- 1. L’Opificio delle Pietre Dure à Florence
menacé de fermeture
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Florence et la « culture morte »
Cinq mille euros. Ce serait le prix d’un cocktail devant la Vénus de Botticelli [1]. Mais calculez plus du double pour Michel-Ange [2] .
On savait que plus aucun musée, devant sa Majesté la Crise, ne refusait de louer ses espaces, ses tableaux, ses sculptures. Il est possible à présent, dans la Florence de Matteo Renzi et de son double, Dario Nardella [3] , de s’offrir une danse « tribale » de Maasaï en armes devant le Laocoon [4] ou bien de festoyer devant le David de marbre, emblème avili de la liberté florentine. S’il ne s’agissait que de respecter Michel-Ange... mais comme l’a récemment expliqué un expert, l’affluence des visiteurs exerçant une pression autour de la statue (plus de 4,5 tonnes par minute [5] ) mine la stabilité du géant, dont les chevilles de marbre souffrent de microlésions [6].
Imitant ces pernicieux exemples, certaines grandes bibliothèques italiennes – qualifiées à l’anglaise de « location » [7] – peuvent accueillir un défilé de mode, voire une partie de golf dans leurs salles [8].
Le respect du patrimoine, la sauvegarde de la culture, ou le simple égard dû aux monuments, aucun principe ne résiste dans l’Italie de Matteo Renzi, quand par ailleurs – scandale sans précédent – l’Opificio delle Pietre Dure de Florence (ill. 1), où l’on restaure Della Robbia et Léonard, menace de fermer ses portes [9]. Il est vrai qu’on ne compte plus les abus de pouvoir contre ces mêmes principes en France, comme l’enseignent la Samaritaine, les Serres d’Auteuil et d’autres cas éclatants.
- 2. Façade inachevée de San Lorenzo à Florence
que Mateo Renzi voulait terminer !
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La marchandisation de l’Italie, que combattent des critiques courageux qualifiés de « gufi » [10] par Matteo Renzi, ne rencontre aucun obstacle politique véritable, malgré les protestations d’un Adriano Prosperi, d’un Salvatore Settis ou d’un Tomaso Montanari. Comment pourrait-il en être autrement dans une Italie où le Président du Conseil Renzi a clamé son dégoût des « surintendances », ces instituts de protection du patrimoine et du paysage, dont la naissance remonte à l’Italie pré-unitaire, en même temps que son mépris souverain pour l’histoire de l’art, comme l’a glorieusement prouvé le fiasco de la Bataille d’Anghiari dont il fut l’un des principaux acteurs ? Un summum fut atteint quand le bon Matteo proposa de « terminer » la façade de San Lorenzo inachevée depuis Michel-Ange (ill. 2) ou qu’il voulut faire « moderniser », par un sponsor privé, l’horloge à aiguille unique [11] en fonction depuis 1667 sur la tour de Palazzo Vecchio.
Il faut lire (avec modération) la prose de Renzi, comme le bréviaire d’un béotien au pays de Giotto, pour comprendre où va l’Italie : « Notre culture est entre les mains d’une structure [sic] du XIXe siècle, elle ne peut se baser sur le système des surintendances » . Ou encore : « Surintendant est l’un des mots les plus laids du vocabulaire bureaucratique ». Et enfin : « La culture morte est sans beauté. Elle peut tout au plus être une histoire de l’art, mais ne donne pas d’émotion » [12]. Les pages dont provient cette réjouissante citation, qui eût ravi André Chastel, provoquent l’affliction ou l’admiration, les réactions antithétiques de Claudio Giunta et de Sofia Venturi, l’un ironisant dans le « Sole24Ore » sur le populisme de l’alors maire de Florence, l’autre s’enthousiasmant dans « L’Espresso-Repubblica » pour un art de communiquer « dans les grandes démocraties » qui rend par contraste, doit-on le dire, toutes ses lettres de noblesse au despotisme éclairé. Mais Renzi n’ayant tout compte fait aucun idéal démocratique, son but étant le pouvoir qu’il a obtenu sans élections [13], il importe de saisir comment ses menaces anti-intellectuelles sont mises à exécution.
