Carolus-Duran, « Une superbe sensation d’art, Un poème de labeur »

1. Jean-Jacques Henner (1829-1905)
Portrait de Carolus-Duran
Huile sur toile
Saintes, musée des Beaux-Arts, Inv. 91-7-1
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« Nom exotique et sonore » [1], forgé à la Balzac, le nom de Carolus Duran s’applique à un artiste et un personnage hors du commun qui a marqué son temps, les cours de Russie et du Portugal, ainsi que les Etats-Unis qui l’ont accueilli comme l’un des plus grands peintres contemporains, tandis que ses amis Manet, Monet, Whistler, Puvis de Chavannes peinaient à être reconnus.
Pourtant, la situation du peintre s’avère paradoxale : « Il est peu de noms aussi illustres à l’heure actuelle dans l’école française et parmi les diverses écoles du monde, que celui de Monsieur Carolus-Duran. Il est peu d’homme aussi mal connu que lui. Il est peu de maîtres qui aient remporté d’aussi éclatants succès. Il en est peu, en revanche, qui aient, pour envers de cette gloire, d’aussi fausses et d’aussi folles légendes. » [2].
De fait, imaginons Carolus Duran tel que nous le décrivent ses connaissances : « L’homme est de taille moyenne, plutôt grand, bien pris, nerveux et fort ; les cheveux grisonnants, divisés en deux au milieu du front et bouclés, entourant un visage fièrement creusé, les moustaches hérissées. Les yeux flamboient, leur intensité de vie est tout à fait singulière et profonde. Français d’allure et d’esprit, homme du Nord par la naissance, Carolus Duran est essentiellement un méridional par la verve et la tournure. »Anonyme, « Carolus Duran » in : Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, T. I, Paris, 1894, non paginé. Et un autre amateur de renchérir : « Quelle tête puissante et que de force dans cet ensemble si fier et si dominateur ! C’est un Velasquez descendu de son cadre. Le regard droit, les muscles sont d’acier, et quand le peintre est énervé par des heures passées devant son chevalet, pour se retremper, il va faire des armes dans quelques salles d’escrime où il étonne par son sang-froid, sa souplesse et sa vigueur, ou bien il enfourche un grand cheval de race et va faire un tour au Bois. Quelle forte organisation ! Ce maître trouve encore le temps d’aller aux premières représentations, de rendre des visites et de faire de la musique jusqu’à l’aube, quand la maison lui plaît. » [3]. Carolus Duran est aussi renommé pour son « travail facile et prompt. Il se collète, pour ainsi dire, avec sa toile. Il peint debout, s’escrimant avec son pinceau comme avec une épée, allant et venant, marchant à travers l’atelier, se reculant pour mieux juger de l’effet obtenu. Cette gymnastique est toute personnelle et très caractéristique. Son immense atelier est toujours plein de portraits commencés, fillettes adorables, grandes dames élégantes, sans compter les projets, les esquisses, les études anciennes, les aquarelles rapportées des bords de la mer. »Anonyme, « Carolus Duran » in : Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, T. I, Paris, 1894, non paginé.

En 1901, les critiques comparent sans hésitation Carolus Duran aux grands maîtres, principalement Velasquez et Rubens, références essentielles de l’artiste, lui prédisant une postérité certaine : « Comme il arrive pour Raphaël, Michel Ange, le Corrège, Velasquez, Rubens, Van Dyck et tant d’autres, la postérité prononcera avec respect le nom de Carolus Duran. » [4]
Néanmoins, Carolus a connu un long purgatoire au XX° siècle, balayé, entre autres, par les avant-gardes qui le jugeaient démodé et artificiel [5].

2. Carolus-Duran (1837-1917)
Le convalescent (1860)
Paris, Musée d’Orsay
Cliché RMN Hervé Lewandowski
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Toute rétrospective d’un artiste disparu s’avère précieuse ! Elle apparaît comme l’occasion unique et privilégiée de ressusciter une personnalité, une carrière, un art et de les appréhender avec le recul bénéfique du temps. Même imparfait tant la tâche était grande et si absents les chefs d’œuvres non localisés ou non empruntables, le regard porté sur l’œuvre de Carolus Duran par les musées de Lille et de Toulouse a révélé la qualité, la vigueur et l’authenticité du talent de Carolus Duran ainsi que la place privilégiée qu’il a occupée à son époque.

