Samaritaine : pourquoi ce jugement est légitime

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Projet pour la Samaritaine sur la rue de Rivoli
© Sanaa
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Le jugement du tribunal administratif sur les travaux de la Samaritaine, qui a annulé le permis de construire, a donné lieu sans surprise à deux communiqués de presse de la Samaritaine (groupe LVMH) et de la Ville de Paris qui ont décidé de faire appel de cette décision et de demander un sursis à exécution. Deux articles de presse favorables à ce projet ont également été publiés dans Le Monde, par l’architecte Christian de Portzamparc, et le journaliste Jean-Jacques Larrochelle, sans compter les nombreux commentaires, souvent anonymes, sur les sites des journaux, ou même des tweets comme celui de Jean-Jacques Aillagon : « Le tribunal adm. annule le permis de construire de Sanaa sur des considérations esthétiques. De quel droit ? Pauvre France ! ».
Ces communiqués, ces articles et ces réactions se trompent, sciemment ou par méconnaissance du dossier. Ils omettent plusieurs points importants et présentent des arguments à notre sens inacceptables. C’est pourquoi il est peut-être urgent de rappeler certains faits :

1. Le tribunal administratif, quoi qu’en dise le communiqué de la Samaritaine (ou Jean-Jacques Aillagon), n’a pas jugé « exclusivement sur des considérations esthétiques et donc entièrement subjectives [1] ». Il se trouve que la construction à Paris, comme dans de nombreuses villes de France, est règlementée par un Plan Local d’Urbanisme (PLU) élaboré par la ville et que celle-ci ne se prive d’ailleurs pas d’aménager à son avantage à chaque fois qu’il ne va pas dans le sens qu’elle souhaite. C’est ce qu’elle a fait pour la Samaritaine en autorisant notamment un dépassement de la hauteur du projet par rapport au PLU antérieur.
Or, le PLU est extrêmement clair dans ses préconisations qui s’imposent à toute nouvelle construction : « Les constructions nouvelles doivent s’intégrer au tissu existant, en prenant en compte les particularités morphologiques et typologiques des quartiers (rythmes verticaux, largeurs des parcelles en façades sur voie, reliefs…) ainsi que celles des façades existantes (rythmes, échelles, ornementations, matériaux, couleurs…) et des couvertures (toitures, terrasses, retraits…) ». Dire que les constructions doivent s’intégrer implique nécessairement (ou alors à quoi bon le préciser ?) qu’il est possible qu’elles ne s’intègrent pas, et que dans ce cas elles ne satisfont pas au PLU.
Ce texte a été rédigé et validé par la Mairie de Paris qui feint aujourd’hui de s’étonner qu’on le fasse respecter. Or, les vues prospectives du nouveau bâtiment projeté par Sanaa montrent que pas un seul de ces points n’est satisfait. Si l’on ajoute que le permis de construire précisait que « la notion classique de façade [était] aboli[e] au profit d’une fine membrane établissant une interface subtile entre l’intérieur et l’extérieur », on constatera encore plus facilement qu’une façade qui n’en est pas vraiment une ne peut être intégrée dans un quartier où les immeubles… ont des façades qui en sont vraiment. D’ailleurs, le jugement précise (malicieusement) que dans cette artère « la notion classique de façade n’a pas été abolie ». Comment peut-on oser prétendre qu’il ne s’agit pas ici de critères objectifs ? Comment peut-on oser affirmer que la façade est intégrée dans le tissu urbain (ill.) ?
Il est précisé ensuite dans le PLU : « L’objectif recherché ci-dessus ne doit pas pour autant aboutir à un mimétisme architectural pouvant être qualifié esthétiquement de pastiche. Ainsi l’architecture contemporaine peut prendre place dans l’architecture parisienne ». Les bons architectes doivent jongler avec les contraintes et leur inventivité doit les prendre en compte. Il est dommage que le programme ne les ait pas imposées dès l’origine. Nul doute que Sanaa, dont personne ne peut prétendre qu’ils ne sont pas des bons architectes, auraient pu s’y conformer.

2. Car la question n’est pas ici d’être pour ou contre l’architecture contemporaine, et de dénigrer en lui même le bâtiment de Sanaa ; il s’agit seulement de contester son intégration dans ce lieu et c’est ce point qu’a retenu le tribunal. Nous ne partageons pas les comparaisons maladroites qui ont pu parfois être faites avec un « rideau de douche » et, pour avoir suivi l’audience, nous pouvons affirmer, même si le terme a été employé une fois par l’avocat des associations, que celles-ci regrettaient fortement son usage [2]. La SPPEF, qui s’est battue pour la conservation du siège de Novartis à Rueil-Malmaison par Bernard Zehrfuss et Jean Prouvé, pour celle de la Halle de Fontainebleau ou encore pour celle de l’usine Famar par Jean Tschumi à Orléans, n’a rien à prouver dans la défense de l’architecture moderne.

