Le tableau de Iasi
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- 1. Ici attribué à Noël Coypel (1628-1707)
Phaëton demandant à Apollon la conduite du char du Soleil
Huile sur toile - 338 x 200 cm
Jassi, Muzeul de Arta
Photo : Thierry Bajou - Voir l´image dans sa page
Nous avons eu connaissance de ce tableau d’assez grande taille (338 x 200 cm [1]) (ill. 1) par l’intermédiaire de Thierry Bajou qui, lors de son séjour à l’INHA (2003-2006), avait commencé à travailler sur les nombreuses peintures françaises des XVIIe et XVIIIe siècles conservées dans les pays non germaniques d’Europe Centrale, projet important mais depuis mis de côté (voir l’article).
Cette peinture est conservée au Musée d’Art de Jassi [Iasi], en Roumanie [2], sous une attribution ancienne, maintenue non sans réserves [3], à Eustache Le Sueur. Celle-ci peut se comprendre puisque au premier regard, nous nous trouvons en présence d’une œuvre assurément française, datant probablement du milieu du XVIIe siècle, et à la gamme assez claire qui pourrait, par certains côtés, évoquer la peinture néo-classique. L’identification habituelle de son sujet, Phaëton demandant à Apollon la conduite du char du Soleil, ne pose aucune difficulté : le char est visible sur la gauche au second plan, le personnage masculin vêtu de bleu semble effectivement solliciter humblement une décision d’Apollon, et plusieurs éléments (des Heures du jour harnachant les chevaux du Soleil jusqu’à la figure de l’Hiver) font écho [4] au tableau de même sujet mais à la composition plus complexe, peint par Poussin et conservé à Berlin (ill. 2). Or ce dernier, peint vers 1630, se trouvait à Paris vers 1666, année où il est gravé par Perelle [5].
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- 2. Nicolas Poussin (1594-1665)
Phaëton demandant à Apollon la conduite du char du Soleil
Huile sur toile - 122 x 153 cm
Berlin, Staatliche Museen
Photo : Wikipedia Commons - Voir l´image dans sa page
En revanche, l’attribution à Le Sueur que plusieurs auteurs et historiens roumains fondaient sur un rapprochement avec les compositions du Cabinet de l’Amour, apparaît aujourd’hui d’autant plus improbable qu’un certain nombre d’éléments permettent d’y reconnaître une œuvre importante, et pas seulement par son format, de Noël Coypel (1628-1707). Cette confusion apparaît presque excusable tant les rapprochements entre les deux artistes, aujourd’hui assez bien différenciés, semblaient naturels aux amateurs du XVIIe et du XVIIIe siècles : dans son fameux Abrégé de la Vie des peintres, Antoine Joseph Dezallier d’Argenville n’hésitait pas à écrire, à propos de Coypel, que « Le Sueur lui revenoit dans toutes les idées de ses compositions [6] ».
Noël Coypel (1628-1707)
Après un premier apprentissage parisien auprès d’un « faiseur d’éventails » nommé Richard Regnet [7], Noël Coypel se forme véritablement à son art à Orléans auprès de Pierre Poncet et, de retour à Paris, il est remarqué, en 1646, par Charles Errard sur le chantier de l’Orfeo de Luigi Rossi, premier opéra représenté en France, le 2 mars 1647. Il va devenir, pendant quinze ans, son principal collaborateur, traduisant parfaitement le style du Maître par son pinceau [8], notamment au Louvre, dans le premier Versailles, ou au Parlement de Bretagne en 1661 [9], l’année même de son Grand May pour Notre-Dame (aujourd’hui conservé au Louvre). Cette collaboration se poursuit jusqu’à l’achèvement du plafond de la Salle des Machines des Tuileries, inaugurée en février 1662.
Sa réception à l’Académie Royale le 31 mars 1663 [10], premier élément marquant du patronage de Le Brun, qui lui ouvrira les chantiers des grands décors du nouveau règne, achève la rupture avec Errard. Devenu rapidement Professeur (1664), il sera, entre janvier 1673 et mars 1676 (court intérim où il remplace son ancien maître), le Directeur de l’Académie de France à Rome. Il y emmène son fils aîné Antoine (1661-1722), qui sera très tôt plus célèbre que son père. Pendant ces trois années, l’institution va profiter de son séjour autant que les Coypel père et fils [11], puisqu’il fait notamment déménager l’Académie romaine de la Salita S. Onofrio au Palais Cafarelli. De retour à Paris en avril 1676, il poursuit sa progression dans la hiérarchie de l’Académie Royale : Conseiller en 1682, Recteur Adjoint en 1689, puis Recteur en 1690, il en est nommé Directeur le 13 août 1695, après la mort de Mignard [12].
