L’exception culturelle doit être appliquée à la restauration des œuvres d’art

Nous avons reçu cet article que nous publions d’autant plus volontiers que nous sommes entièrement d’accord avec le constat fait et que des solutions qui nous semblent parfaitement réalistes y sont proposées. Nous souhaitons qu’il puisse déclencher un débat qui serait fructueux pour tous.
Didier Rykner


1. Démontage des stalles et boiseries
du chœur de l’église d’Ancerville, Meuse
Photo : Atelier du Crabe
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_ Il y a quelques mois, dans le Livre blanc des musées de France (rédigé par l’AGCCPF : l’association des conservateurs), nous avons enfin pu voir écrit ce que tout le monde pense tout bas de l’énorme usine à gaz que représentent les diverses mises en concurrence pour l’attribution des travaux de restauration.

Les conservateurs estiment tout d’abord que « la direction des établissements est de plus en plus confiée à des personnalités qui ne sont pas des conservateurs » (p. 54). Ils ajoutent : « la question essentielle est celle du positionnement des autres professionnels qui ont pénétré le monde des musées par rapport au conservateur qui doit toujours jouer le rôle de chef des projets. C’est tout d’abord le cas dans les grandes institutions de hauts fonctionnaires souvent sortis de l’ENA ou des administrateurs qui prennent la direction du musée » (p. 60). Ils concluent : « quant à l’administration, dont la place a considérablement grandi, elle ne doit pas prendre la première place dans la direction du musée. Le niveau décisionnel doit rester au niveau de la gestion patrimoniale [...], même si la présence d’administrateurs est plus que jamais indispensable à la bonne gestion des établissements aux côtés des conservateurs-directeurs » (p. 55).
Comme le soulignait Didier Rykner, directeur de la rédaction de La Tribune de l’Art, dans son article du 22 février 2011, « le vrai problème est bien la prise de pouvoir dans de nombreux grands musées d’administrateurs qui n’ont aucune formation scientifique et aucune légitimité à les diriger ».

Les restaurateurs extérieurs, non fonctionnaires pour l’écrasante majorité d’entre eux, se rendent bien compte de cette guerre fratricide, chacune des parties dépensant une énergie folle à défendre son pré-carré. Au bout du compte, il doit leur rester beaucoup moins de temps pour se préoccuper réellement du sort des œuvres, qui sont l’objet même de l’existence des musées.
Concernant la restauration, le livre blanc fait le constat « d’une lourdeur des procédures » et ajoute que « les responsables de collections qui doivent présenter des dossiers font souvent des heures de trajet pour exposer leur démarche pendant quelques minutes à peine, devant une commission parfois peu compréhensive, et [qu’ils] en retirent une grande frustration. Il faut aussi souligner à l’heure de la RGPP [1], toutes les dépenses engendrées par l’organisation des commissions par les DRAC : temps de travail des personnels, frais de déplacement, de repas, etc. » (p. 89)
Ils préconisent que « les petites remises en état telles que nettoyages, recollages, ou rentoilages, pourraient être dispensées de ces réunions et avis, les conservateurs s’engageant à ne faire travailler que des restaurateurs habilités » (p. 90).
En effet, le traitement administratif des dossiers est énorme et souvent supérieur à la restauration elle-même, si l’on additionne le temps perdu par toutes les parties concernées : les restaurateurs, les conservateurs et les services administratifs. L’économie espérée en faisant baisser le coût des restaurations n’est vraisemblablement jamais réalisée car le coût administratif de paperasserie, pourtant très important, n’est jamais estimé ni pris en compte dans le calcul global. L’économie espérée est largement absorbée par un travail totalement improductif. Le temps passé par les conservateurs à l’élaboration des dossiers et au dépouillement des nombreuses candidatures et offres empiète sur celui qu’ils pourraient consacrer aux œuvres elles-mêmes ou aux collections.

