La chose est assez rare pour qu’elle soit signalée : un débat sur la culture est en passe d’avoir lieu à Bruxelles ! Deux associations ont, en effet, publié récemment un opuscule bilingue (français-néerlandais) de deux fois 52 pages intitulé « Plan culturel pour Bruxelles » [1] et mènent campagne pour se faire entendre. Le point faible de l’initiative réside dans la conception très orientée que ses auteurs ont de la culture dans la mesure où celle-ci fait surtout l’objet d’une approche sociologique. L’accent est placé sur les phénomènes de multiculturalisme et de multilinguisme qui, certes, ont leur importance dans le monde d’aujourd’hui, mais ne sont néanmoins qu’une, et non l’essentielle, des innombrables composantes de la culture. Ce sont, dès lors, des propositions biaisées, à visées linguistiques (donc politiques), qui sont énoncées. Il paraît absolument nécessaire que soit élargi le champ de la réflexion. C’est pourquoi il est suggéré ici d’ouvrir davantage l’angle d’attaque et de compléter le contenu du « Plan culturel pour Bruxelles » de quelques observations et de cas exemplaires destinés à mettre le doigt sur des manquements ou des améliorations à apporter en matière de culture, celle-ci étant envisagée cette fois dans une acception moins réductrice.
Il est certes bon, comme l’envisage le plan en question, d’encourager les jeunes artistes, la vie associative et le théâtre, de multiplier les offres culturelles en général, de créer un climat favorable à la culture auprès des jeunes sans repères, de donner plus de moyens aux écoles artistiques bruxelloise déjà justement réputées, de favoriser les synergies entre les institutions existantes, d’aspirer à un urbanisme de qualité qui accroisse l’agrément de la vie en ville… Ajoutons sans tarder à cet éventail de propositions d’action, la nécessité de mener une réflexion sur les grandes institutions scientifiques et culturelles établies à Bruxelles, sur leur fonctionnement et sur leur rayonnement. Dire que rien n’a été fait en leur sein ou en leur faveur serait évidemment excessif. Affirmer que l’on pourrait faire mieux ne saurait être contredit. Il est notoire que les Musées royaux des Beaux-Arts et les Musées royaux d’Art et d’Histoire, par exemple, sont loin de disposer de tout le personnel nécessaire à leur bon fonctionnement. Que la totalité des salles soit accessible au public est bien la moindre des choses, tout comme leur ouverture aux heures de midi. Demandons par conséquent que l’on engage le personnel de gardiennage requis. Au niveau de la gestion de ces institutions, le remplissage du cadre scientifique du personnel ne serait certes pas un luxe non plus et permettrait d’augmenter leur visibilité, nettement insuffisante par rapport aux collections qu’elles renferment. Un récent rapport de la Cour des comptes a rendu publique l’inquiétante situation qui règne aux Musées d’Art et d’Histoire où même l’inventaire des collections semble incomplet. La presse en a suffisamment parlé pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Limitons-nous ici à déplorer que ce musée, malgré les efforts réels de sa direction, garde une sinistre et décourageante apparence de nécropole. La laideur de l’architecture des ailes reconstruites au milieu du XXe siècle et leur muséographie de caserne y est pour beaucoup. La configuration compliquée des lieux rend également laborieuse la visite des collections au point que, si l’on n’en connaît pas à l’avance le contenu, on risque de ne pas les trouver. Il en est ainsi par exemple de la salle, en elle-même impressionnante et réussie, où sont rassemblés les trésors du Moyen-Âge, objets d’une importance et d’une qualité à faire pâlir d’envie les plus grands musées du monde. Mais les gardiens eux-mêmes ne savent pas de quoi on leur parle quand on s’informe du chemin à prendre pour y arriver. Quand on l’atteint on s’y retrouve seul, ce qui est l’idéal pour la méditation et la contemplation mais pour le moins désespérant si l’on songe à l’aura de l’institution. On ne peut s’empêcher, en visitant ce musée aux collections d’une richesse énorme, de souhaiter que son sort soit enfin réellement pris en mains et qu’il subisse une révision totale, radicale, de fond en comble, en faisant appel aux meilleurs spécialistes en muséologie. Il y a là un gisement dont il est très mal tiré profit. Pour remédier à la situation, il faut des idées claires, de l’imagination, de la volonté, du courage et de l’argent. C’est beaucoup, il est vrai. Mais quel magnifique challenge !
