En écho à la sensationnelle « résurrection » (voir l’article) de l’Assomption de la Vierge de Gerard Seghers (Anvers, 1591 - Anvers, 1651), signée et datée 1629, dans l’église Notre-Dame de Calais (ill. 1), une monumentale peinture enfin réintégrée et restituée [1] dans son époustouflant cadrage marmoréen (ill. 2), cas rarissime d’architecture-sculpture-peinture [2], permettons-nous d’attirer l’attention sur un non moins grandiose tableau du même sujet, à l’église de Bourg-la-Reine (ill. 3), lui hélas ! sans cadre d’origine qui fasse retable ; soit une frappante démonstration rubénienne que nous croyons pouvoir tirer de son anonymat d’oubli passe-partout pour la donner, tant elle est proche de la toile de Calais, à Seghers, l’un de ces maîtres flamands contemporains (et rivaux ?) de Rubens, et à même de s’adjoindre comme tel à la glorieuse phalange des Rubens, Van Dyck, Crayer, Jordaens.
- 1. Gerard Seghers (1591-1651)
L’Assomption de la Vierge, s.d. 1629
Toile - 490 x 326 cm
Calais, église Notre-Dame
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
- 2. Adam Lottman (vers 1583-vers 1658)
Retable sculpté de l’église Notre-Dame de Calais encadrant l’Assomption
de Gerard Seghers, après
restauration de l’ensemble, 2013
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
C’est dire l’intérêt que présente pour le patrimoine français cette nouvelle Assomption en majesté de Seghers qui s’ajoute du reste à l’Assomption du musée de Limoges, ex-Rubens raisonnablement redonné à Seghers, sans compter une version d’atelier de la peinture de Calais, conservée, elle, dans la collégiale de Saint-Omer, autant d’exemplaires, mis à part évidemment le cas de Bourg-la-Reine, tous déjà cités dans la littérature et chacun de taille respectable (3,94 m sur 2,70 m pour Limoges, 3 m sur 1,90 m pour Saint-Omer). A vrai dire, l’Assomption de Bourg-la-Reine, à peine moins imposante que sa concurrente de Calais - elle mesure 4,20 m sur 2,60 m contre 4,90 m sur 3,26 m pour Calais -, avait tout de même été mise en évidence dès 1994, anonyme « tableau de fort belle facture », lit-on alors dans l’ouvrage Le Patrimoine des Communes des Hauts-de-Seine, étonnante publication d’une collection, hélas ! éphémère, des éditions Flohic [3]. Ce qui fut à bon escient repris, toujours comme anonyme, dans l’utilissime Guide des tableaux conservés dans les édifices publics et privés de 2006 avec l’en-tête Patrimoine des Hauts-de-Seine (en deux tomes) aux éditions Somogy, sous la direction de Marie Monfort et Gisèle Caumont (voir l’article). Force est de considérer que la notice consacrée dans ce dernier livre à l’Assomption de Bourg-la-Reine n’était pourtant guère plus parlante [4]. Juste un classement tout prudent et minimal à un maître flamand du XVIIe siècle avec la courte remarque (sans référence) qu’ « Il s’agit de l’ancien retable du maître-autel » et sans que l’historique de l’église soit ici d’un grand secours, édifice de roide style néo-classique construit de 1835 à 1837 par l’architecte Molinos fils [5] et remplaçant un édifice du XIIe siècle menaçant ruine dont on ne conserve pas grand souvenir. Rien qui puisse en tout cas justifier la présence d’un considérable, magistral même, ouvrage d’un important maître du Siècle d’or flamand comme l’est en l’occurrence Gerard Seghers.
- 3. Gerard Seghers (1591-1651)
L’Assomption de la Vierge, vers 1625 (nouvelle attribution)
Toile - 420 x 260 cm
Bourg-la-Reine, Saint-Gilles-Saint-Leu
Photo : Lionel Allorge (CC BY-SA 4.0) - Voir l´image dans sa page
Ce Guide de 2006 aurait pu renvoyer, pour être plus explicite, au vénérable « Chaix » de 1880. Au tome 2, p. 120-121, est signalée une Assomption, « Auteur inconnu / Toile / L’Assomption (Ancienne copie d’après Rubens [sic] / H. 4,00. L. 2,40 / Emplacement : Retable du Maître-autel) », qui s’accorde avec le support (toile) et les dimensions grosso modo du tableau que nous étudions. Quant au « retable du maître-autel » dont parle le Chaix, il n’a apparemment laissé aucune trace actuelle [6]. Par la suite, ce qu’omet regrettablement le Guide de 2006, le tableau fut inscrit au titre des Monuments historiques par arrêté du 18 mars 1997 [7] et à nouveau par arrêté du 30 avril 2004 [8], ce qui prouve la considération qui lui est enfin accordée et qui justifie qu’il ait été préalablement restauré [9] et ce, dans l’atelier Genovesio, l’un des prestataires privilégiés des Monuments historiques depuis les années 1960.
