Un rapport sur les acquisitions suggère une mesure désastreuse pour les musées

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Alors que nous enquêtons actuellement sur les procédures d’acquisitions des musées français, un travail qui nous a amené à constater un grand nombre de dysfonctionnements dénoncés à la fois par les marchands et les conservateurs, un rapport vient d’être publié sur ce sujet. La mise en cause récente de l’Agence France Muséums sur les achats pour le Louvre Abu Dhabi était le motif de la création de cette mission. Elle portait uniquement sur les acquisitions des musées relevant du ministère de la Culture (excluant donc de fait ceux relevant d’autres ministères, ou les musées de région), mais il est évident que si les recommandations faites devaient être mises en œuvre, celles-ci s’étendraient très rapidement à tous les musées français.

Or, cette commission, à la composition très réduite en nombre et qui n’incluait aucun conservateur de musée aguerri dans les acquisitions d’œuvres d’art [1] - s’est crue autorisée à aller bien au-delà des demandes qui lui étaient faites, jusqu’à donner une recommandation sans aucun rapport avec la question de la sécurité des provenances, et qui pourrait avoir, si elle était mise en œuvre, des répercussions dramatiques sur la capacité des musées à enrichir leurs collections. Nous reviendrons plus tard sur les autres points de ce rapport. Mais il faut nous attarder ici sur cette proposition totalement déconnectée de la réalité du marché de l’art et du travail des conservateurs.

La recommandation en question porte le numéro 14 dans la liste récapitulant les propositions, elle est ainsi rédigée : « Édicter par voie de circulaire une règle selon laquelle aucune acquisition de gré à gré ne peut intervenir d’une œuvre adjugée en vente publique moins de cinq ans auparavant, sauf dérogation dûment motivée. »
Devant une telle idée, on se demande quel est le rapport avec la question posée de sécuriser les provenances pour éviter que les musées n’achètent des œuvres volées, ayant fait l’objet de fouilles illégales ou illégalement exportées de leur pays d’origine. Et la réponse est simple : il n’y en a aucune. Il s’agit comme l’indique le titre du paragraphe où elle se trouve de “renforcer l’attention portée aux prix d’acquisition”.
Car pour les rapporteurs, manifestement, reprenant un sentiment largement partagé au ministère de la Culture, les conservateurs sont incompétents pour connaître le prix d’une œuvre et les marchands sont tous des voleurs. Ce n’est certes pas inscrit ainsi dans le rapport ni évidemment jamais exprimé ouvertement par les fonctionnaires, mais cela revient exactement à ça.

Comment les auteurs du rapport justifient-ils une proposition aussi absurde, qui s’appliquerait à toutes les œuvres sans distinction, et pas seulement aux objets archéologiques puisqu’il n’est plus question ici de sécuriser la provenance ?

Une argumentation inepte

Nous résumons ici les arguments :

  • « tous les observateurs ainsi que la plupart des personnalités auditionnées par la mission s’accordent à constater que les musées français achètent à des prix relativement élevés ».
    La formulation est amusante : « tous les observateurs », mais seulement « la plupart » des personnalités auditionnées, ce qui tend à laisser croire que certaines personnalités auditionnées ne sont pas des observateurs. Pourquoi donc ont-elles été auditionnées ?

Bien entendu, cet argument n’a pas de sens. Oui, il arrive que certains musées surpaient des œuvres. Mais cela arrive au moins aussi souvent en vente publique pour des raisons que le rapport décrit d’ailleurs : « l’établissement peut être victime d’ententes visant à faire monter le prix aux enchères, au détriment des fonds publics ». On ne comprend pas trop dès lors pourquoi la mesure prétend réduire les possibilités d’achat chez les marchands plutôt qu’auprès des ventes publiques [2].

  • Quant aux professionnels du marché de l’art[, ils] reconnaissent, souvent en privé, que leurs prix diffèrent selon qu’ils se trouvent négocier avec des conservateurs ou avec des collectionneurs”.