Pour rester dans le domaine des collections et de leur accessibilité, revenons aux Musées des Beaux-Arts où de nouvelles salles ont certes été ouvertes ou remodelées ces dernières années, et même tout récemment [2], mais où beaucoup d’autres, en revanche, demeurent fermées. En cause, des travaux (avancent-ils ?) de désamiantage dont la fin n’est même pas annoncée. Il en résulte que le visiteur n’a droit qu’à une sélection fort limitée de tableaux. Pour ce qui est des œuvres du XIXe siècle, c’est vraiment la portion congrue à laquelle il a droit, même si l’auteur de ces lignes ne peut que se réjouir de la sortie des réserves et de l’accrochage dans l’escalier royal du grand Songe d’Athalie de Navez. Tout aussi regrettable est l’inaccessibilité de la collection de sculptures des Pays-Bas méridionaux, pourtant si importante et belle. Seule est visible une sélection d’œuvres baroques, disposées, non sans bel effet du reste, dans les salles de peinture. En ce qui concerne les périodes suivantes, pourtant si bien représentées elles aussi, du néoclassicisme à l’époque moderne, rien n’est visible. Ajoutons à cela que le dernier catalogue des collections de sculpture ancienne, celui de Marguerite Devigne, date de … 1922 ! Pour les artistes nés entre 1750 et 1882, il aura fallu attendre 1992 pour qu’un catalogue soigneusement mis à jour paraisse, publication due surtout à la persévérance et à l’enthousiasme de Jacques Van Lennep. Et pour les modernes ? Rien, sauf erreur. Quant à Constantin Meunier, un des grands sculpteurs de son temps dont les musées gèrent l’ancienne maison [3] et le magnifique legs d’œuvres qui leur a été attribué, on cherche en vain un catalogue de ce fonds. Il faut par ailleurs s’orienter vers l’édition privée pour trouver un ouvrage approfondi consacré à l’artiste [4]. On remarquera en passant que le centenaire de la mort du sculpteur en 2005, qui aurait pu être le déclic salvateur, n’a pas réveillé le zèle de la conservation des Musées royaux. La situation n’est guère plus brillante du côté du Musée Wiertz, cette autre ancienne demeure et atelier d’artiste gérés par les Musées des beaux-Arts. Ici les lieux sont inaccessibles aussi bien par manque de gardiens que pour cause de toiture percée, ce qui démontre comment, au cours des ans, le bien a été géré en « bon père de famille » ! On attend des nouvelles. Quant au dernier catalogue des œuvres de Wiertz, il remonte à … 1901 (record battu !), et la dernière étude en date consacrée à ce peintre hors norme est un bienvenu mais fort modeste essai d’une huitaine de pages dans le catalogue de la décevante exposition Le Romantisme en Belgique. Entre réalités, rêves et souvenirs [5], organisée en 2005 par les Musée royaux (voir l’article).
On arrêterait volontiers là cette visite déprimante des Musées des Beaux-Arts et de ses annexes s’il ne fallait souligner encore la nécessité qu’il y aurait de rafraîchir les salles accueillant la peinture ancienne, et plus particulièrement les Rubens. Le musée de Bruxelles en possède une quarantaine. Ce n’est pas rien. Ce sont des salles qui devraient être prestigieuses. Celle qui accueille l’extraordinaire collection d’esquisses a l’apparence d’un long hangar blafard (on se croirait dans l’Allemagne de l’Est avant la chute du mur). Quant aux spectaculaires tableaux d’autels rassemblés dans la grande salle voisine, leur présentation est cruellement marquée par le temps et la mode minimaliste des années ’80 : entourés d’une simple baguette, montés sur des socles en acier comme des bibelots géants posés sur des gradins censés évoquer un autel, ils font triste figure. Et pourtant, dorment dans les caves du musée leurs somptueuses moulures. Mais il semblerait que les moyens financiers restent introuvables pour procéder à la réinstallation de ces cadres (qui ont bien entendu souffert de leur abandon) dont l’opulence convient certainement à ces tableaux grandioses. Par chance - hommage soit rendu aux conservateurs qui se sont succédé - , ces cadres, démontés lors des aménagements successifs des salles, ont été conservés. Leur envoi aux chaudières de la maison est donc un ragot auquel il faut mettre fin. Formulons le vœu que la conservation d’aujourd’hui reçoive de l’Etat ou de mécènes les moyens de mener à bien cette opération de rhabillage des grands Rubens. Ce serait une suite logique, belle et méritée à l’exposition Rubens. L’atelier du génie, de 2007, qu’accompagnait un passionnant catalogue, fruit du travail d’une efficace équipe de collaborateurs [6] (voir l’article) ; voilà qui apporte fraîcheur et optimisme après tous ces constats de carence.