- 3. Privatisation du Ponte Vecchio par Matteo Renzi
Extrait d’une vidéo La Repubblica - Voir l´image dans sa page
Que signifie « une culture morte » synonyme d’histoire de l’art ? et que penser de l’histoire de l’art qui « ne donne aucune émotion » ? Probablement ceci : que la « culture » devrait être une « émotion » perpétuellement dissociée du savoir. Renzi ressemble donc à nos ministres de la Culture et de l’Éducation qui, depuis Lang et Allègre, sont les masques répétitifs d’un pouvoir ignorant. Pour ce pouvoir, toute érudition serait contre la vie, contre la création, pire encore, contre la créativité, ce vieux mythe publicitaire des années 70 du siècle dernier, remis à l’honneur tour à tour par Mesdames Pécresse et Vallaud-Belkacem. Et qu’est-ce que « la vie », pour un politicien comme Renzi, allié de Berlusconi, ami des grands couturiers et des financiers, sinon le look, le marketing et le commerce ?
Dans la pratique, le patrimoine n’a donc plus à être connu ni enseigné, mais « vécu ». Traduisez : marchandé. Ainsi Léonard de Vinci n’est-il guère intéressant par lui-même, mais seulement parce que Bill Gates a racheté le Codex Leicester ou parce que le National Geographic a payé cash la recherche misérablement avortée de la Bataille d’Anghiari. On l’a compris, une culture « vivante » est avant tout une culture « vendante » et l’Italie ne peut prouver qu’elle existe qu’en se bradant elle-même. Comme lors du fatidique 29 juin 2013, quand pendant une quinzaine d’heures les Florentins et les touristes ont été interdits de Ponte Vecchio afin de permettre à Luca Cordero di Montezemolo, grand patron de la Ferrari, et à ses invités, d’occuper le monument pour la somme ridicule de 2 489 euros [14] lors d’une clinquante « Ferrari Cavalcade » (ill. 3). Car l’amateurisme [15] n’est pas le moindre mal de cette fascination pour les puissants et pour les riches, classe exceptionnelle d’individus dont les historiens, les chercheurs, les surintendants, les bibliothécaires représentent le contre-type détesté, celui des « professoroni », des « grands professeurs » honnis par Renzi en raison d’un complexe d’infériorité qui n’a d’égal que celui de Nicolas Sarkozy envers la Princesse de Clèves. Si le platonicien Marsile Ficin soutenait au Quattrocento que le pouvoir, sans le savoir, n’était que nuisance et que Jupiter devait gouverner avec Saturne, il est acquis que toute politique actuelle est anti-platonicienne.
Mais voyons plutôt comment Renzi traduit sa phobie des « professeurs ». En ôtant, de fait, tout pouvoir aux surintendances du patrimoine historique et artistique sur le territoire italien. Ce coup de maître est passé le 12 septembre 2014 sous le nom du décret-loi n° 133 « Sblocca-Italia » [16] ou « Débloque-Italie », avec toute l’effronterie de la communication « démocratique » renzienne, qui place d’emblée ce « décret-loi illégal » [17] au rang d’un déboucheur administratif, voire d’un laxatif national [18]. Faudrait-il purger l’Italie de ses experts et de ses conservateurs – en tous sens du terme – excessivement attachés à la sauvegarde des monuments, des œuvres et des sites ?
Le « Sblocca-Italia », signé sans état d’âme par Giorgio Napolitano, est un vaste dispositif de 45 articles, qui vise principalement à relancer l’économie par le bétonnage du pays. Ceux qui aiment l’Italie dévastée par les abus du Nord au Sud, Sardaigne et Sicile comprises, seront à la fête. Le « Débloque-Italie » favorise, pour citer cinq exemples frappants, les investissements privés dans le secteur public, les participations opaques de type public-privé ou project financing, le stockage facile des terres polluées, les forages désastreux de pétrole et de gaz (art. 36-38) [19] , ou encore le renouvellement abusif des concessions d’autoroutes (art. 5-6) dont un grand bénéficiaire n’est autre que le groupe Gavio [20], soutien économique du parti de Renzi. Or, dans ce dispositif sont aussi prises, précisément à l’article 25, des « mesures urgentes de simplification administrative et d’accélération des procédures en matière de patrimoine culturel » [21]. Elles introduisent de tels correctifs aux lois sur le patrimoine qu’il sera désormais beaucoup plus aisé de déroger aux normes de protection des monuments et des paysages, déjà passablement galvaudées, comme l’atteste le projet barbare d’autoroute traversant la Maremma, le merveilleux littoral toscan menacé par le groupe Gavio, encore lui.