La restauration d’une œuvre devrait être une occasion privilégiée pour la documentation et non un exercice comptable pour essayer de faire des économies.
Pour le restaurateur, c’est non seulement une énorme perte de temps et d’argent mais aussi un véritable casse-tête s’il essaye de comprendre les règles d’attribution de ces divers marchés. D’une ville à l’autre, d’un administrateur à l’autre, les critères et les barèmes ne sont jamais les mêmes (le pouvoir politique n’étant souvent pas étranger à ce processus) ; et pourtant, chacun se targue d’appliquer le code des marchés publics. Les services administratifs, qui malgré tout, devraient être au service des œuvres d’art, ne pensent qu’à se couvrir et appliquent le principe du parapluie ; les procédures utilisées sont souvent les plus lourdes et les plus contraignantes. La somme de justificatifs, de mémoires techniques, de papiers, d’assurances en tout genre, demandés aux candidats ne cesse d’augmenter.
Et finalement, quels que soient les procédures ou les décideurs, toujours dans l’idée fausse de faire des économies, c’est dans 90 % des cas, le « moins-disant » qui est choisi.
Cette chasse effrénée au moins-disant fait baisser le niveau de vie des restaurateurs d’année en année [2] et entraîne nécessairement des prestations moins abouties et de moins bonne qualité.

Les administratifs ont classé les restaurations d’œuvres d’art, par ignorance et pour « simplifier », de la même façon que des travaux publics ou des achats de fournitures. Or, une restauration ne peut certainement pas être comparée à la construction d’un mur en parpaing ou à l’achat de mobilier de bureau. L’administrateur voudrait que le restaurateur établisse un devis au mètre linéaire ou au nombre de litres de solvants utilisés et que le conservateur vérifie la bonne exécution de la restauration en signant « une bonne conformité des travaux ». Si, en prime, le restaurateur pouvait fournir une garantie décennale, l’administrateur serait ravi.
Malheureusement, ou heureusement, chaque restauration garde sa part de mystère et d’impondérable qu’il est impossible de chiffrer (même si certaines techniques peuvent se répéter). Il y a 20 ans, les restaurateurs de peintures avaient la possibilité de faire leur devis en deux parties et en deux temps bien distincts. Cela était tout à fait sensé car la première partie permettait de nettoyer l’œuvre, de dégager les repeints et d’apprécier l’état général de la couche picturale et ensuite de chiffrer la retouche en connaissance de cause. A l’heure actuelle, pour faciliter le travail de l’administratif et avoir des budgets bouclés, le restaurateur doit avoir acquis le don de divination et faire un devis global sans aucun essai préalable.
Pourtant, après avoir répondu à de nombreux appels d’offres, mises en concurrences et autres joyeusetés issues du code des marchés publics, et après avoir subi de nombreuses déconvenues agrémentées de quelques humiliations, le restaurateur se rend compte que, quand cela les arrange, les administratifs savent très bien contourner les lourdes et longues procédures habituelles, tout en restant dans la légalité.

On nous parle d’économies, mais outre le fait qu’elles ne sont pas réalisées, comme nous l’avons évoqué plus haut, il faut savoir que le budget alloué aux restaurations en comparaison de celui des travaux d’aménagement est parfaitement ridicule. Lorsque l’on sait, par exemple, que pour l’opération de rénovation du département des objets d’art du musée du Louvre, le budget alloué aux restaurations représente seulement 11,5 % du budget total, on se demande pourquoi des procédures si lourdes concernant la restauration ont été mises en place et pourquoi on n’a pas pensé avant tout à la sauvegarde et à la mise en valeur des œuvres. Les œuvres d’art ne se bradent pas !
Tout cela pour faciliter le travail de l’administratif et éviter d’éventuelles collusions ou arrangements que les nouvelles procédures ne semblent pas avoir réussi à faire disparaître au vu de certains scandales ayant été évoqués dans la presse l’an passé.

