté : la nature humaine explique-t-il, a été « détournée par un mauvais choix », mais cet état est provisoire et il compare le retour de la créature dans sa nature originelle, à quelqu’un qui, après avoir été aveugle, recouvrerait la vue : « car, pour les yeux du corps, […] l’obscurité leur devient propre à cause de la parenté de l’épaisseur avec la ténèbre, mais dès que la gêne optique a été éliminée […] la lumière redevient un élément familier et convenable qui se mêle à la pureté et à l’éclat de la pupille [89] ». La figure aux yeux ouverts, mais vides (?), serait alors antérieure [90] dans l’ordre logique du chapiteau, et préparerait l’avènement de la vierge au sceptre qui lui fait face, dont les yeux sont, au contraire, très largement ouverts et le regard bien marqué. Signalons toutefois que l’ordre proposé par Grégoire est inverse. Associant la parabole de la drachme perdue avec l’image de la lampe, il écrit en effet : « Le Seigneur demande d’abord d’allumer sa lampe, […] puis de chercher dans sa propre maison, c’est-à-dire en soi-même, la drachme perdue. [91] » Mais pour le père cappadocien comme, peut-être, à Cluny, les deux paraboles restent complémentaires, et l’affrontement des deux jeunes filles raconterait donc aussi le passage des ténèbres à la lumière [92] (la lampe restant pourtant absente !).
Aveugle ou non, la jeune fille, seule de toutes les figures debout qui rythment ce chapiteau et le suivant, se présente fléchie dans une attitude transitoire et instable (ill. 19). Rapportée à l’ensemble du programme, on peut mettre cette position en relation avec la conception de l’homme telle qu’elle est exposée avec netteté sur le chapiteau du premier péché, où l’on voit le couple originel, debout et droit sur la face illustrant l’état de l’humanité avant le péché [93], tandis qu’il apparaît courbé et fléchi sur la face opposée qui le montre chassé du Paradis. Ici, la jeune femme qui retrouve l’image divine − dans le miroir ou sur la drachme − se relève, quitte « le grabat de la matière charnelle en proie à la mort et à l’ignorance [94] » et va (peut-être) retrouver la vue [95]. Les mandorles hexagonales correspondent à l’exercice de la vie rationnelle et, si l’on en croit saint Ambroise, « le raisonnement aiguise le regard de l’intelligence et purifie la vue de l’âme [96] »
Il reste à observer encore que cette figure a été dotée d’un accoutrement particulier, qui rompt avec l’uniformité des robes et des voiles portés par toutes les autres. Elle semble enveloppée dans une très longue étoffe qui tourne autour de ses jambes, enserre ses bras contre son buste comme un bandage, enveloppe son pied droit et revient sur sa tête. Un des pans de ce qui ressemble plutôt à un drap retombe nettement au-dessous du pied gauche, et ce qui lui sert de voile paraît en être l’autre extrémité. Comme tous les détails des chapiteaux, cet accoutrement étrange a une raison d’être. On pourrait y voir une sorte de linceul, dont la jeune fille serait en train de se dégager, ce qui, évidemment, renforcerait encore le sens de la figure : réveil et abandon du linceul, retour à la lumière d’un regard encore vide, et redressement [97] du personnage formeraient alors les trois aspects, différents et complémentaires, d’une unique renaissance.
La figure qui surgit alors et s’impose en fin d’analyse est celle de la Sulamite, l’épouse du Cantique sur laquelle s’attarde saint Ambroise dans le De Isaac, dont le sous-titre précise qu’il s’agit d’un traité de l’âme [98] :
Dans le Cantique des cantiques, la Sulamite après s’être levée et avoir cherché, devient l’Épouse. Les deux jeunes filles du chapiteau pourraient ainsi être les deux visages de l’âme, de l’humanité sauvée, ou de l’Église : celle qui se lève, court, cherche et désire dans une mandorle, et celle qui est introduite dans la mandorle contigüe transformée en salle des noces, dans la coïncidence mystique du désir et de la plénitude :
LA MÉMOIRE
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- 20. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny
La Mémoire
Cluny, Musée du Farinier
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La quatrième figure (ill. 20), pieds nus, se présente debout, de face, mais sa tête est tournée vers la jeune fille au linceul dont elle semble dépendre. Elle est vêtue d’une robe longue et d’un voile qui s’arrête à la ceinture. De sa main droite elle porte un coffret appuyé contre sa poitrine, coffret ouvert dont elle retient le couvercle de l’autre main. La relation indiquée clairement avec la jeune femme fléchie par son orientation vers elle, en ferait alors la personnification de la mémoire « qui stocke les images des existants sensibles », mais garde surtout celles « des réalités éternelles [101] ». Car « l’intelligence humaine […] est devenue oublieuse à la fois d’elle-même et de son Créateur [102] », mais Dieu, dans sa miséricorde, a laissé à l’homme pécheur la mémoire du Paradis perdu. « Dieu t’a placé face au Paradis afin que tu ne perdes pas le souvenir du Paradis [103] », écrit Ambroise, en s’adressant à Adam, tandis que Jean Scot renchérit : « Le Verbe de Dieu ne s’éloigne jamais des yeux