Autodidacte, formé par l’exemple des maîtres du passé qu’il copiera humblement et sans relâche dans les musées, sa vie durant, le peintre a constamment poursuivi la recherche de la nature vraie, de la réalité comme Courbet ose la représenter, prosaïquement. Les œuvres Le Convalescent (Paris, musée d’Orsay, ill. 12), fragment d’une très grande toile intitulée La Visite au convalescent (1860) dérivant d’un grave accident de santé dans sa jeunesse, L’Assassiné (1865, Lille, Palais des Beaux-Arts), aboutissement de son séjour d’études en terre italienne inspiré d’un fait divers dont il a été le témoin, s’inscrivent dans cette veine réaliste que Carolus personnalise dès ses débuts par un sens éclatant de la couleur, en particulier le rouge, associé à un appétit aiguisé de la vie. Nouvelle œuvre autobiographique, Le Baiser (Lille, Palais des Beaux-Arts, ill. 3) célèbre le mariage d’amour de l’artiste avec une séduisante pastelliste, Pauline Croizette, en 1868.

3. Carolus-Duran (1837-1917)
Le baiser (1868)
Lille, palais des Beaux-Arts
Cliché RMN Hervé Lewandowski
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Ce tableau annonce la sobre mais éblouissante conception du portrait en pied de sa jeune épouse intitulé La Dame au gant (1869, Paris, Musée d’Orsay, ill. 4) unanimement applaudi par le public et la critique pour incarner l’image de la femme moderne, de la Parisienne d’alors : le peintre la saisit dans l’élan du retour chez elle, ôtant ses gants à la fois avec coquetterie et détermination. Désormais, cette effigie ouvre la voie au « portrait vivant » par l’impact de sa présence psychologique, gestuelle et sociale.
Trois ans plus tard, l’un des autres fameux portraits de Carolus Duran représentant Mme Ernest Feydeau (Lille, Palais des Beaux-arts), suscite le commentaire suivant de Jules Claretie : « M. Duran a pour système de dégager d’un modèle la note dominante, et d’appuyer sur cette note de façon à accentuer jusqu’à l’extrême la physionomie qu’il veut rendre. Aussi, rien d’évité, d’adouci, d’habilement dissimulé. Tout est net, absolu, franc jusqu’à devenir brutal ; tout est voulu, et l’impression qui se dégage de cet art viril est une impression singulière de vitalité et de puissance. » [6]. Le critique d’art, Théodore Duret, ami de Manet conclura quant à lui : « Délaissant le terrain conventionnel et rejetant toute idée de type étranger au temps présent, M. Carolus Duran fait pour le portrait ce que les maîtres naturalistes ont fait pour le paysage. Il se met en face du modèle vivant et il cherche à le reproduire par une opération de primesaut, ne voulant voir en lui que ce qu’il possède en propre. Ce n’est donc plus un type indécis, froid, plus qu’à moitié conventionnel comme ceux de M. Cabanel, que M. Carolus Duran nous montre mais un type réel, une femme vivante, la femme de notre temps telle qu’elle a, en toute choses, une manière à elle d’être et de paraître. » [7]. C’est ainsi que s’explique le charme toujours envoûtant de l’imposant portrait équestre de la comédienne Sophie Croizette, belle-sœur du peintre (Tourcoing, Musée des Beaux-Arts), exposé au Salon de 1873 avec un succès égal à celui de la Dame au gant, un critique s’étonnant que l’artiste ait même poussé l’audace jusqu’à peindre un cheval grandeur nature !

4. Carolus-Duran (1837-1917)
La dame au gant (1869)
Paris, Musée d’Orsay
Cliché RMN Hervé Lewandowski
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5. Carolus-Duran (1837-1917)
Marée basse à Audresselles (vers 1869)
Lille, palais des Beaux-Arts
Cliché RMN R. G. Ojeda
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Outre le remarquable portrait d’une jeune femme vive et complice, l’œuvre livre, par ailleurs, une facette méconnue du talent de Carolus Duran : son profond attrait pour le paysage, ici la plage de Trouville brossée largement, dans la complexe variété de ses nuances, entre sable, mer et nuages. La Forêt de Fontainebleau, tableau inédit conservé au musée d’Indianapolis, exprime l’admiration de l’artiste pour la nature souveraine, dans le sillage de Rousseau et des Barbizonnais, dès 1861, et sur un grand format comme il les aime [8]. C’est de concert avec ses amis Zacharie Astruc, Whistler, Manet, Monet qu’il travaille sur les sites de Fontainebleau, étudiant la nature et ses jeux de lumière. Ensuite, régulièrement, au fil de multiples déplacements en province, le peintre s’adonnera à l’art du paysage avec une liberté de métier et une fraîcheur d’émotion insoupçonnées : depuis Marée basse à Audresselles, commune du Pas-de-Calais où il séjourne l’été, en 1869 (Lille, Palais des Beaux-Arts, ill. 5) jusqu’à Soir dans l’Oise, présenté au Salon de 1893 (Paris, Musée d’Orsay) où la facture la plus enlevée se pare de tonalités expressionnistes, qualités qui poussent l’Etat à acquérir l’œuvre.

