Un tableau attribué à François Lemoyne préempté par Sens

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1. François Lemoyne (1688-1737) ?
Les Noces de Cana
Huile sur toile - 27,4 x 45 cm
Préempté par le Trésor de la cathédrale de Sens
Photo : Alexandre Lafore
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2/12/20 - Acquisition - Sens, Trésor de la cathédrale - Certaines préemptions sont attendues, voire espérées, mais d’autres constituent de plus jolies surprises. Lorsque nous nous sommes rendus chez Rossini Enchères il y a quelques semaines pour y admirer le panneau de Grégoire Guérard préempté par le Musée des Beaux-Arts de Dijon jeudi dernier (voir la brève du 26/11/20), un autre petit tableau, également proposé dans la vente du 26 novembre, a attiré notre attention. Modestement estimées 1500/2000€, ces Noces de Cana (ill. 1) étaient cependant mises en rapport avec une grande composition sur le même sujet peinte par François Lemoyne et appartenant au Trésor de la cathédrale Saint-Étienne de Sens. Notre première impression fut confirmée par le succès remporté par le tableau qui décupla rapidement son estimation pour se voir finalement adjugé 14 000 € lors de la vente (online). Quelques minutes plus tard, le commissaire-priseur annonça que l’œuvre (ill. 2) était préemptée par le Trésor de la cathédrale de Sens [1] !


2. François Lemoyne (1688-1737) ?
Les Noces de Cana
Huile sur toile - 27,4 x 45 cm
Préempté par le Trésor de la cathédrale de Sens
Photo : Rossini Enchères
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3. François Lemoyne (1688-1737) ?
Les Noces de Cana
Huile sur papier marouflée sur toile - 29,5 x 46 cm
Montpellier, Musée Fabre
Photo : Pierre Stépanoff
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Rentoilé, jauni, ce petit tableau préempté par Sens bénéficiera prochainement d’une restauration qui devrait en révéler toutes les qualités. Il sera alors tout à fait passionnant de le confronter à un autre (ill. 3), acquis en 1835 par la Ville de Montpellier et conservé depuis au Musée Fabre, qui était jusqu’ici considéré comme une esquisse de François Lemoyne pour son grand format conservé au Trésor de la cathédrale de Sens. La réapparition du tableau Rossini et son acquisition par Sens vont-elles venir rebattre les cartes ? L’un des tableaux serait-il un modello et l’autre un ricordo ? Pour l’heure, rien n’est sûr, et la genèse de la grande toile n’aide pas vraiment à résoudre cette énigme [2].

Le Trésor de la cathédrale Saint-Étienne de Sens possède ainsi cinq grands tableaux religieux de François Lemoyne mais ceux-ci ne sont sénonais que depuis le XIXe siècle : ils appartiennent à un cycle peint pour le couvent des Cordeliers de la ville d’Amiens entre 1717 et 1720. Un article [3] de Jean-Loup Leguay et Michaël Vottero, paru en 2019 dans la revue Quadrilobe, fait le point sur ce qu’on sait désormais de la genèse et de la destinée de ces tableaux. Sept ont été livrés en deux fois à la communauté des Cordeliers d’Amiens : le futur Premier peintre du roi était alors un jeune artiste qui venait d’obtenir sa première grande commande. Celle-ci comportait neuf tableaux - Le Baptême du Christ, La Tentation du Christ dans le désert, La Mission des douze Apôtres, Le Christ et la Samaritaine, La Cananéenne aux pieds du Christ, La Cène, Noli me tangere, Les Noces de Cana et L’Entrée du Christ à Jérusalem - destinés au réfectoire de ce couvent franciscain, mais un différent sur le montant des deux derniers, Les Noces de Cana et L’Entrée du Christ à Jérusalem, empêcha leur livraison à Amiens. Ils restèrent dans l’atelier du peintre où on les retrouve lors de l’inventaire dressé après le suicide de François Lemoyne en 1737. Ils étaient restés inachevés, comme le précise bien cet inventaire : « un grand tableau en ébauche, peint sur toille, représentant les noces de Cana ; un autre grand tableau aussy en ébauche, peint sur toille, représentant l’entrée de Nostre Seigneur ; lesd. deux tableaux peints roullés, sans bordure ». Contrairement à ce que racontait Antoine-Joseph Dézallier d’Argenville en 1762 [4], les deux derniers tableaux du cycle n’avaient pas été achevés par le peintre. Dans la monographie qu’il consacra à François Lemoyne, parue en 1985 chez Arthena, Jean-Luc Bordeaux supposait aussi que ces deux derniers tableaux avaient été livrés à Amiens, hypothèse alors corroborée par la présence des Noces de Cana (ill. 4) aux côtés de quatre autres tableaux du cycle dans les collections du Trésor de la cathédrale Saint-Étienne de Sens.