de notre cœur […] et il ne nous permet jamais ni en aucun cas de perdre la mémoire. [104] ». C’est grâce à la mémoire que la jeune femme a retrouvé sa drachme. Ici, la Mémoire ouvre son coffret au quatrième chapiteau, et la créature découvre le souvenir gardé dedans, en dépôt invisible [105] , depuis son expulsion du Paradis. Le Paradis perdu et l’homme originel ont été conservés dans son coffre fermé : « car tout ce que les lois divines ont accordé à l’intellect humain concernant la connaissance de la Vérité par l’intermédiaire de la raison […] s’imprime dans la mémoire et se conserve dans la mémoire. [106] » La connaissance de la Vérité par l’intermédiaire de la raison est précisément le sujet du chapiteau. C’est grâce à l’action de la mémoire que la femme retrouve l’image perdue, sur sa drachme ou dans son miroir, et l’élève entre ses mains. Mais, placée ainsi dans sa mandorle, elle devient elle-même une image gravée sur un sceau, invisible aux yeux de la chair et cependant présente, selon une sorte de mimétisme qui enchâsse les figures les unes dans les autres par une composition en abyme. « Ce que l’intellect peut connaître, l’intellect le devient lui-même [107] », explique Maxime le Confesseur, tandis que Jean Scot ajoute : « dans l’exacte mesure où l’esprit connaît une vertu, l’esprit devient lui-même cette vertu [108] ». L’âme qui redécouvre en elle l’image perdue redevient la créature originelle faite à l’image de Dieu. Il s’agit véritablement d’une naissance, d’une résurrection ou, plus précisément, d’une nouvelle création, car « l’intellect qui était privé de toute forme avant de procéder [109] dans la mémoire, est créé dans la mémoire en recevant certaines formes issues des objets ou bien des sons, ou bien encore des couleurs et des autres qualités sensibles [110] ». Le mécanisme est le même que celui de la Genèse : Dieu sans forme Se crée dans son Verbe, et c’est le Verbe qui amène la pensée de Dieu à l’existence. De la même façon « notre intellect […] n’existe pas avant de procéder dans la pensée discursive et dans la mémoire. […] L’intellect, qui était privé de toute forme avant de procéder dans la mémoire, est créé dans la mémoire. [111] » Ainsi, la femme qui retrouve sa drachme ou l’image divine − ce qui revient au même − grâce à l’action de la Mémoire, annonce, elle aussi, le joueur de vièle du premier ton, dont l’intellect « s’incarne » dans la fabrication de sa vièle. Et les figures s’enchaînent alors selon une cohérence parfaite : la mémoire délivre le souvenir de l’homme originel, créé à l’image de Dieu, que le péché avait fait disparaître et qu’elle a conservé dans son coffret (ill. 21) ; la femme retrouve la drachme sur laquelle cette image est restée gravée, et la vierge sage admise au festin des noces acquiert, par sa prudence, la ressemblance qui doit venir compléter l’image, et dont témoigne le sceptre qu’elle porte. Cette ressemblance fait d’elle l’Épouse. De Dieu à l’homme, du Basileus à la vierge sage, le sceptre joue le même rôle que le siège ouvragé du premier musicien, semblable à celui sur lequel est assis le Christ du troisième ton. Mais l’akakia portée par la jeune fille dans sa main gauche lui rappelle sa condition terrestre, comme la rappelle la vièle sans cordes du premier ton, et comme la confirment les mandorles hexagonales et les rangées de quadrifeuilles qui décorent l’abaque du chapiteau.
LA PLACE DES FIGURES
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- 21. Quatrième chapiteau
La Mémoire
Cluny, Musée du Farinier
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Il reste une dernière anomalie qui met en cause la présentation des figures au sommet de la colonne qui les portait, au fond du chœur. On peut imaginer en effet, sans grand risque d’erreur, que le premier chapiteau musical réservait la place « d’honneur » au Christ ressuscité du troisième ton, installé donc probablement face au chœur. Il en va de même pour la vigne christique du Paradis comme aussi, nous l’avons signalé, pour les acanthes étirées du premier chapiteau « corinthien ». Dans ce quatrième chapiteau, la disposition des figures ne s’impose pas avec autant de simplicité. La Mémoire est en effet accompagnée d’une frise de quadrifeuilles particulière, dont les motifs sont ostensiblement plus soignés, plus développés, et d’une plastique plus vigoureuse que ceux des trois autres faces, traités en méplat. Il semblerait donc naturel de conclure de ce privilège que c’était elle qui se trouvait face au chœur, si une telle place n’était pas plus compatible avec la majesté de la vierge sage, parée des attributs du Basileus. Préfigure du retour des parfaits dans le cercle divin du huitième chapiteau, elle serait, plus que les autres, désignée pour ce privilège. Le chapiteau qui la porte se trouvait, avec le suivant qui est le cinquième, à une place centrale, au fond de l’abside [112], de part et d’autre de l’axe médian de l’église tout entière. La logique exige que la rencontre entre la vierge sage et la jeune fille à l’image se fasse au centre du programme, entre le quatrième et le cinquième chapiteau. Mais l’orientation des figures complique − sans toutefois