Oui, c’est parfois vrai. Mais l’inverse ne l’est pas moins : si les rapporteurs connaissaient bien le marché et discutaient avec les conservateurs et les marchands, ils sauraient que ces derniers ont souvent d’excellents rapports avec les conservateurs, aiment les musées et sont heureux de leur vendre, pratiquant au contraire des prix inférieurs à ce qu’ils feraient pour des particuliers. Sans compter - nous le démontrerons dans notre article en préparation - que les délais que les marchands doivent accorder aux musées, tant pour la décision que pour les paiements, n’ont rien à voir avec ceux faits aux particuliers qui se décident et payent le plus souvent immédiatement. Cela a un coût.

  • « Il n’est pas rare de voir des établissements prestigieux, et même les plus grands, acquérir auprès de marchands réputés, en particulier pour les prix qu’ils pratiquent, des œuvres qu’ils eussent pu acquérir en vente publique directement à moindre frais. »

Oui, dans certains cas il est regrettable qu’une œuvre passant dans une vente aux enchères largement connue et médiatisée soit acquise par un marchand puis revendue dans la foulée à un musée qui aurait pu l’acquérir à moindres frais. Mais cette vision totalement manichéenne néglige volontairement une infinité de situations bien plus complexes et qui expliquent qu’il est parfois normal d’acheter à un marchand ayant acquis une œuvre en vente publique.

Les rapporteurs sont en réalité en phase avec une pratique déjà fréquente du Service des Musées de France : la recherche systématique du lieu où le marchand a acheté l’œuvre, pour refuser l’achat s’il provient d’une vente aux enchères, ou pratiquer des renégociations injustifiées sans tenir compte du travail fait par le marchand.

Pourquoi les musées achètent parfois après la vente aux enchères

Pourtant, bien des cas peuvent justifier l’achat d’une œuvre quelques mois après sa mise en vente aux enchères ; nous les listerons ici sans toutefois probablement être exhaustif.

  • le conservateur du musée qui achète l’œuvre ne l’a pas vue passer en vente.

Le rapport explique souhaiter ainsi « encourager la veille sur les biens passant en vente publique », tout en reconnaissant que « la multiplicité des tâches des conservateurs conduit en effet nombre d’entre eux à préférer s’appuyer sur les professionnels du marché pour sélectionner œuvres et objets dignes de leur attention ».
Va-t-il déduire de ce constat qu’il est nécessaire d’augmenter drastiquement le nombre de conservateurs en charge de suivre le marché, pourquoi pas dans un service spécialement dédié du Service des Musées de France ? Bien évidemment non ! Leur solution permettrait selon les rapporteurs d’« encourager une veille active, facilitée par la numérisation des catalogues et la possibilité de mettre au point une grille de mots-clés générateurs d’alertes sur les sites internet qui regroupent les ventes aux enchères. »


1. Auguste Préault (1809-1879)
Rachel, Xavier Sigalon, Henriette Smithson, Jules-Robert Auguste, Paul Meurice, Palmyre Meurice, Louise Astoud-Trolley, Adèle Hugo
Plâtre patinés façon bronze dans un cadre en bois - 142,2 x 278,8 x 9 cm
Orléans, Musée des Beaux-Arts
Photo : Galerie Univers du Bronze
Voir l´image dans sa page

Décidément, ceux-ci semblent bien ignorants du marché de l’art : les mots-clés sont évidemment utiles, et d’ailleurs utilisés par les conservateurs les plus affutés sur les acquisitions. Mais ils sont loin d’être l’alpha et l’oméga, pour de multiples raisons : une mauvaise description de l’œuvre dans le catalogue ; la multiplicité des maisons de vente dans le monde ; l’impossibilité d’entrer des mots clés pour tout ce que l’on recherche (comme si un musée n’était intéressé que par quelques artistes, comme si le sujet n’avait pas d’importance et était toujours décrit correctement par les notices…).
C’est oublier aussi l’impossibilité pour les conservateurs de consacrer sept jours sur sept, 365 jours par an pour être à l’affut de ces objets mis en vente. Heureusement que le Musée des Beaux-Arts d’Orléans, particulièrement actif sur le plan des acquisitions et qui surveille en permanence le marché a pu acheter lors du Fine Arts Paris de l’an dernier un ensemble de grands médaillons de Préault (ill. 1) qui étaient passés en vente très discrètement à New York sans qu’il s’en aperçoive, et à un prix tout à fait conforme au marché (voir la brève du 14/7/22). Heureusement qu’Orsay a pu acheter un magnifique portrait d’Émile Friant (ill. 2) passé lui aussi en vente à New York deux ans plus tôt chez Doyle, une maison de vente beaucoup moins connue.