De plus, en imposant à des surintendants débordés de rendre sous soixante jours un avis (art. 25, 3) en l’absence duquel toute décision passe automatiquement à la Région, voire au Conseil des Ministres, il est clair que le gouvernement Renzi entend se débarrasser de toutes entraves scientifiques et techniques, puisque le silence des tutelles sera pris désormais pour un accord tacite [22]. Sur ce principe même, il convient d’écouter Andrea Carandini, ex-président du Conseil Supérieur des Biens Culturels : « Les surintendances ont été vidées de personnel et de moyens. Elles ont été sciemment asséchées et handicapées. Dans les bureaux des surintendances de Milan, toujours plus pauvres, on a calculé que chaque fonctionnaire n’aurait que 3 à 4 minutes pour examiner les dossiers pour avis, si l’on devait respecter les termes de la loi [...] On constate, en somme, l’intention d’éliminer tout ce qui est considéré comme une barrière, c’est-à-dire la tutelle et le système des surintendances, alors que nous parlons au contraire d’une structure qui assure l’application de l’article 9 de la Constitution sur la protection du paysage et de notre immense patrimoine historico-artistique ».
Renzi l’avait dit à Naples, à deux pas de Pompéï, en août 2014 : « Plus jamais de chantiers de construction stoppés par des découvertes archéologiques ! ». Il a tenu parole au-delà des plus funestes prévisions. C’est non seulement l’archéologie préventive, seule capable de bloquer la destruction des sites, qui est ainsi muselée, mais finalement la « tutelle de l’environnement, du paysage, du territoire ou du patrimoine historique et artistique ou encore la protection de la santé » [23] dans le cas des activités polluantes.
- 4. Ancienne manufacture des tabacs de Florence
Photo : Sailko (CC BY 3.0) - Voir l´image dans sa page
Sans lucidité aucune, la Toscane, région phare du patrimoine italien présidée par le nocif mais inamovible Enrico Rossi (destructeur tenace du système sanitaire toscan et défenseur acharné de l’autoroute de la Maremma) brade pour une autonomie illusoire, arrachée à ses propres Surintendances, la sauvegarde de ses monuments. Pour ne pas demeurer en reste, le maire de Florence, Nardella, adresse au marché immobilier international une liste promotionnelle de ventes où figurent déjà 59 sites, publics et privés, dans un dossier intitulé Florence city of the opportunities : déjà la manufacture de tabacs, chef-d’œuvre à l’abandon du rationalisme italien (1933-40), semble en bien mauvaise posture [24]. Au niveau national, le Ministère des Biens Culturels ou MiBact n’a plus barre sur les biens désormais aliénables, comme l’observe Montanari dans son dernier pamphlet, Privati del Patrimonio (Einaudi, 2014).
Et c’est dans cet esprit qu’a vu le jour, peu avant le « Sblocca-Italia », une réforme drastique [25] du même MiBact, instituée le 29 juillet 2014 par le décret du ministre Dario Franceschini, mieux inspiré lorsqu’il défendait les études classiques contre Google. Désormais, les surintendances sont regroupées, épurées, démises de leur autorité transférée aux Régions. Vingt « supermusées » (dont seulement sept de « première catégorie ») sont remis au pouvoir, quoi qu’en dise le ministre [26] , de « managers muséaux » isolés du réseau d’experts et de techniciens qui maille le territoire. Bref, un authentique « tremblement de terre » à en croire le bien informé « Giornale dell’Arte » [27].