le remettre en cause − ce schéma raisonnable. Car la vierge sage est tournée vers la gauche, c’est-à-dire que, placée face au chœur, elle reviendrait vers les premiers chapiteaux, vers « le passé [113] » des états inférieurs de « l’octuple ascension », en contradiction avec la dynamique générale de ce programme très médité, qui se déploie de gauche à droite. C’est donc la jeune femme à la drachme – ou au miroir − tournée en sens inverse, qui oriente le chapiteau vers le suivant et assure ainsi la continuité d’une progression continue vers le Paradis et l’extase finale des quatre derniers tons. Il est donc vraisemblable que c’est elle qui se trouvait côté chœur, juste au-dessous du grand Christ de l’abside, et cette position conforte l’hypothèse du miroir [114]. Dans cette disposition, la vierge sage venait donc à sa rencontre sur une face latérale, en prélude au cinquième chapiteau qui, comme chacun, reprend l’histoire du salut au niveau immédiatement supérieur à celui qui le précède. La Mémoire se trouvait alors reléguée elle aussi en position latérale, face au troisième chapiteau, place très cohérente qu’implique son « antériorité » causale, mais place secondaire que semble infirmer la qualité du décor qui l’accompagne. À moins que cet ornement particulier, qui magnifie sa figure, ne célèbre simplement, à cette place « antérieure » et inférieure qui était très probablement la sienne, sa fonction maïeutique, soulignée par Jean Scot [115] comme par Grégoire de Nysse. Le déroulement du chapiteau ainsi disposé s’inscrit alors très logiquement dans le programme général : la Mémoire ouvre son coffret et la jeune fille, aveugle ou non, se relève en découvrant, grâce à elle, l’image oubliée, qui se reflète soudain dans le miroir, ou qui surgit de la drachme retrouvée. C’est cette découverte qui suscite l’entrée de la vierge sage dans la mandorle de son âme, tandis que « l’huile de la connaissance et de l’action » est reléguée dans le déambulatoire, comme peuvent l’être des impedimenta. La jonction entre les deux figures affrontées a bien lieu à l’intérieur du chœur, au point le plus central du cycle, mais elle se fait, en deçà de l’axe médian de l’église, au simple niveau de la Raison. Car la mandorle hexagonale doit encore se régulariser sur les deux chapiteaux suivants – c’est-à-dire au-delà de cet axe − pour que la première jeune fille, définitivement redressée, parvienne au Paradis et que la vierge sage puisse pénétrer dans le cercle final des parfaits, comme elle a été déjà admise dans la salle du festin [116]. Ainsi, les deux couples de jeunes filles, affrontés selon une composition « en guillemets », annoncent d’une façon précise les deux retours promis aux pécheurs.
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- 22. Quatrième chapiteau du chœur de Cluny.
Le coffret de la Mémoire.
Cluny. Musée du Farinier.
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On peut objecter avec pertinence que cette iconographie ne se réclame d’aucune tradition admise ou connue, et ne semble pas, sauf en ce qui concerne les vierges sages, avoir eu de descendance [117]. Sortie de son environnement, la femme au coffret pourrait aussi bien représenter la charité que l’avarice [118], ou la prodigalité, et il en va de même pour les autres figures, interprétées par chaque chercheur d’une façon nouvelle et différente des précédentes. La méthode qui consiste à les confronter à des textes dont on a la certitude qu’ils étaient connus des moines et médités par eux, tant par leur présence dans la bibliothèque du monastère, que par les échos qui émaillent la prose de Raoul Glaber ou les sermons de Pierre le Vénérable, n’est pas née d’un a priori, mais elle s’est imposée progressivement après l’étude de quatre chapiteaux (Péché originel, Paradis et tons de la musique), pour lesquels le terrain était plus assuré, parce qu’un consensus s’était fait sur leur signification. Elle a permis de comprendre la raison d’être du chapiteau végétal resté énigmatique et la multiplication des correspondances a apporté la certitude qu’ils avaient été utilisés dans les choix iconographiques des moines. Sans nier les difficultés dues à la disparition de certains détails et les risques d’erreur inhérents aux restitutions, elle permet d’éclairer et de relier entre elles des sculptures collationnées jusqu’à présent à peu près comme des objets dans un cabinet de curiosités.
Il est d’ailleurs possible d’entrevoir et de suggérer une explication à cette absence de descendance de l’iconographie clunisienne, dans les controverses qui avaient éclaté, dès le milieu du XIe siècle, autour de Béranger de Tours, compromettant l’œuvre de Jean Scot dans la condamnation de Béranger [119]. À la fin du siècle, le prestige des textes érigéniens était encore intact et la puissance de Cluny pouvait lui faire négliger ces polémiques. Néanmoins, elles devaient ressurgir et, de condamnation en condamnation, les textes de l’Érigène finirent par être mis à l’Index [120] et oubliés, jusqu’à ce que Benoît XVI les remettent en lumière et les restitue à l’Église. Cette suggestion mériterait une étude qui excède les limites de ce travail.