Fournir des moyens financiers convenables à nos grands musées pour leur permettre de procéder à des acquisitions destinées à compléter leurs collections est une obligation si l’on veut qu’elles tiennent leur rang et restent activement impliquées dans la vie culturelle en perpétuelle évolution. On devrait également pouvoir attendre de ces institutions scientifiques qu’elles soient à même d’organiser plus régulièrement qu’elles ne le font conférences, colloques et expositions aussi bien pour le grand public que pour le monde des spécialistes ; des publications d’articles, d’ouvrages et autres catalogues devraient aussi plus régulièrement concrétiser les prestations quotidiennes du personnel scientifique qui, actuellement, doit souvent se cantonner au plus urgent et à des tâches administratives qui devraient être partagées avec (sinon effectuées par) un autre personnel. Permettre à ces institutions de mieux répondre à leur mission, c’est aussi les faire participer plus activement à la vie économique de la ville non seulement en termes de fréquentation mais aussi de produits dérivés tels que restaurants, boutique, librairie, sans compter l’effet multiplicateur induit sur le tourisme, l’industrie hôtelière, les transports, etc [7].
Dans ce même contexte patrimonial, il serait profitable pour le rayonnement culturel de la capitale que des moyens supplémentaires soient mis à la disposition de l’Institut royal du Patrimoine artistique de sorte qu’il puisse mieux remplir sa mission technique de protection et de restauration du patrimoine national et développer son programme de centre d’étude et de recherche en Histoire de l’art en liaison et sur pied d’égalité avec ses homologues étrangers. Il faut tenir les mêmes propos en faveur de la Bibliothèque royale dans son domaine spécifique de conservation des imprimés et de leur mise à la disposition du public et des chercheurs, sans oublier que la maison conserve aussi en son sein des manuscrits enluminés, héritage direct de la fabuleuse bibliothèque des ducs de Bourgogne, des dessins, des gravures, des médailles, des monnaies, des cartes et plans et autres objets précieux qui demandent entretien, restauration, étude, mise en valeur. Ces collections-là exigent elles aussi une gestion dynamique, concrétisée notamment par des acquisitions. Ces grandes institutions scientifiques, auxquelles il faut joindre l’Institut royal météorologique, le Musée d’Histoire naturelle, le Jardin Botanique de Meise et le Musée de Tervuren ont une réputation à défendre, beaucoup mieux qu’elle ne peuvent le faire actuellement faute de moyens, en tant que lieux d’activités intellectuelles très spécialisées. Certes, ces institutions sont fédérales. Ce n’est évidemment pas une raison, bien au contraire, pour ne pas tout mettre en œuvre afin de leur permettre de remplir au mieux à Bruxelles leur rôle d’agent culturel de haut niveau et d’apporter leur part à l’attractivité et au rayonnement intellectuel de la ville.
En matière de musées, on ne peut que regretter l’absence à Bruxelles d’un centre d’art contemporain d’envergure susceptible de se faire entendre dans le foisonnement créatif actuel qui se manifeste dans le monde entier, Chine comprise. Il serait bon qu’une réflexion s’engage à ce sujet de manière à augmenter l’offre à côté des centres existants, reflets d’un dynamisme réel mais agissant en ordre dispersé et sans vraie ligne directrice, tels le Palais de Beaux-Arts [8], le Botanique, la Centrale électrique, le Wiels, le Flagey et d’autres sans doute. Les galeries d’art et le marché de l’art contemporain, générateurs de grands mouvements économiques, ne pourront qu’en tirer profit. Dans cette même perspective, il faudrait songer à donner les moyens de se développer à l’ensemble du marché de l’art à Bruxelles qui, dans ce domaine à haute valeur ajoutée économique et culturelle n’est vraiment pas à la hauteur de son statut de ville internationale. Il est désolant de constater par exemple que plus aucun négociant en œuvres d’art de grand renom n’y est installé. Il conviendrait de nous interroger aussi sur les raisons pour lesquelles Bruxelles n’abrite pas de grands salons d’antiquaires de réputation internationale [9] et pourquoi, en revanche, une petite ville comme Maastricht a réussi, au terme d’efforts soutenus s’étendant sur de très nombreuses années, à mettre sur pied ce qui est devenu LA foire d’antiquaires la plus importante au monde dont le chiffre d’affaire et les retombées se calculent en milliards. Cette foire de Maastricht, qui avait dans un premier temps l’objectif d’être simplement une des premières en Europe n’aurait-elle pas dû, en toute logique, prendre son essor dans la capitale du vieux continent ? Veillons dès lors à éviter de nouveaux échecs. Or il s’en profile : Bruxelles, qui par son histoire coloniale était le centre du marché de l’art africain, et par extension des arts dits non européens ou premiers, est en train de perdre sa place au bénéfice de Paris où ce marché spécialisé est en train de se déplacer. Il serait utile de chercher également à comprendre pourquoi aucune des grandes maisons de ventes aux enchères mondiales n’a choisi de s’implanter à Bruxelles autrement que sous la forme de simples bureaux de représentation, alors que les cessions de ventes –et tout l’énorme mouvement économique qui les accompagne- se déroulent essentiellement à Londres, New-York, Paris et dans une moindre mesure Amsterdam.