Mais c’est aussi aux bibliothèques, parmi lesquelles on compte les plus anciennes et les plus prestigieuses d’Europe, que Franceschini porte un coup sérieux. Déjà gérées sans moyens alors qu’elles conservent un patrimoine immense [28], ces institutions historiques où sont préservés des trésors – miniatures, papyri, manuscrits précieux et rarissimes incunables – seront déclassées par souci d’économie, et privées, pour partie, de leurs directions spécifiques [29], ainsi qu’il en ira, par exemple, de la glorieuse Braidense de Milan.
On devine que la culture, selon le critère de Renzi, n’est pas « vivante » dans les bibliothèques, puisque leur entrée gratuite – contrairement à notre BnF ! – assure un outil de travail essentiel à ces historiens, philologues et savants dont la science, nous dit-on, serait « morte ». La vénérable Bibliothèque Médicéenne Laurentienne, fondée par les Médicis, édifiée par Michel-Ange, et dont les manuscrits – le Virgile Laurentien, les Pandectes, les Dialogues de Platon – comptent parmi les plus anciens, les plus beaux ou les plus rares au monde, n’échappe pas à la réforme. Pour reprendre la terminologie qu’affectionne le gouvernement, la Laurentienne n’est pas une « mine d’or » comparable aux Offices. Et que dire de la splendide Bibliothèque Riccardienne jouxtant le Palais Médicis ? Mais il faut sans doute applaudir ce coup de maître, puisque Franceschini, romancier à ses heures, aime le qualifier de « rationalisation des archives ».
Plus que dubitatifs, les commentateurs n’en ont pas fini de débattre sur les effets destructeurs de lois votées en urgence, à seule fin de convaincre l’opinion que le gouvernement « agit » contre l’immobilisme. De Berlusconi à Renzi, rarement l’Italie aura-t-elle été si obstinément gouvernée contre sa propre conception du patrimoine, où les monuments, les paysages, les oeuvres et les livres se fondent en une seule et même continuité culturelle.
Mais les complexités du décret Franceschini et du « Débloque-Italie » s’élucident un peu dans les paroles de la Directrice Générale des Bibliothèques, Rossana Rummo, chargée de tranquilliser les esprits. Mise en place par Renzi, Mme Rummo, connue des Parisiens [30], décrit ainsi les choses : « Songez à la façon dont le système des surintendances a été dépassé et remplacé par des directions régionales. On a jugé opportun de toucher à un ensemble qui, en substance, remontait au XIXe siècle. » Renzi ne disait rien d’autre dans Stil Novo. Voyons maintenant ce que répond la même Directrice Générale à la question d’Alessandro Zuccaro sur le nombre de dirigeants réduit de 20 à 9 pour les quelques 47 bibliothèques d’état et assimilées : « On passe ainsi d’un système excessivement décentré à un système qui accentue [...] une direction générale [...] La Direction Générale des Bibliothèques est la seule responsable technico-scientifique » de ce système [31]. S’il est trop tôt pour un bilan du décret Franceschini, selon une ancienne directrice de la Laurentienne particulièrement pugnace, cette réforme compromet « tout ce qui fait d’une bibliothèque un lieu vivant et non un entrepôt où l’on conserve des livres » . On constate que la foi de Renzi – le livre est chose morte, vive l’iPhone ! – fait peu de prosélytes parmi les savants.
Modène, Gae Aulenti et le « climat historique »
- 5. Le projet de tours de Gae Aulenti sur le site
de l’ancien Ospedale Sant’Agostino à Modène
© Gae Aulenti - Voir l´image dans sa page
Le patrimoine n’a donc plus d’importance intrinsèque. C’est le résultat détestable du principe européen des « excellences » : toute image nouvellement créée par le marketing remplace aisément l’histoire d’une culture qui s’efface aussi dans les programmes scolaires. Soit encore : tout peut devenir excellent à partir du moment où l’on invente, pour justifier cette excellence, une hiérarchie factice au préjudice de valeurs réelles. La Laurentienne n’est pas considérée une « excellence » pour mieux permettre au Ponte Vecchio d’en devenir une et organiser, par exemple, la « Cavalcade Ferrari » sur ce pont pittoresque dont la seule qualité monumentale est de faire franchir au couloir de Vasari l’Arno qui sépare Palazzo Pitti de Palazzo Vecchio. Une périlleuse compétition se met en place entre les sites et les œuvres, fruit d’une rivalité négative entre la mémoire historique et la rentabilité immédiate.
