A propos de l’architecte et de l’un des sculpteurs de la villa Schacher de Meudon

Dans un premier article sur la villa Schacher de Meudon, nous émettions des hypothèses sur son architecte [1]. Les fonds notariés des Archives nationales et une signature se trouvant sur une des sculptures ornant la façade sur jardin n’ont pas confirmé nos hypothèses mais ont livré son nom.


1. Louis-Marie Anez (1813-1879)
Façade sur jardin de la villa Schacher
Photo : Thierry Lecrevisse
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2. Louis-Marie Anez (1813-1879)
Chapelle funéraire de la famille Schacher au cimetière de Meudon, 1857
Photo : François de Vergnette
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Dans l’inventaire fait par l’étude de maître Alfred Piat, le 20 août 1857, après le décès de Camille Bourgoin, la femme de Charles Schacher, qui a fait construire cette villa (ill. 1), il est précisé que la succession doit à « M. Anez, architecte, trois cent cinquante francs pour honoraires pour la construction du monument » placé sur la tombe de la défunte au cimetière de Meudon (ill. 2), qui existe toujours. Par ailleurs, une inscription « ANEZARC » se trouve sur la sculpture ornant le fronton de la travée centrale de la façade sur jardin, précisément sur le parchemin figurant à côté du putti, allégorie des arts et de l’industrie (ill. 3).


3. Inscription « ANEZARC » se trouvant sur la sculpture d’un des frontons de la façade sur jardin de la villa Scacher
Photo : François de Vergnette
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L’architecte de la villa Schacher est donc Louis-Marie Anez (1813-1879), originaire de Provence, qui a fait toute sa carrière au château de Meudon, rattaché au service des palais nationaux. A partir de 1848, il fut d’abord conducteur des travaux, puis en 1850 il devint inspecteur des bâtiments. Il fut mis à la retraite en 1879. Entre 1848 et 1852, Anez a travaillé sous les ordres d’Hector Lefuel, qui fut ensuite en charge du chantier du Nouveau Louvre ; puis de 1853 à 1879, son supérieur est l’architecte Alexandre Laudin, qui a construit la nouvelle manufacture de Sèvres. Sous le Second Empire, Louis-Marie Anez faisait donc partie du personnel de la Maison de l’Empereur en charge des palais nationaux et des résidences impériales. Louis-Marie Anez résidait dans le château de Meudon comme le précise l’Annuaire des Bâtiments de 1861. Bien que n’ayant pas fait d’études à l’École des Beaux-Arts et qu’il ne fut pas membre de la Société centrale des architectes, dans la presse, il est fréquemment appelé « l’architecte du palais de Meudon » ou bien « l’architecte de S.A.I. le prince Jérôme », c’est-à-dire le cousin germain de Napoléon III qui avait la jouissance du château de Meudon.


4. Louis-Marie Anez (1813-1879)
Chapelle funéraire d’Adolphe Chéronnet, 1874
Paris, cimetière du Père-Lachaise
Photo : Éric Sergent
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5. Signature de Louis-Marie Anez sur la porte de la chapelle funéraire d’Adolphe Chéronnet au cimetière du Père-Lachaise
Photo : Éric Sergent
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En dehors de cette ville, nous ne connaissons qu’une autre réalisation architecturale d’Anez. Il s’agit de la tombe d’Adolphe Chéronnet au Père-Lachaise (ill. 4 et 5), datée de 1874, qui ressemble beaucoup à celle construite à Meudon pour Charles Schacher en 1857 [2]. Comme Charles Schacher, Adolphe Chéronnet appartenait au milieu des riches entrepreneurs des bâtiments et travaux publics du Second Empire.

À son époque, Louis-Marie Anez était surtout connu comme l’inventeur du calorifère à air chaud saturé, ancêtre du chauffage central, pour lequel il avait déposé un brevet en 1864 et qu’il avait présenté à l’exposition universelle de 1867. Dans la Revue britannique, le rédacteur Amédée Pichot, meudonnais et d’origine provençale comme Anez, vante à plusieurs reprises cette invention de son compatriote, que l’on trouvait dans la villa Schacher, mais de cette dernière il ne parle malheureusement que brièvement. En mars 1867, il écrit : « Nous avons visité, dans les environs de Meudon, la charmante villa dont M. Anez est l’architecte et qu’il a ornée avec tant de goût. Naturellement les appartements y sont chauffés par le calorifère à air chaud saturé. Dans une pareille habitation, aux jours les plus froids de janvier, on se souvient de Nice et de Cannes, mais on ne regrette pas de ne pouvoir y aller passer l’hiver. [3] ».