En matière de patrimoine bâti, le « Plan culturel pour Bruxelles » parle d’un parcours allant du quartier européen vers le centre, destiné à mettre en évidence les éléments urbains intéressants que l’on rencontre en chemin. L’idée est bonne en soi. Mais pourquoi cette limitation dans l’espace ? C’est l’ensemble de l’agglomération qui demande attention. Certes, les horribles « dents creuses » qui dépareillaient honteusement le centre-ville jusqu’il y a quelques années à peine sont pratiquement en voie de disparition, notamment grâce à une politique de reconstruction bien menée par l’échevin de l’urbanisme de la Ville de Bruxelles, Henry Simons. Mais combien de bâtiments publics sont en attente d’une reprise en mains tels le site de l’ancienne Ecole vétérinaire de Cureghem et les halles voisines de l’Abattoir ; tel le Conservatoire royal de musique [10] dont les beaux bâtiments, salle de concert et locaux de classes, sont littéralement en train de s’écrouler et de pourrir faute de budget, ou plus exactement de volonté politique ; tel le Palais de Justice entouré d’échafaudages depuis des années et qui le sera encore pour longtemps… et sans qu’on n’y travaille effectivement ; telles aussi les églises Sainte-Catherine et Notre-Dame de Laken, toutes deux en piteux état, et Sainte-Marie désaffectée, et aussi celle de la Trinité dont la superbe façade baroque du XVIIe siècle est en train de fondre sous les effets de la pollution comme celle des Minimes, du XVIIIe.
Dans cette même perspective de l’attention à apporter au patrimoine bâti et par conséquent à l’amélioration de la qualité de l’environnement urbain, on pourrait suggérer aux acteurs culturels bruxellois d’orienter une réflexion sur le cas de la place de Brouckère qu’il est question de remodeler. C’est en effet une excellente idée dans la mesure où les aménagements des années ’80, réalisés dans la foulée de la construction du métro et du « tout à la voiture » en surface, ont débouché sur une solution peu satisfaisante, où la fonction du lieu n’est plus du tout celle d’une place. Pour lui redonner un sens et lui rendre sa destination de pôle de convergence visuelle et d’animation qu’elle a perdu, une solution consisterait à faire revenir sur l’esplanade centrale de la place le beau monument Anspach, inauguré en 1897, qui s’y trouvait jadis. On se souviendra que celui-ci, œuvre collective de l’architecte Emile Janlet et de cinq sculpteurs [11] a été démonté sans vergogne, disloqué en fragments qui ont été ensuite en partie disposés dans les faux bassins censés évoquer les anciens quais du port de Bruxelles, au Marché-au-poisson. C’est ainsi qu’un morceau de la partie haute du monument, avec son obélisque se trouve d’un côté du bassin, et quatre (sur les six d’origine) griffons cracheurs d’eau de l’autre, à cent mètres de là. Cet aménagement, d’un aspect esthétique plus que minable, n’a, qui plus est, évidemment plus aucun sens puisque, ainsi écartelé et mutilé, le monument ne répond plus à sa destination première d’hommage à la mémoire du grand bourgmestre de Bruxelles que fut Jules Anspach (1829-1879). Un peuple se distingue par la façon dont il honore ses morts, paraît-il. Il ne manque pas de sel de se souvenir qu’Anspach fut précisément le promoteur des aménagements des grands boulevards du centre de la ville, bordés de constructions de style historiciste et éclectique et dont la place de Brouckère était le centre, parée de sa fontaine monumentale et de grands candélabres en granit et en bronze. Tout cela a été balayé. Pressons les animateurs culturels de Bruxelles d’agir afin que soit mis sur la table ce projet de retour in situ de la fontaine Anspach. Et surtout qu’ils ne se cachent pas derrière les ingénieurs et techniciens qui ne manqueront sans doute pas de considérer que la voûte du métro ne pourrait pas supporter ce poids. Si en ce début du XXIe siècle, ils ne sont pas en mesure de résoudre ce problème, qu’ils soient donc renvoyés à leurs études. Autre chose est évidemment de rechercher les vestiges qui ont été écartés lors des travaux, il y aura bientôt 30 ans. Mais de toutes façons il existe des photographies anciennes de la place et de son monument qui devraient permettre une reconstitution de cet ensemble urbain typique de la fin du XIXe siècle et de rendre un peu de son âme à ce quartier central victime de la circulation automobile.