L’excellence, toujours elle, est aussi l’étendard brandi à Modène, ville secouée en 2012 par un séisme, qui épargna miraculeusement la bibliothèque des Este sans doute pour mieux laisser aux hommes le soin de la compromettre.
Comment définir un projet qui encagera notamment les 500.000 volumes de la « Biblioteca Estense » (dont 16.000 livres du XVIe siècle) dans deux tours de verre ? « Requalification » comme le soutient la Fondazione Cassa di Risparmio [32], maître d’œuvre avec la Mairie de Modène appuyée par Franceschini lors de sa toute dernière visite, ou bien « destruction » comme le veulent l’association de défense du patrimoine « Italia Nostra », en la personne de Giovanni Losavio, ainsi que Salvatore Settis et Adriano Prosperi, qui dénoncent la privatisation en cours d’un bien public ?
Modène, non moins que Florence, est un cas d’école pour la façon dont le patrimoine et la culture subissent le chassé-croisé des « excellences » et des finances. Le valeureux lecteur qui m’aura suivi dans les méandres, ici simplifiés, des nouvelles législations italiennes, ne sera pas surpris d’apprendre que la « Galleria Estense » subit le sort des « supermusées » de seconde classe choisis par Franceschini sans critères scientifiques évidents : la surintendance de Modène étant virtuellement abolie, c’est un nouveau directeur sans tutelle territoriale qui présidera au sort de la fastueuse collection d’art transférée de Ferrare à Modène par César d’Este en 1598. Faut-il rappeler les noms de ses hôtes : Cima da Conegliano, Niccolò dell’Abate, Dosso Dossi, Véronèse, Tintoret, Carracci, Corrège ?
Au terme d’une restauration exemplaire, la Galerie vient d’être inaugurée le 29 mai et l’on s’en réjouit. On aimerait pouvoir en dire autant de deux autres institutions abritées dans le même, et bien nommé, Palais des Musées, l’ex-Grand Hôtel des Arts (« Grande Albergo delle Arti » créé au XVIIIe siècle) : la « Biblioteca Estense » et la « Biblioteca Poletti ». Tel n’est malheureusement pas le cas pour ces deux institutions. L’ensemble vraiment unique du Palais des Musées où l’on trouve réunis depuis 1889, non seulement la Galerie et la Bibliothèque d’état des Este, la Bibliothèque civique d’histoire de l’art Poletti, mais aussi les Archives communales, le Musée du Risorgimento et autres collections, sera très probablement dépecé si les autorités ne renoncent pas à un projet conjointement signé en 2010 par les officines de Gae Aulenti et des Ingegneri Riuniti.
- 6. Ospedale Sant’Agostino de Modène (état actuel)
Photo : Sergius08 (CC BY 3.0) - Voir l´image dans sa page
- 7. Ospedale Sant’Agostino de Modène
(état futur, centre commercial) - Voir l´image dans sa page
Ledit projet tire son origine d’un investissement immobilier réalisé par la Fondation de la Caisse d’Épargne de Modène. En 2007 la Fondation s’est en effet rendue propriétaire d’un vaste complexe architectural, l’antique « Ospedale Sant’Agostino » (ill. ), fondé au XVIIIe siècle, où la Bibliothèque d’état des Este et la Bibliothèque civique Poletti seraient censées déménager, quittant l’actuel Palais qui les abritent depuis cent-trente ans, pour passer, paradoxalement, sous tutelle privée. Coût de l’opération : plus de soixante millions d’euros. Et c’est peu dire que les travaux envisagés vont modifier l’aspect de l’antique hôpital, pourtant protégé depuis 2004, Gae Aulenti ayant prévu d’y faire ériger deux tours vitrées de 23 mètres pour stocker les livres transfuges. Tours automatisées, blindées, ignifugées, climatisées sur le modèle, ô combien perfectible, des tours de la BnF de France, dont les fautes de conception et les dysfonctions sans nombre sont trop connues des chercheurs malgré l’autosatisfaction creuse de l’architecte mitterrandien Dominique Perrault [33].