4. François Lemoyne (1688-1737) et atelier
Les Noces de Cana
Huile sur toile - 177 x 280 cm
Sens, Trésor de la cathédrale Saint-Étienne
Photo : Emmanuel Berry
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Les tableaux du cycle furent vendus par les Cordeliers d’Amiens et remplacés par des copies : les originaux passèrent sur le marché de l’art à la fin du XVIIIe siècle. On retrouve cinq tableaux de Lemoyne dans la collection du baron d’Espagnac et dans une vente en mai 1793 puis dans sa vente après-décès en avril 1820 : ils furent ensuite acquis par Anne-Louis-Henri de La Fare (1752-1829), évêque de Nancy avant la Révolution devenu archevêque de Sens en 1817, pair de France en 1822 puis enfin cardinal en 1823.

5. Pierre François Léonard Fontaine (1762-1853) et Antoine Chazal (1973-1854)
Portrait du cardinal de La Fare dans la cathédrale de Reims, 1825
Mine de plomb, encre et aquarelle sur papier - 26,3 x 18,4
Resté invendu chez Christie’s à Londres le 2/12/14
Photo : Christie’s
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Ce prélat (ill. 5) amateur d’art, petit-neveu du cardinal de Bernis, fut une figure importante de l’épiscopat français sous la Révolution, pendant l’émigration et sous la Restauration. Sa nomination à Sens entraîna commandes et achats : il souhaitait manifestement redonner tout son prestige à la cathédrale et au palais archiépiscopal. Toute la cathédrale fut redécorée, l’archevêque achetant tout aussi bien des tableaux anciens comme les cinq toiles de François Lemoyne - ses archives indiquent qu’il en fit l’acquisition le 10 août 1824 pour la somme de 536 francs - que de la peinture contemporaine : c’est à lui que Sens doit son plus imposant tableau, Saint Louis portant la couronne d’épines. Cette immense (530 x 430) composition fut présentée par Bernard Gaillot au Salon de 1824 : on y voit le roi Louis IX et son frère Robert d’Artois, nu-pieds et simplement vêtus, portant le reliquaire de la sainte couronne à la cathédrale de Sens où ils sont accueillis par l’archevêque Gauthier Cornut en août 1239. Le tableau fut attribué à la cathédrale Saint-Étienne de Sens en 1825 mais il gagna la Palais synodal en 1939 et fut placé dans les combles au cours de la guerre. Abandonné, il fut retrouvé en 1984 sur un casier à bouteilles (!) dans les caves du nouvel archevêché...


6. Bernard Gaillot (1780-1847)
Saint Louis portant la Couronne d’épines, 1824
Huile sur toile - 530 x 430 cm (état en mai 2018)
Sens, Palais synodal
Photo : Alexandre Lafore
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6. Bernard Gaillot (1780-1847)
Saint Louis portant la Couronne d’épines, 1824
Huile sur toile - 530 x 430 cm (en cours de restauration à l’été 2019)
Sens, Palais synodal
Photo : Musées de Sens
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Réinstallé dans la grande salle du palais synodal, ce tableau essentiel pour l’histoire sénonaise avait été acheté par l’État pour orner le chœur de la cathédrale du cardinal de La Fare mais les affres du temps avaient fait leur œuvre et son état semblait plutôt préoccupant en mai 2018 (ill. 6) mais les soulèvements de la couche picturale semblent avoir été traités (ill. 7) l’an dernier, à l’occasion de l’exposition Peindre au XIXe siècle organisée à l’été 2019 par les Musées de Sens, où il fut restauré en public par Christine Morillot.