Comment ne pas évoquer aussi le cas de l’exceptionnel Palais Stoclet, de l’architecte viennois Joseph Hoffmann, chef d’œuvre absolu, réputé dans le monde entier mais qui, en raison de brouilles familiales et quoique classé au Patrimoine de l’Unesco, est en train de se dégrader dangereusement, y compris dans sa décoration intérieure (due entre autres à Klimt) d’une qualité sans égale. Voilà encore une occasion d’intervenir pour l’ensemble du monde de la culture à qui il revient de trouver d’urgence une solution digne et à la hauteur de l’intérêt majeur de l’édifice. Que ne soit pas perdu de vue non plus, dans l’approche du problème, le fait que le fragile Palais Stoclet se trouve à quelques mètres à peine du torrent de voitures qui dévale l’avenue de Tervuren, en son temps dévolue à la promenade et aux beaux équipages.
La notion de classement conduit naturellement la pensée à la Commission royale des Monuments et Sites. N’est-elle pas devenue obsolète ? Lors de sa création, il y a 150 ans, elle rassemblait des notables et les quelques rares érudits qui étaient à l’époque, par la force des choses et par leur position sociale, les seuls détenteurs du savoir en matière d’art et d’histoire. Son existence était alors fondamentale. L’est-elle encore aujourd’hui ? Assurément non, dans la mesure où les connaissances (devenues très spécialisées) en matière de patrimoine ne sont plus l’apanage d’une élite autodidacte mais appartiennent à des personnes formées à l’Université. Qui plus est, les pouvoirs publics (Région et certaines administrations communales) disposent maintenant de services dont la mission est de veiller à la protection du patrimoine. Pourquoi ces services où travaillent des équipes de spécialistes rémunérés à temps plein, devraient-ils encore être chapeautés par une Commission qui elle, de surcroît, fonctionne sur base de bénévolat, ce qui ralentit bien entendu ses travaux et ses décisions ? Si une Commission omnisciente pouvait se concevoir au XIXe siècle, il n’en va évidemment plus de même aujourd’hui. Dans ces conditions, il est clair également que le pouvoir démesuré qui lui a été conféré d’émettre des avis conformes est une porte ouverte à des décisions malencontreuses lourdes de conséquences et un frein plutôt qu’un encouragement pour les propriétaires ou acquéreurs d’immeubles anciens à y faire des travaux. Cette situation a aussi pour effet pervers l’exécution de travaux de manière clandestine. Ecarter de la procédure d’octroi des permis d’urbanisme le passage obligé devant tribunal de la Commission serait de nature à faciliter la réhabilitation du patrimoine bâti à Bruxelles et à l’embellissement de la ville. Rappelons que la Région de Bruxelles-Capitale s’est dotée depuis sa création d’une administration (le Service des monuments et sites) qui a fait montre de dynamisme et de compétence. Par ailleurs, la Ville de Bruxelles, sur le territoire de laquelle se trouve quand même le patrimoine historique le plus important de la Région, s’est également dotée d’une « Cellule Patrimoine » active et compétente. L’un et l’autre, au niveau de l’étude et de la constitution de dossiers, répondent fort bien aux exigences de protection et de mise en valeur du patrimoine monumental. Ajoutons qu’en ce qui concerne le lancement des procédures de classement, le pouvoir régional a eu raison de revenir sur la possibilité du recours au pétitionnement. Celui-ci est assurément un processus démocratique dans son principe, mais l’usage qui en a été fait à mauvais escient par des associations plus préoccupées d’idéologie anticapitaliste que de défense du patrimoine, démontre qu’il portait en lui des effets pervers.