Depuis le début du projet, la section d’Italia Nostra de Modène, présidée par l’ex-juge de cassation Giovanni Losavio, s’oppose au transfert des bibliothèques et au projet de requalification abusive de l’Ospedale Sant’Agostino, doublé d’un espace commercial construit ex novo dans les anciens murs . Sur un site ad hoc, la Fondation de la Caisse d’Épargne de Modène conteste ces objections à grand renfort d’images, d’interviews et de contre-articles. Deux conceptions s’affrontent, qui incarnent de manière emblématique les antithèses de la valorisation du patrimoine. L’une consiste à transmettre intact un héritage culturel ; l’autre prétend adapter le passé aux tendances socio-économiques actuelles. L’une souhaite améliorer un modèle de recherche éprouvé : la bibliothèque comme lieu d’étude ; l’autre veut imposer à la recherche un nouveau modèle polymorphe : la bibliothèque comme lieu et lien social ; la médiathèque d’information, d’échange et de commerce. Sur ces tensions non spécifiques à l’Italie (qui plongent dans un certain trouble les cerveaux de nos ENSSIB) vient se greffer une question de bon sens : a-t-on le droit de détruire une unité patrimoniale pour investir sur le nom d’une star de l’architecture et à quels risques ?
La grande Gae Aulenti, méchamment surnommée par Pol Bury l’« Attila bâtisseur », n’avait nulle expérience des bibliothèques (comme Perrault), que peu de souci de conservation des sites (on le vit à Orsay) et qu’un faible respect pour ses prédécesseurs [34]. Le projet de Modène confirme ce verdict : il arrache à leur lieu de conservation les livres des bibliothèques Estense et Poletti pour les scinder arbitrairement en deux parties distantes, la « muséable » et l’autre, tandis que deux tours font violence à la forme de l’Ospedale comme à l’harmonie de son milieu architectural, parasité par un centre commercial. Les chercheurs y pourraient perdre l’unité d’un fonds pluriséculaire et la ville l’intégrité d’un de ses quartiers historiques. D’autres perplexités demeurent. Je n’en choisirai que deux.
Premier point : la fameuse Bible de Borso d’Este [35], les collections antiques et rares et d’autres pièces précieuses conservées dans l’Estense seront muséalisées en un « Polo espositivo », pôle d’exposition distinct de la bibliothèque proprement dite, cela contre la logique savante mais non contre l’intérêt mercantile. Le motif de ce démembrement saute aux yeux depuis que le ministre Franceschini a émis une proposition qui confirme à merveille le sens global de mon discours : il faut monnayer la « visite » du manuscrit des Este. Tout est lié : la politique anti-intellectuelle de Renzi – ce grand émotif de l’« émotion » payante – la privatisation du patrimoine et la marginalisation des savants. Qu’un tel modèle de gouvernement plaise en France n’a rien d’excessivement surprenant. Et le reste des livres ? Il serait stocké pour sa majeure partie – un million de volumes en tout – dans les fameuses tours robotisées au nord du « Polo librario » ou pôle des livres, semble-t-il en dérogation au plan d’urbanisme et de protection du monument [36].
Second point : un expert [37] mobilisé par la Fondation de la Caisse d’Épargne de Modène pour faire pièce aux critiques d’« Italia Nostra », explique dans une entrevue que les tours de Gae Aulenti, conçues selon des critères ultra-modernes, garantiront une conservation et une distribution automatisées incomparables, tandis que sera préservée l’authenticité des précieuses étagères baroques conçues par l’architecte Termanini, redéployées sur leur nouveau site. Or, après lecture des arguments offerts, maintes questions restent posées.