Mais voilà bien un tableau sans pedigree ! Que dire du fait qu’on ne lui connaît pas d’autre localisation que Bourg-la-Reine ? Et depuis quand ? Certes dès avant 1880 (Chaix) mais plus encore ? Et quid de sa provenance qu’on peut raisonnablement supposer parisienne ? Comme le sont justement les deux peintures documentées du Frère André et de Restout visibles également dans cette église [10] et d’une présence vraisemblablement imputable aux désordres et transferts entraînés par la Révolution mais, là encore, on ne sait à quelle date - à coup sûr antérieurement au signalement donné par le Chaix -, ces deux toiles-là parvinrent à Bourg-la-Reine. Si, comme nous le croyons, notre Assomption est bien de Seghers, le catalogue de l’œuvre peint du maître tel qu’a pu le dresser Dorothea Bieneck en 1992 [11], ne comporte pas d’autres Assomptions de la Vierge que celles de Calais (n° A 50), Saint-Omer (n° A 51, copie) et Limoges (n° A 52) et pas non plus parmi les œuvres perdues ou citées par les sources (dans la section B 1 à B 123), mais une telle liste peut-elle être jamais exhaustive [12] ? Surtout s’il faut envisager plutôt l’hypothèse d’un tableau facilement placé sous le nom de Rubens, disons dans la manière du maître comme il y en eut tant, notamment dans les ventes et inventaires des XVIIIe et XIXe siècles, au point de rendre la recherche toute aléatoire. De quelque communauté religieuse à Paris ou ailleurs pouvait certes provenir cette énième Assomption de la Vierge [de Seghers ou sous une autre attribution] ayant échappé à quelque repérage ou mention d’archives.
Restent alors la force et l’évidence des comparaisons qui s’affichent au premier chef avec l’incontestable toile calaisienne, parfaitement signée et datée. A lui seul, tel détail d’homme vu de profil avec barbe blanche et manteau bleu sombre (un saint Joseph ?), se retrouvant disposé pareillement à gauche dans les compositions de Bourg-la-Reine et de Calais, ferait office de signature parlante. Dans chaque toile, la structure clairement charpentée de la composition d’ensemble, la gesticulation brusquée de grandes figures latérales à l’avant-plan, la succession frontale de participants à l’arrière à la scène et se silhouettant sur un fond de ciel, comme des sculptures alignées en bas-relief, le goût insistant pour des drapés à plis saccadés et largement déployés, une colorisation répartie par grandes masses ponctuelles, sont autant de signes d’analogie vraiment convaincants, et l’on ferait autant de constatations équivalentes dans la toile de Limoges tenue quant à elle dans une harmonie plus claire. La prégnante dépendance du modèle rubénien - le thème de l’Assomption de la Vierge est on ne peut plus cher à Rubens avec une vingtaine d’exemples au moins dans son œuvre peint [13] - est flagrante mais avec une sourde puissance concentrée, comme massivement sculpturale et sombre, particulièrement nette à Bourg-la-Reine, parti qui rappelle en un sens, et cela confère plus de charme à Seghers, ses premières complaisances caravagesques et dépasse la simple correspondance rubénienne (la toile de Calais est relativement plus fidèle à l’esprit du maître). A Bourg-la-Reine, Seghers témoigne d’un style rubénien quelque peu insistant et indépendant, plus appuyé et heureusement monumental, lequel s’atténuera ensuite dans les œuvres un je ne sais quoi coulantes et apaisées, voire habilement tournées des années 1630-1640. On pourrait dater le tableau de Bourg-la-Reine de quelques années antérieures à celui de Calais, mettons vers 1625, non loin de l’Annonciation de Soleure signée et datée de 1624 ou de la Descente de croix de Liège [14].
Ainsi, après Calais, la démonstration grandiose et méconnue de Bourg-la-Reine s’impose comme la réussite d’un artiste qui sait se renouveler, de quoi pour une fois donner toutes ses lettres de noblesse et de vertueuse et nécessaire autonomie à la geste entière et glorieuse du rubénisme.