« Mais le fond de sa nature, c’est l’intimité, la causerie, l’existence pleine de rêves, entre sa femme, ses deux petites filles et son fils nouveau né » [9]. De ce goût pour la vie privée et l’amitié dérive en particulier la longue galerie de portraits que Carolus Duran, prodigue, consacre à ses amis parmi lesquels Haro, Tempelaere, Manet, Nadar, Doré, Mounet-Sully, Thaulow…étrangement vivants et expressifs dans l’approche et le traitement de la touche.
Les portraits de famille comptent également beaucoup dans l’esprit de Carolus Duran : en 1876, il laisse un extraordinaire Portrait de ma mère (Paris, Musée d’Orsay, en dépôt à Poitiers, Musée Sainte-Croix, ill. 6) qui accède au rang des meilleurs portraits du siècle, aux côtés de ceux de Géricault, Manet, par exemple, tant l’expressivité en est maximale, sans concession aucune, afin de restituer la force d’une personnalité éprouvée par la vie. Demeurés confidentiels, les portraits de ses petits-enfants exécutés dans les années 1890-1900 - dont ceux offerts si généreusement par la famille Feydeau aux musées de Saintes et de Lille et qui composent en partie l’exposition Portraits d’enfants de Carolus-Duran - témoignent pour leur part du degré d’osmose entre la virtuosité du peintre et sa capacité de concentration, la première servant à capter sur la toile les traits de jeunes modèles toujours prompts à s’éclipser. Confronté à l’essor de la photographie, Carolus Duran parvient à arracher des « instantanés picturaux » grâce à l’immédiateté de sa vision.
La peinture religieuse aussi a retenu l’attention du peintre qui y perçoit l’occasion personnelle de faire vivre son sentiment religieux : « La Mise au tombeau » (1882, Saint-Aygulf, Chapelle Notre-Dame, ill. 7) exprime l’amour et la douleur de l’humanité dans une mise en scène intimiste.

6. Carolus-Duran (1837-1917)
Portrait de ma mère
Poitiers, Musée Sainte-Croix
(dépôt du Musée d’Orsay)
Cliché : musées de Poitiers
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7. Carolus-Duran (1837-1917)
La mise au tombeau
Saint-Aygulf, chapelle Notre-Dame de l’Assomption
Cliché : M. Beck-Coppola
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Malgré « les folles légendes » qui ont couru à son sujet, de par son authenticité d’inspiration, d’intégrité dans le travail, d’ouverture sur l’art, Carolus Duran impose un prodigieux savoir-faire qui respire une puissance, une vitalité et une émotion toujours actuelles. Ces qualités font indéniablement de lui l’un des meilleurs maîtres du siècle.

Annie Scottez-De Wambrechies

Notes

[1Selon l’expression de F. Champsaur, Le cerveau de Paris, 1886, p. 71. Le jeune Charles Durant adopte dès l’année 1858 le nom d’artiste Carolus Duran qui deviendra à partir de 1885 son nouveau patronyme. Dans le présent texte nous avons opté pour l’appellation originelle de l’artiste et de celle de ses contemporains soit Carolus comme prénom et Duran pour le nom.

[2A Alexandre, op. cit.

[3A. M. de Belina, « Carolus Duran » in Nos peintres dessinés par eux-mêmes, Paris, 1883, p.112.

[4R. Larquier, Revue d’Europe, n°5, 1901, p. 358

[5Se reporter à la fortune critique esquissée à l’occasion de la rétrospective Carolus Duran. 1837-1917, Lille, palais des Beaux-Arts, 9 mars - 9 juin 2003 et Toulouse, musée des Augustins, 27 juin - 29 septembre 2003, édition de la Réunion des musées nationaux, 2003, in : « De la pertinence d’une rétrospective », Annie Scottez-De Wambrechies, p. 15-18. Toutes les œuvres citées dans le présent texte sont reproduites et possèdent une notice dans le catalogue.

[6Op. cit. p. 165 .

[7« Exposition Carolus Duran » in La Chronique des arts et de la curiosité, n° 20, 1903, p.163 .

[8Se reporter au catalogue d’exposition Carolus Duran 1837-1917, op. cit. notice n° 6, p. 64, repr. ; cette huile sur toile mesure H. 152 x L. 269 cm.

[9J. Claretie, op. cit. p. 17.

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