2. Émile Friant (1863-1932)
Portrait de Charles Frederick Worth, 1893
Huile sur toile - 226,7 x 123,8 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : Musée d’Orsay-RMN-GP/Sophie Crépy
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  • Le musée n’avait pas les moyens d’acquérir l’œuvre au moment où elle passe en vente.

Les ventes aux enchères, contrairement aux marchands qui sont souvent plus souples, ont une date de vente fixée sans modification possible, et l’achat doit être réglé en un mois. Les budgets des musées ne sont pas extensibles, ils sont même parfois très bas. Certains musées qui ont vu une œuvre passer en vente peuvent tout simplement être dans l’incapacité de l’acquérir, et seront très heureux de pouvoir se rattraper un peu plus tard auprès d’un marchand.

  • Le musée n’a pas pu l’acquérir faute d’avoir pu monter le dossier dans les temps.

Dans certains cas, l’information tardive sur la vente combinée à la lourdeur des procédures d’acquisition et aux incertitudes sur l’état de l’œuvre ou justement sur sa provenance peuvent empêcher son acquisition au moment des enchères. Un marchand qui prendra le risque d’acheter, car c’est son métier, donnera ensuite le temps nécessaire au musée pour monter le dossier d’acquisition dans les meilleures conditions.

  • le musée était inactif à cause d’un conservateur incompétent ou d’un maire indifférent.

En cinq ans, il peut se passer beaucoup de choses. Combien de musées ont vu leur politique changer grâce au remplacement d’un mauvais conservateur par un bon ? Faut-il punir ce dernier parce que son prédécesseur a laissé passer l’occasion d’acquérir une œuvre importante pour les collections aux enchères quelques mois ou quelques années plus tôt ?

Des dérogations inapplicables

Certes, le rapport prévoit deux possibilités de « dérogations dûment motivées ». Quelles sont-elles ? Pas celles que nous avons listées ci-dessus.

  • Dans le cas d’une vente dont le catalogue n’a pas été mis en ligne.

Pratiquement toutes les ventes sont en ligne, il s’agit donc d’une éventualité quasiment inexistante.

  • Si le marchand acquéreur a, par ses recherches, changé l’identification du bien

Cette dérogation qui est tout de même la moindre des choses, est néanmoins quasiment annihilée par la condition qui suit :

  • et à condition que son prix d’acquisition par le musée ne soit pas très éloigné du prix d’achat par le marchand.

Prenons un exemple : un marchand a acheté dans une vente publique un tableau annoncé comme de l’école française du XIXe siècle pour la somme de 1 500 €. Il l’identifie, par son œil et/ou par ses recherches, comme une œuvre indiscutable de Gustave Courbet. Les rapporteurs l’autoriseront à le vendre à un musée pour peut-être 3 000 € ? On s’esbaudit devant une telle générosité ! Bien évidemment, il ne le vendra pas à un musée français, mais à un collectionneur ou à un musée étranger.

On oublie quelques évidences. Le prix d’une œuvre peut varier en fonction de beaucoup de critères et n’est pas du tout absolu, et un prix obtenu en vente publique, même pour un objet bien identifié, peut être très bas, bien en dessous de la valeur réelle de l’œuvre : si le musée pour une des raisons citées plus haut n’a pas pu l’acheter en vente, où est le scandale qu’il l’acquière un peu plus tard auprès d’un marchand qui, lui, a pu l’acheter et la propose à un prix certes plus élevé mais conforme au marché ? N’oublions d’ailleurs pas que les marchands prennent des risques, qu’il leur arrive souvent d’acheter une œuvre qu’ils ne pourront pas revendre, ou sur laquelle ils feront une marge très faible, voire négative, et qu’il est nécessaire s’ils veulent poursuivre leur activité qu’ils gagnent leur vie sur les bons objets.