Restons dans le domaine du patrimoine bâti pour évoquer le problème des quartiers qui environnent la Grand Place de Bruxelles où la quasi-totalité des immeubles date des XVIIe et XVIIIe siècles mais dont les façades ont été dénaturées au XIXe siècle mais aussi et surtout au XXe par l’installation de vitrines commerciales et d’enseignes tapageuses [12]. Le Service des Monuments et Sites (ne pas confondre avec la Commission) a courageusement commencé un travail systématique d’inventaire et de relevé de ce patrimoine ancien. Nul doute qu’il s’agit d’un outil des plus utiles mis à la disposition des fonctionnaires appelés à examiner les demandes de permis de travaux et de transformations touchant ces maisons. Mais on aimerait aussi que des initiatives directes et audacieuses soient prises par les pouvoirs publics, par exemple en devenant propriétaires des façades par expropriation (comme cela se pratique dans d’autres pays) et ayant dès lors la possibilité de mettre immédiatement en œuvre une politique de revitalisation qualitative de ces rues.
Cette politique devrait aussi pouvoir maîtriser l’activité commerciale de ces artères qui, étant donné l’afflux de touristes qu’elles attirent à cause de leur situation aux abords de la Grand Place, sont envahies par des restaurants (mais surtout des gargotes), des boutiques de souvenirs et de bibelots d’un goût souvent douteux (made in China of course), de vendeurs de bonbons, biscuits et chocolats (pas toujours les meilleurs non plus). En fait, le problème n’est pas que bruxellois, loin de là : le mal est mondial. Venise, le Mont-Saint-Michel, le Machu Pichu connaissent le même phénomène de dégradation de la qualité des lieux par le déferlement touristique. Or tous ces sites et ensembles exceptionnels sont protégés (?) par l’Unesco. Néanmoins, c’est partout le même scénario désastreux qui se déroule. Il est urgent que les responsables locaux de tous ces sites classés se concertent pour trouver une parade. Pourquoi les autorités bruxelloises ne prendraient-elles pas une initiative en ce sens ? Venant du cœur de l’Europe, elle ne manquerait pas de sens.
Il faudrait aussi poser la question de savoir pourquoi l’Europe, depuis les années qu’elle existe, n’a pas songé à se doter d’un Commissariat à la Culture ? C’est une lacune assez surprenante alors que le débat sur la Constitution européenne n’a pas manqué de porter sur ses fondements culturels et que la candidature à l’entrée de la Turquie alimente et alimentera encore, la polémique. Quant au Conseil de l’Europe, peut-être ne serait-il pas inutile de rappeler aux citoyens quelles sont ses compétences et de s’interroger sur la façon dont notre pays s’y inscrit en matière culturelle [13].
Il est un autre projet que les auteurs du « Plan culturel pour Bruxelles » n’ont pas abordé : celui de la création d’un Musée de l’Europe auquel s’attachent entre autre Umberto Eco et Elie Barnavi. On en parle depuis des années mais les informations restent vagues et discrètes, notamment sur ce qui y serait montré et l’endroit où il serait implanté. Pour que ce musée présente quelque attrait, il devrait évidemment avoir autre chose à offrir à ses visiteurs que des panneaux didactiques, des vidéos, des graphiques et des photographies. Mais où puiser ? A l’heure où les grands musées de la planète prêtent à tout va (ou louent !) à des institutions sœurs partout dans le monde, ira-t-on grappiller dans les réserves des grandes collections européennes ? Mais Bruxelles n’est pas Abou Dhabi et n’a pas de séduisants pétrodollars à offrir en échange !
Face aux besoins culturels auxquels Bruxelles doit répondre et dont les pages ci-dessus ne donnent qu’un aperçu incomplet, le pototo dans lequel s’enlisent malencontreusement les auteurs du « Plan culturel » paraît bien dérisoire. Mais en soi leur initiative est la très bienvenue. Puissent les pouvoirs publics et responsables de tous ordres faire la part des choses à l’occasion des discussions et échanges de vue que la publication de cette brochure va, on l’espère, engendrer. A condition de la densifier après l’avoir nettoyée de ses parasites linguistiques obsessionnels, ce sera un outil de travail des plus utiles.