2. Console faisant partie d’une paire, livrées
par Beneman en 1786 pour les entrefenêtres
du "cabinet à la poudre" de Louis XVI à Fontainebleau,
Mobilier National
Photo : Atelier du Crabe
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Pour échapper à ce cercle vicieux, il existe pourtant une solution : l’exception culturelle [3]. Celle-ci existe dans certains secteurs, notamment ceux de l’audio-visuel et de la radiodiffusion (Ordonnance N° 2005-649 du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics).
Certaines institutions culturelles, telle la R.M.N. (Réunion des Musées Nationaux), ont même une marge de manœuvre très étendue et ne sont pas soumises au code des marchés publics.
La R.M.N. applique le décret 2005-1742 du 30 décembre 2005, articles 9 et 10, section 8, marchés réservés (ordonnance du 6 juin 2005). La Réunion des Musées Nationaux –Grand Palais est un Etablissement Public Industriel et Commercial (EPIC), placé sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication. Elle n’est pas soumise au code des Marchés Publics mais doit respecter pour ses achats les grands principes de la commande publique.
Appliquons donc cette notion « d’exception culturelle » au domaine de la restauration des œuvres d’art ! La responsabilité concernant les restaurations d’œuvres pourrait être ainsi transférée des services administratifs aux conservateurs et/ou aux (trop peu nombreux) restaurateurs en poste dans les musées.

Une simple mise en concurrence de trois, quatre, ou cinq restaurateurs, en fonction de l’importance et de la complexité de l’œuvre, leur permettrait d’avoir plusieurs propositions techniques et plusieurs montants notés en fonction d’un barème préétabli. Les propositions ayant les prix le plus bas et le plus haut pourraient être automatiquement éliminées. La meilleure note serait attribuée à la meilleure proposition se situant dans la moyenne du prix et non au moins-disant. Pour que ce ne soit pas toujours les mêmes restaurateurs qui soient consultés, un appel à candidature préalable serait organisé avec demande de curriculum vitae. Parmi les trois, quatre ou cinq restaurateurs choisis, il y aurait obligation de faire participer un ou deux « jeunes restaurateurs ». Cette pratique existe dans d’autres professions, par exemple en architecture, et a fait ses preuves.
Didier Rykner concluait son article ainsi : « Dans les recommandations qui concluent le rapport (et dont nous avons cité une grande partie dans le corps de cet article), la 4.2 (p.105) est intitulée « adapter les textes à la réalité ». Cette formulation nous semble malheureuse : il serait plus avisé de demander l’adaptation des textes à ce que devrait être la réalité.
On attend avec impatience la réaction du ministre de la Culture à ce livre blanc…
 »

Il est de même grand temps pour nous de cesser de chercher dans le code des marchés publics les procédures les plus adaptées à la restauration des œuvres d’art ! Les services administratifs seront de toutes façon toujours présents et nous feront toujours perdre notre temps !
On attend donc avec impatience de sortir du code des marchés publics afin de redonner un souffle nouveau à la profession de restaurateur et aux œuvres d’art elles-mêmes.

Jean Perfettini,
Restaurateur de mobilier, support-bois et objets d’art.
En collaboration avec Eléna Duprez et Elisabeth Grall.

Merci à Daniel Alcouffe.

Jean Perfettini

Notes

[1RGPP : Réforme générale des politiques publiques.

[2Le tarif journalier préconisé par le Service de Restauration des Musées de France en 1990 aux jeunes restaurateurs était de 2000,00 francs (300,00 €), soit 37,50 € h.t. de l’heure ; 20 ans après, un jeune qui sort après 5 ans d’études est bien incapable de pouvoir facturer la même chose !! Pour mémoire, le tarif horaire facturé par un garagiste ou un plombier est actuellement de 70 € h.t. minimum, soit près du double de celui d’un restaurateur.
Deux enquêtes effectuées par la Fédération Française des Conservateurs-Restaurateurs, l’une en 2002 et l’autre en 2006, indiquaient que le revenu net horaire moyen du restaurateur d’œuvres d’art était de 11 euros ; de plus, l’enquête de 2006 indiquait que ce revenu n’avait pas augmenté en quatre ans et qu’il était le plus bas des professions libérales.

[3« La doctrine de "l’exception culturelle" repose sur le principe que les biens et les services culturels, du fait de leur relation à la culture, sont d’une nature particulière qui va au-delà des seuls aspects commerciaux ». Définition de l’Unesco sur son site.

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