Le Trésor de la cathédrale Saint-Étienne et les Musées de Sens se partagent en effet l’ancien palais archiépiscopal qui jouxte la cathédrale, situation originale et peu lisible pour un œil profane : la cathédrale, ainsi que la chapelle qui accueille le Trésor et ses collections appartiennent à l’État alors que les bâtiments de l’archevêché appartiennent à la Ville de Sens, à l’exception donc de la chapelle qui accueille le Trésor et de la salle synodale, installée dans l’aile où se trouve aussi le dépôt lapidaire de la cathédrale. Au cours des années 1980, la Ville de Sens a installé les collections de son musée - archéologie et Beaux-Arts - dans les parties de l’archevêché qui lui appartiennent et qui communiquent désormais avec les parties appartenant à L’État afin d’avoir un lieu unique. Par convention, la tutelle de cet attelage est assurée par la Ville de Sens, qui gère ainsi l’accès au public. Le Trésor de la cathédrale est cependant géré par la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne-Franche-Comté, c’est donc pourquoi le tableau qui passait en vente chez Rossini Enchères a été préempté par le Trésor et non par les Musées de Sens. Cette organisation était cependant plus floue autrefois : lorsqu’une esquisse (ill. 8) pour Le Christ et la Samaritaine] (ill. 9) de François Lemoyne réapparut à l’hôtel des ventes des Andelys en juillet 1992, c’est la Ville de Sens qui s’en porta acquéreur et non le Trésor de la cathédrale.


8. François Lemoyne (1688-1737)
Le Christ et la Samaritaine, vers 1717-1720
Huile sur toile - 25,8 x 31 cm
Sens, Palais synodal
Photo : Musées de Sens
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9. François Lemoyne (1688-1737)
Le Christ et la Samaritaine, 1720
Huile sur toile - 176 x 270 cm
Sens, Trésor de la cathédrale
Photo : Musées de Sens
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Les cinq grandes toiles de François Lemoyne, alors exposées dans les sacristies de la cathédrale, furent classées Monument Historique en septembre 1903 puis gagnèrent l’archevêché au cours du XXe siècle, où elles furent classées une seconde fois (!) en septembre 1952 : depuis 1985, elles sont présentées dans l’escalier qui conduit aux salles du Trésor de la cathédrale et ont été restaurées en 1977, 1985 et plus récemment en 2012. Il reste probablement plusieurs esquisses à redécouvrir pour ces tableaux, sans parler des quatre grandes compositions désormais perdues : La Cananéenne aux pieds du Christ, La Cène et le Noli me tangere ont disparu depuis leurs passages en vente à la fin du XVIIIe siècle tandis que L’Entrée du Christ dans Jérusalem n’a pas été signalé depuis l’inventaire après-décès de François Lemoyne en 1737. Un petit panneau, passé en vente comme François Lemoyne chez Christie’s à Monaco en 1990 puis comme Simon Julien dit Julien de Toulon (1735-1800) chez Piasa à l’hôtel Drouot en 2002 et enfin chez Chayette et Cheval à Drouot en janvier 2013 pourrait correspondre à son esquisse : Jean-Luc Bordeaux le rapprochait de la grande composition disparue depuis le XVIIIe dans son ouvrage sur François Lemoyne. Les Noces de Cana posent un autre problème : laissé inachevé en 1737, le tableau réapparaît dans une vente aux enchères en 1784, ce qui suppose qu’il ait été terminé après la mort de François Lemoyne par un de ses suiveurs. Faut-il y voir l’explication de l’existence des deux petits tableaux, celui du Musée Fabre et celui qui vient de rejoindre Sens ? Espérons que la prochaine étude et la restauration de celui-ci pourront bientôt nous apporter davantage de réponses.

Alexandre Lafore

Notes

[1Ce ne fut pas la seule surprise de cette vente amusante : un dessin décrit comme « École de Francesco Salviati » et très modestement estimé grimpa rapidement, une esquisse peinte décupla son estimation sans que l’on sache encore qui se cachait derrière cette « École française de la première moitié du XIXe siècle » et une belle huile sur carton curieusement décrite comme « École de James Tissot » obtint un prix qui semble plutôt suggérer une œuvre autographe !

[2Nous remercions M. Michaël Vottero, Conservateur régional adjoint des Monuments Historiques à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne-Franche-Comté, pour ses précieuses informations.

[3Jean-Loup Leguay et Michaël Vottero, Découvertes récentes sur l’histoire du cycle peint pour le couvent des Cordeliers d’Amiens par François Le Moyne entre 1717 et 1720, Quadrilobe, 2019.

[4Dans la nouvelle édition de son célèbre ouvrage Abrégé de la vie des plus fameux peintres.

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