3. Cette question n’aurait même jamais dû se poser. Car le combat des associations n’était pas tant d’empêcher la construction du bâtiment Sanaa que la destruction d’un ilôt de maisons anciennes, certes vidées de l’intérieur par l’agrandissement au cour des ans des magasins de la Samaritaine, mais qui avaient conservé leurs belles façades notamment une datant de 1725. Rappelons tout de même que le référé, qui aurait dû logiquement interdire leur démolition, n’a jamais été examiné parce que la juge a commis une « erreur de droit manifeste » comme l’a reconnu le Conseil d’État. Et que si la justice a fini par faire son travail, elle l’a hélas fait trop tardivement, ce qui a permis ces destructions qui, a posteriori, s’avèrent illégales puisque le permis de construire (et donc de démolir) n’existe plus. Dire, comme Christian de Portzamparc, que « toutes les façades de qualité ont été conservées », supposerait ainsi que 80% de Paris peut sans souci être détruit puisque ces façades des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles sont comparables à la majeure partie du bâti parisien.

4. Il faut aussi rappeler la propension extraordinaire de cette municipalité (celle de Bertrand Delanoë et désormais celle d’Anne Hidalgo) à soutenir des projets de promotion immobilière privés qui dénaturent Paris. Unibail pour l’horrible « canopée » aux Halles, qui réalise l’exploit d’être bien plus ratée encore que les constructions qu’elle remplace, pourtant déjà bien peu esthétiques ; Unibail encore pour la Tour Triangle de la Porte de Versailles ; le fonds d’investissement Colony Capital, en partenariat avec les groupes Accor et Bouygues pour la construction notamment d’un hôtel de luxe (comme à la Samaritaine) sur les ruines de la piscine Molitor (avec une nouvelle piscine dont le coût d’abonnement annuel sera de 3000 € et celui pour une journée de 180 € !)… On pourrait ajouter le soutien à la Fédération Française de Tennis pour l’installation de Roland-Garros sur le jardin des Serres d’Auteuil, privilégiant ainsi quinze jours de sport spectacle pour des sportifs millionnaires aux simples visiteurs qui peuvent se promener gratuitement dans ce jardin…

5. Quand la mairie affirme que « l’Architecte des Bâtiments de France […] avait donné un avis favorable » ou que la Samaritaine signale dans son communiqué que « le projet avait reçu l’avis favorable sans réserve de l’ensemble des autorités administratives et politiques (Ministère de la Culture, services instructeurs de la Ville et de l’Etat, Maire du 1er arrondissement, Maire de Paris) » ils oublient de dire que, hélas, dans ces projets hautement politiques qui impliquent la Mairie de Paris et des groupes privés extrêmement puissants comme LVMH, dont les présidents directeurs généraux bénéficient de forts appuis politiques, le ministère de la Culture approuve presque toujours, et que cela ne prouve absolument rien (le ministère de la Culture n’a notamment rien fait pour sauver les Serres d’Auteuil ou la piscine Molitor, pourtant protégés au titre des monuments historiques…).

6. Prétendre, comme le fait Christian de Portzamparc, que ce jugement signifierait « qu’aucune place n’existe pour notre époque et les générations qui viennent » est une telle absurdité qu’on s’en veut d’avoir à lui répondre. Il n’est pas question d’interdire de construire à Paris, là où c’est possible, c’est-à-dire sans détruire les immeubles de qualité qui existent, ce qui laisse en réalité beaucoup d’endroits disponibles. Quant à imaginer que si Paris restait tel qu’il est aujourd’hui, il deviendrait « un triste et sombre musée » (tiens, cela faisait longtemps, peut-être un jour ou deux, qu’on ne nous avait pas resorti l’épouvantail de la ville-musée !), cela laisse simplement penser que Christian de Portzamparc n’aime pas Paris, ce qui nous paraît tout de même un sérieux handicap pour un architecte.

7. Enfin, Jean-Jacques Larrochelle a le droit de faire du journalisme engagé pour le projet, comme nous en faisons également dans le sens inverse, mais comment peut-il écrire d’un côté que ce projet a une apparence (ce qui a une certaine importance pour l’architecture…) « radicale et iconoclaste » et affirmer en même temps, sur la foi de la déclaration des architectes, qu’ils n’ont pas « ignoré la mémoire des lieux » (ce qui d’ailleurs ne veut pas dire grand-chose) ? Peut-on prétendre sérieusement qu’une architecture « radicale et iconoclaste » s’intègre au tissu urbain qui l’environne ?
Il rappelle par ailleurs ce que dit à ce propos Pierre Pinon, excellent historien de l’architecture, que les défenseurs du patrimoine sont un peu tristes de voir engagé dans ce mauvais combat : les immeubles détruits sont (étaient) « des immeubles de qualités, mais qui n’ont rien d’exceptionnel ». À ce compte, comme on le disait plus haut, on peut détruire presque tout Paris, car ce type d’immeuble, c’est Paris. On doute que Pierre Pinon approuverait cette idée.

Didier Rykner

Notes

[1Cette phrase se trouve dans un second communiqué de la Samaritaine, légèrement différent du premier, que nous avons reçu par mail et qui ne se trouve pas sur internet.

[2Note du 8 septembre 2014 : il faut sur ce point, être plus nuancé, l’expression rideau de douche ayant été cité par SOS Paris (nous n’avions pas connaissance de ce point). Il reste que la SPPEF y est, elle, farouchement opposée.

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