Tout cela, évidemment, n’est pas sérieux. Et on oublie un autre cas de figure : un musée ne peut pas acheter en vente publique une œuvre qu’il aura reconnue comme beaucoup plus importante que sa description, car il risquerait de voir le vendeur se retourner contre lui. On se souvient en effet du cas du tableau de Poussin (dit Saint-Arroman) que le Louvre avait acheté aux enchères comme de l’école des Carrache et qu’il avait dû restituer au vendeur. Le « principe de précaution » qui préside désormais à toutes les décisions des politiques et de l’administration empêche désormais - souvent même par autocensure - l’achat en vente publique d’œuvres mal attribuées dont le conservateur aurait pourtant reconnu le véritable auteur. Là encore, le marchand est utile pour prendre le risque à la place du musée.

La méconnaissance des musées par les rapporteurs - sidérante si on considère leur curriculum-vitae - va très loin puisque sans ignorer l’affaire du Poussin Saint-Arroman, ni celle du Poussin Pardo qu’ils évoquent par ailleurs, ils prétendent que « cette jurisprudence ne stérilise pas toute initiative en la matière » en les comparant à l’affaire du Verrou de Fragonard dans un raisonnement parfaitement spécieux [3]. En réalité il serait impossible à un musée d’acquérir une œuvre importante mal attribuée. Et on imagine difficilement cette acquisition se faire ensuite chez un marchand « à un prix pas trop éloigné » de son prix d’achat.

Un rapport n’est, il est vrai, qu’un rapport. Il faut espérer que cette proposition foncièrement mauvaise soit retoquée par le ministère de la Culture. Ses conséquences seraient dramatiques pour les musées, rendant encore plus difficile le travail des conservateurs les plus actifs qui se battent pour enrichir leurs collections avec des moyens souvent très faibles.
Elle serait également extrêmement néfaste pour le marché de l’art français qui est pourtant en pleine expansion. Les priver de la clientèle des musées pour les œuvres qu’ils savent trouver en vente aux enchères fragiliserait d’abord ceux qui conservent de bonnes relations avec les musées, leur permettant souvent d’acquérir des œuvres qu’ils n’avaient pu acheter, pour une raison ou l’autre dont nous avons parlé plus haut.

Comme nous le verrons dans notre enquête, il semble que le Service des Musées de France - il est vrai que naguère il s’agissait d’une direction - ne soit plus là pour aider les musées, notamment à acquérir des œuvres ce qui est au cœur de leurs missions, mais bien pour les empêcher de travailler. Ce rapport et notamment cette proposition ne font que suggérer qu’il aille encore plus loin dans cette entreprise de démolition. Il faudrait une action collective des conservateurs des musées français, si possible concertée avec les marchands, pour s’y opposer fermement.

Didier Rykner

Notes

[1Elle était constituée de Christian Giacomotto, Marie-Christine Labourdette, Arnaud Oseredczuk avec l’appui d’Isabelle Maréchal.

[2Ce qui n’aurait évidemment pas davantage de sens.

[3Citons ici le texte entier du rapport, qui est proprement sidérant : « Il convient de mentionner que la jurisprudence, notamment au travers de deux affaires liées à des tableaux de Poussin, tend à considérer que l’acquéreur qui « découvre » une œuvre mal attribuée peut voir son acquisition annulée par le vendeur au motif que l’erreur sur la substance est un vice de consentement qui entraîne la nullité de la transaction. Cette perspective n’incite pas les musées nationaux à réaliser une veille active des biens culturels passant en vente publique dans laquelle leur expertise permettrait d’effectuer des achats à bon compte. Il faut cependant rappeler que cette jurisprudence ne stérilise pas toute initiative en la matière, puisqu’une autre décision dans une affaire liée à un tableau de Fragonard reconnaît que lorsque le vendeur accepte un aléa sur les qualités substantielles de la chose vendue, il en accepte toutes les conséquences ; les jurisprudences adverses ne valant que lorsque le vendeur a la certitude d’une attribution médiocre ».

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