Passe d’arme à propos des Tulipes de Jeff Koons

Et hop !
Photo : Didier Rykner
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Le Monde vient de publier, sous la plume de Harry Bellet, un article pointant les contre-vérités que contiendrait la tribune contre l’installation des Tulipes de Jeff Koons devant le Palais de Tokyo (voir aussi nos articles ici et ici). Sans méconnaître l’ironie de la situation, qui voit La Tribune de l’Art s’interposer dans un combat entre spécialistes de l’art contemporain, nous voudrions apporter quelques précisions sur les erreurs ou supposées erreurs que contiendrait cette pétition (que nous avons découverte comme tout un chacun après qu’elle a été écrite).

Que l’initiateur de la tribune, Stéphane Corréard, ait pour épouse Sylvie Perras Corréard, qui est aujourd’hui conseillère technique culture et communication du premier ministre Édouard Philippe est exact. Mais celui-ci, comme le remarque d’ailleurs l’article, s’est opposé dès le 21 novembre 2016 au projet de Koons, alors qu’Édouard Philippe était fort loin de devenir Premier ministre, et que sa conjointe travaillait encore à la Femis. Penser à une instrumentalisation par le Premier ministre contre Anne Hidalgo nous semble un peu tiré par les cheveux, et un peu condescendant, même si à titre personnel cela nous réjouirait beaucoup…

Si, comme le remarque Harry Bellet, le site de l’avenue du Président Wilson n’est pas classé, il est tout de même inscrit (à défaut d’être « répertorié », terme qui ne correspond à rien de connu). Cela nécessite au moins un avis simple d’un Architecte des Bâtiments de France, et une autorisation de « l’autorité compétente ». Quant au Palais de Tokyo lui même, comme nous l’avons remarqué récemment à notre grande surprise, il n’est effectivement pas protégé (ce qui est en soi une aberration). En revanche, le Palais d’Iéna d’Auguste Perret, lui, est classé monument historique, et il se trouve à moins de 500 mètres de l’emplacement prévu pour l’œuvre de Koons, ce qui suppose normalement un avis conforme de l’ABF. Cette intervention de l’ABF nous a d’ailleurs été confirmée par la Ville de Paris. On ajoutera à cela que c’est bien la mairie de Paris qui avait annoncé la nécessité « de l’obtention des dernières autorisations nécessaires » pour installer l’œuvre. Il n’y a donc pas que les travaux de soubassement qui nécessitent une autorisation.

Comme le souligne Harry Bellet, il s’agit effectivement d’une « initiative individuelle, privée » qui ne relève donc pas d’un appel à projets. Sauf que cette initiative privée s’installe dans l’espace public, à la demande du donateur, ce qui pose tout de même la question de savoir si elle ne devrait pas être réalisée via une commande publique. À cela, Harry Bellet, que nous avons contacté, nous répond en s’interrogeant sur le coût d’une telle procédure et de son financement... Cet argument de l’appel à projets nous paraît également peu recevable, mais pour une raison différente : il n’y a nul besoin d’installer partout devant les monuments historiques [1] des commandes publiques. Cet emplacement peut et doit rester vide, permettant ainsi d’admirer sans obstacle la belle colonnade.

Si les pétitionnaires discutent de l’emplacement, ce n’est pas pour proposer qu’il soit « à proximité de la Bastille » ; ils ne citent jamais ce lieu et se contentent de remarquer que celui choisi est « sans aucun rapport avec les tragiques événements invoqués et leur localisation ». Mais surtout, rappeler qu’il y a eu aussi des morts à Nice ne tient pas car l’artiste a dès le début (donc après l’attentat de Nice), précisé que cette œuvre était offerte « afin de surmonter les terribles événements qui ont eu lieu à Paris ». Il n’était nulle part question de Nice.