Amédée Pichot évoque à nouveau la villa qu’il semble bien connaître en mai 1870 : « Nous n’avons plus à vanter ces calorifères à nos lecteurs, surtout à ceux qui ont pu visiter entre Meudon et Bellevue une miniature de palais construit par M. Anez pour M. Souchhère [sic], où, en hiver comme en été, on peut se croire dans ce royal jardin de la vallée de Cachemire où Thomas Moore nous décrit la sultane Nourmahal se promenant au milieu des parterres fleuris et s’arrêtant au bord des bassins de marbre, pour nourrir de ses mains ses petits poissons aux écailles d’or et de pourpre. [4] » Le journaliste fait ici référence à un passage de la « Lumière du harem », un des contes orientaux de l’écrivain romantique Thomas Moore, publié en Angleterre en 1817 dans un recueil intitulé « Lalla Rookh : an Oriental Romance ». Il avait sans doute pensé à ce poème, car peu d’années auparavant, en 1862, Félicien David s’en était inspiré pour composer un opéra-comique, « Lalla-Roukh ».


6. Plombs décoratifs de la toiture de la villa Schacher
Photo : François de Vergnette
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7. Pavillon Sully. Élévation. Place Napoléon, détail
Photographie ancienne, BNF
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L’expression « miniature de palais » utilisée par le journaliste est très intéressante car cette villa de Meudon montre de nombreuses références à des demeures royales, le palais de Versailles et le palais du Louvre. Les trophées des souches de cheminées sont très inspirés par les trophées de la chapelle de Versailles, les lambrequins des plombs de la toiture (ill. 6) rappellent ceux de la chapelle de Versailles et sont très proches de ceux du Nouveau Louvre (ill. 7). L’architecte des Monuments historiques en charge du Palais du Louvre, Monsieur Michel Goutal, nous écrit que « la filiation [de l’architecture de cette toiture et des plombs] avec le Louvre est évidente » même s’il ne peut « affirmer que la Maison Monduit ait produit ces plombs décoratifs ». Précisons que c’est l’entreprise Monduit qui a fabriqué les plombs des toitures du palais du Louvre sous le Second Empire. Enfin, stylistiquement, Louis-Marie Anez partage l’horreur du vide de l’architecte du Nouveau Louvre, Hector Lefuel, comme le montrent les souches de cheminées de Meudon avec leurs trois faces sculptées (ill. 8).

8. Face latérale d’une des souches de cheminée de la villa Schacher
Photo : Thierry Lecrevisse
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Des entreprises, des artisans et des artistes ayant participé au chantier du Nouveau Louvre ont certainement travaillé à Meudon, car Louis-Marie Anez avait sans doute conservé des liens avec son ancien patron Hector Lefuel. La partie la plus séduisante du riche décor extérieur de la villa, les putti de la façade donnant sur le jardin, pourrait ainsi avoir pour auteur Louis-Léopold Chambard (1811-1895), élève d’Ingres et de David d’Angers, grand Prix de Rome de sculpture en 1837, qui a réalisé plusieurs œuvres du décor du Nouveau Louvre [5]. C’est la comparaison entre la chevelure des putti ornant les frontons de la façade sur jardin à Meudon (ill. 9) et la chevelure de l’amour du groupe de La Vengeance (ill. 10) réalisé en 1868 par Louis-Léopold Chambard pour l’attique du pavillon des Sessions du Nouveau Louvre, qui nous pousse à faire cette hypothèse.


9. Louis-Léopold Chambard (1811-1895)
Allégorie des sciences (Mécanique, Mathématiques)
Façade sur jardin de la villa Schacher
Photo : Thierry Lecrevisse
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10. Louis-Léopold Chambard (1811-1895)
La Vengeance, détail, 1868
Attique du pavillon des Sessions du Nouveau Louvre
Photographie ancienne, musée du Louvre
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On retrouve également la tendance du sculpteur aux formes rondes, caractéristiques de sa manière depuis son séjour romain, dans les reliefs de Meudon. Par ailleurs, le thème des amours était une des spécialités de l’artiste (L’Amour enchaîné, 1857, Angers, Galerie David d’Angers). D’autres éléments encore confortent notre hypothèse. Chambard aurait pu être chaudement recommandé à Louis Anez par Hector Lefuel, car ce dernier et le sculpteur, tous deux Prix de Rome, avaient été pensionnaires en même temps à la Villa Médicis entre 1840 et 1842. Autre supposition, ce sculpteur aurait pu être choisi par le commanditaire pour ce chantier, parce qu’il avait participé à la sculpture du fronton de l’École des Mines dont Charles Schacher était un ancien élève.


11. Un lion d’un des œils-de-bœuf de la villa Schacher
Photo : Thierry Lecrevisse
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Dans notre précédent article, nous avions évoqué le sculpteur Eugène Poirier qui a signé le trophée consacré au printemps et à l’été ornant une des deux souches de cheminée de la villa, mais dont nous ne connaissons que le contrat de mariage en 1860 (Information transmise par Éric Sergent), et aucune autre œuvre. On aimerait identifier l’auteur d’une autre partie remarquable du décor extérieur de la villa, les lions des lucarnes (ill. 11).