- 8. Etagères Termanini état actuel
Photo : Giancarlo Pradelli - Voir l´image dans sa page
Les étagères originales de Termanini, qui forment un ensemble fonctionnel et harmonieux avec leurs copies du XIXe siècle, seront visiblement désarticulées, redimensionnées et muséifiées, comme on peut le constater sur le site du futur « Polo espositivo » : leur socle original disparaîtra et elles n’orneront plus la bibliothèque des chercheurs.
En outre, on ne dispose encore, à ma connaissance, d’aucune information fiable sur le système de robotisation du « Polo librario ». On est prié de croire qu’il fonctionnera mieux qu’à Bologne ou qu’à la BnF de Tolbiac, ce qui n’est guère difficile à promettre. Les cas d’Oxford, bibliothèque de dépôt légal (contrairement à Modène), de Boston ou de Brescia ne présentent rien de rigoureusement comparable au principe de tours robotisées, qui nécessitent une machinerie formidable, au double sens du risque et de la complexité qu’elle implique. Les tours d’Aulenti devront effectivement relever un défi redoutable pour la santé des livres, celui des variations microclimatiques. Mais leurs coûts de fonctionnement n’ont pas été communiqués et leur impact écologique reste inconnu. Il en est toujours d’imprévisibles, si l’on songe, par exemple, aux deux cents oiseaux qui chaque année se fracassent le crâne contre les vitres de la nouvelle BnF.
Surtout, un maître-principe de conservation semble avoir été coupablement négligé. Il s’exprime dans des normes pourtant bien connues des spécialistes du patrimoine italien, précisément intitulées UNI 10969 et UNI EN 15757. Ces recommandations à la pointe du progrès spécifient d’une part, que les dispositions dites « actives », comme la ventilation, l’humidification, la déshumidification et la climatisation des archives doivent être absolument limitées « au strict minimum nécessaire », d’autre part, que le « climat historique » d’un fonds livresque acclimaté à son milieu depuis longtemps ne peut être perturbé, interrompu, ni modifié sans grave préjudice [38]. Ce climat historique existe déjà à Modène, c’est justement le « Palazzo dei Musei ». Or, l’espace n’y manque pas depuis que plusieurs milliers de mètres carrés ont été providentiellement libérés, rendant ainsi possibles l’expansion et la rénovation sur place, sans traumatismes, des Bibliothèques Estense et Poletti.
Enfin, la prospérité dont semble jouir la Fondation de la Caisse d’Épargne pourrait mieux profiter à la restauration et à la numérisation immédiates des livres de Modène. La « Biblioteca Estense » est chère aux érudits non seulement pour la Bible des Este, mais aussi pour les manuscrits grecs et orientaux d’Alberto Pio, seigneur de Carpi, neveu de Jean Pic de la Mirandole, et pour beaucoup d’autres livres encore, dont il serait possible de sauver la mémoire à jamais. Les mêmes bienfaits pourraient être escomptés pour la Poletti. Il a été calculé jadis que l’investissement nécessaire au nouveau site de la BnF à Tolbiac, aurait permis de numériser presque 5 millions de livres de l’ancienne Bibliothèque nationale à Richelieu. Toutes proportions gardées, la Fondation serait bien inspirée de ne pas commettre une aussi coûteuse bévue. Les savants lui en sauront gré.
Face aux attentats quotidiens que connaît le patrimoine de la Péninsule, face aux devoirs d’économie des ressources et de respect de l’environnement qui incombent à l’Europe, le projet de Gae Aulenti n’apparaît déjà presque plus moderne. Vaguement rétrograde, n’est-il pas fondé sur la dislocation d’un microcosme culturel, sur une dispersion des espaces et sur une ingénierie dispendieuse ?
Le « climat historique » de Modène et de ses bibliothèques, comme de toute autre ville italienne, devrait être le souci cardinal des fondations privées, dont les directions n’ont pas besoin de chercher ailleurs et de façon assez provinciale, à Paris ou à Boston, une modernité que l’Italie porte en elle depuis la Renaissance. Soyons-en persuadés, le « climat historique » ne se perpétue pas par une rupture, mais par l’humanisme d’une culture dont l’Italie sous Renzi semble avoir fait sa cible préférée [39].