Harry Bellet n’a, en revanche, pas entièrement tort lorsqu’il affirme que la sculpture ne casse pas la perspective vers la tour Eiffel car celle-ci ne serait pas visible depuis cet emplacement. Si Stéphane Corréard a posté sur Twitter des photos montrant la tour à travers les colonnes du Palais de Tokyo, force est de constater qu’il faut avancer fortement vers cette colonnade, et regarder à droite pour apercevoir le monument. Mais à vrai dire peu importe : l’essentiel est bien que cette œuvre hors de proportion et sans aucun rapport formel avec la colonnade du Palais de Tokyo n’a rien à faire là, tour Eiffel ou pas tour Eiffel. On ne peut en revanche reprocher aux signataires l’erreur d’un des leurs, Christian Bernard sur l’antenne d’Europe 1, à propos du déplacement supposé d’une statue de Bourdelle, car cet argument ne se trouve pas dans la tribune.

Nous ne rentrerons pas dans le débat sur l’importance de l’art de Koons aujourd’hui par rapport à hier. S’il y a un moyen terme entre la marchandisation de son art et les artistes « crev[ant] de faim pour que les bourgeois puissent les acheter à vil prix », il est néanmoins vrai, comme nous l’a rappelé Harry Bellet, que la multiplication des sculptures par l’usage d’ouvriers transformant la production en une véritable usine était aussi, en leur temps, une pratique utilisée par les artistes tels que Rodin ou Bourdelle sans que personne ne songe à le leur reprocher aujourd’hui.

Reste la question du mécénat qui, indirectement, constitue une charge pour les finances publiques, par rapport à un cadeau qui normalement doit être gratuit. Certes, « les 3,5 millions d’euros ne vont pas tomber dans la poche de Koons [2] » (ce que les signataires ne contestent pas), mais l’affirmation de Harry Bellet que l’argent dépensé « reviendra dans l’escarcelle de l’État sous forme de taxes » nous semble bien hasardeuse puisque l’œuvre est fabriquée en Allemagne. Il nous a parlé des ouvriers qui installeraient celle-ci à son emplacement. Mais même dans ce cas, la part des taxes revenant à l’État (sous forme de TVA et de charges sociales) est évidemment bien inférieure à celles qui constituent une dépense pure et simple, ou alors il faudrait considérer que toute dépense de l’État revient obligatoirement dans son budget dans une sorte de circuit fermé, ce qui paraît économiquement un peu audacieux.

Si, comme le rappelle Harry Bellet, les signataires ont pour beaucoup d’entre eux : « usé ou sont appelés à profiter eux-mêmes [du mécénat] », faut-il pour autant considérer qu’ils remettent ainsi en cause la loi sur le mécénat culturel ? À notre avis non. Les déductions fiscales sont évidemment un avantage indispensable qu’il serait irresponsable de contester. Mais cela ne peut se justifier que lorsque les projets sont validés par les pouvoirs publics qui acceptent ainsi formellement la dépense fiscale qui en découle. Un don à un musée est soumis à l’accord d’une commission, ce qui n’a jamais été le cas de ce « cadeau » de Jeff Koons qui n’a jamais été accepté que par Anne Hidalgo. Certes, comme nous l’a dit avec humour Harry Bellet, un chameau, c’est un cheval dessiné par une commission. Cela ne suffit pas à justifier que l’on demande l’autorisation d’une dépense fiscale à la seule Anne Hidalgo. Avec le risque de se retrouver avec un éléphant, au lieu d’un chameau.

Didier Rykner

Notes

[1Bien qu’il ne soit pas protégé, le Palais de Tokyo est évidemment un monument historique.

[2Harry Bellet nous a dit par ailleurs que Jeff Koons céderait tous ses droits à l’image sur l’œuvre aux familles des victimes. Cela ne justifie rien, à notre avis, même si le geste est appréciable. Remarquons d’ailleurs que jamais ces familles ne semblent avoir été consultés sur cet hommage que veut leur rendre Jeff Koons, ni sur le monument.

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