Les fonds notariés indiquent l’organisation de la villa au XIXe siècle. Au rez-de-jardin, se trouvent, notamment une salle à manger, une salle de billard, une cuisine ; au rez-de-chaussée, deux salons, une bibliothèque, deux jardins d’hiver ; au premier étage, deux chambres à coucher, deux cabinets de toilette et un cabinet d’aisance ; au second étage, trois chambres à coucher (vraisemblablement celles des enfants), un cabinet de toilette et un cabinet d’aisances ; et au dernier étage, deux chambres de domestiques avec une très belle vue sur la Seine, un cabinet, et un cabinet d’aisances ; dans les cinq caves, on trouvait le fameux calorifère pour le chauffage de la maison. Un bel escalier avec une bordure de marbre du Languedoc, si l’on en juge par la partie conservée entre le rez-de-chaussée et le rez-de-jardin, reliait les différents étages dans l’angle sud-ouest de la villa. Entre le rez-de-chaussée et le second étage, il a été remplacé après 1940 par un petit escalier en bois après l’acquisition de la villa par le sculpteur Albert de Jaeger [6].


12. Porte d’entrée du souterrain composée de grès en gogotte
Photo : Thierry Lecrevisse
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Quant au jardin, ainsi que le montre un plan de la propriété datant des années 1880 (conservé aux Archives nationales), il comprenait des allées, des étendues d’eau - peut-être une rivière anglaise -, un kiosque volière, et la fontaine placée contre le mur de clôture, qui existe toujours. D’autres actes notariés parlent d’une « grotte », d’un « jardin potager et d’agrément » comprenant « une grande serre divisée en serre chaude et serre tempérée ; fruitier et châssis avec calorifère ». Si cette serre a disparu, on voit encore l’entrée du souterrain qui ressemble à une grotte. Cette construction très originale est composée de grès en gogotte ou poupées de grès, provenant sans doute de la forêt de Fontainebleau (ill. 12). Les grès en gogotte ont été utilisés à la Renaissance dans les jardins de Fontainebleau, puis au XVIIe siècle par André Le Nôtre dans la cascade du Bosquet des trois fontaines et dans le bassin de l’Encelade, dans le parc de Versailles. Mais nous n’avons pas retrouvé ailleurs une utilisation comparable des grès à celle qui en est faite à Meudon.

Enfin nous voudrions évoquer le milieu très intéressant auquel appartient Charles Schacher, et les affaires florissantes de ce dernier, qui lui ont permis d’élever cette remarquable « miniature de palais ». Il est tout d’abord le beau-frère d’Alexis Zoroastre Michal, directeur des Travaux de Paris sous les ordres du baron Haussmann. Cela n’a pas dû le désavantager pour son entreprise de productions de matériaux de construction. Les fonds notariés des Archives nationales donnent de nombreuses indications sur les affaires de Charles Schacher. Il a construit sa fortune grâce à sa « Société anonyme des chaux, ciments, plâtres, briques et produits minéraux des Moulineaux et du Raincy » dont le capital se montait à 2 millions de francs et qu’il possédait avec deux associés. L’usine des Moulineaux près d’Issy s’étendait sur plus de 3 hectares. La société possédait aussi des usines à Bondy et à Clichy-sous-Bois. Charles Schacher était en outre propriétaire d’une carrière de chaux aux Moulineaux. Pour sa villa de Bellevue, il a pu ainsi choisir les meilleurs matériaux de construction, la bonne conservation de beaucoup d’éléments de la villa en est une preuve. Cet entrepreneur d’une famille d’origine allemande n’a pas craint de développer ses affaires à l’étranger. En 1860, il avait par exemple une partie d’une société exploitant 20 000 hectares près d’Odessa en Ukraine. Les autres propriétaires de cette société, les Ephrussi, banquiers à Vienne et Odessa, le comte Léon Potocki, appartenaient à des familles importantes avec lesquelles Charles Schacher était donc en lien.

Cette villa de Charles Schacher permet donc aussi d’approcher le mode de vie des nouvelles élites du Second Empire. Espérons que ce remarquable témoignage du style Napoléon III, d’un esprit très proche du Nouveau Louvre d’Hector Lefuel, ainsi que son jardin, orné également des sculptures d’un Prix de Rome des années 1930, Albert de Jaeger, trouveront un avenir à la hauteur de leur histoire et de leurs grandes qualités artistiques.

François de Vergnette

Notes

[1Je dédie cet article à la mémoire d’Alain de Jaeger, passionné par cette maison et l’œuvre de son père Albert de Jaeger et qui m’a fait profiter de toutes ses recherches aux Archives nationales. Je souhaite également remercier Mesdames Agnès Chauvin et Stéphanie Deschamps-Tan, Messieurs Alain Galoyer, Michel Goutal et Éric Sergent pour leur aide dans cette recherche

[2Merci à Monsieur Éric Sergent de m’avoir signalé cette réalisation parisienne de Louis-Marie Anez

[3A. Pichot, « Chronique et bulletin bibliographique », Revue britannique mars 1867, p. 264

[4A. Pichot, « Chronique et bulletin bibliographique », Revue britannique mai 1870, p. 285

[5Sur cet artiste : J.-D. Michel, « Louis-Léopold Chambard, 1811-1895 », Jura, histoire et actualités 2019 : travaux de la Société d’émulation du Jura, 2020, p. 127-144

[6Information donnée par Alain de Jaeger dans une notice écrite en 2012, et non publiée

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