Logé aux Galeries du Louvre depuis janvier 1673 [13], Noël Coypel aura donc consacré, comme beaucoup de peintres aujourd’hui méconnus ou mal connus, l’essentiel de sa production au décor des résidences royales (Tuileries, Versailles et Trianon). Plus tard, il travaillera aussi aux Invalides, aux Gobelins [14], ou à Meudon pour le Grand Dauphin, même lorsque Louvois ayant succédé à Colbert, Jules Hardouin-Mansart lui préfère La Fosse, notamment pour le directorat de l’Académie Royale, où il le fait remplacer en avril 1699 [15]. Antoine Schnapper, qui contribua à remettre l’artiste en lumière [16], soulignait un autre paradoxe : Noël Coypel collabore largement [17] à la première campagne de commandes de tableaux pour le Trianon (1688-1693) alors même qu’il appartient à une génération « intermédiaire » entre les grands anciens que sont Mignard, Le Sueur, ou Le Brun et cette « Génération Trianon », incarnée par La Fosse, Jouvenet, Houasse ou les Boullogne [18]. Noël Coypel qui, soit par évolution personnelle soit pour continuer à vivre de son art, s’est consacré sur le tard [19] à l’Église, meurt à Paris, le 24 décembre 1707, et sera inhumé, le lendemain, à Saint-Germain l’Auxerrois.
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- 3. Noël Coypel (1628-1707)
La Rosée
Huile sur toile - 121,3 x 182,9 cm
Etats-Unis, collection particulière
Photo : Museum Associates - Voir l´image dans sa page
Le Phaëton conservé à Iasi illustre les deux éléments principaux évoqués par Antoine Schnapper quand il cherchait à résumer les caractéristiques du style de Noël Coypel. Ainsi, on y retrouve ce parti-pris des artistes français de l’époque contre « l’application stricte des lois de la perspective, [et] contre les raccourcis systématiques qui détruisent les proportions du corps humain [20] ». Ce refus de l’illusionnisme est encore accentué, chez Noël Coypel, par une monumentalité parfois proche d’une certaine dureté, jusque dans le traitement des figures féminines, comme on peut le voir, par exemple, dans les plafonds du Palais du Parlement de Rennes. Il l’atténuera ensuite aux Tuileries (ill. 3) puis à Versailles tout en conservant, dans ses grands formats, une « solidité sculpturale des formes ». Si, dans ce tableau, la vigueur des figures semble parfois atténuée, les clichés qui montrent l’état ancien du tableau (ill. 4) - et qui confirment sa probable période d’exécution - permettent d’envisager que cette impression corresponde aux interventions des restaurateurs.
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- 4. Ici attribué à Noël Coypel (1628-1707)
Phaëton demandant à Apollon la conduite
du char du Soleil, avant restauration
Huile sur toile - 338 x 200 cm
Jassi, Muzeul de Arta
D’après le catalogue du musée - Voir l´image dans sa page
En plus du traitement des musculatures et des mains, ce Phaëton réunit deux autres éléments assez caractéristiques de Noël Coypel. Il y a d’abord ces draperies aux longs plis resserrés, mais qui apparaissent comme soufflées par le vent, qu’il utilise très souvent dans les figures secondaires de ses œuvres [21] (outre l’Allégorie de la Terre provenant de Tuileries (Lyon, MBA), nous citerons ici l’exemple de la Victoire qui couronne l’un des deux Apollon du Louvre). Il y a aussi l’usage d’une gamme mêlant, dans les mêmes œuvres, couleurs tendres et métalliques. Ce rose aigre et ce vert presque « pippermint » se retrouvent, par exemple, à Versailles, dans le modello du plafond (jamais réalisé) du salon de Saturne.
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- 5. Ici attribué à Noël Coypel (1628-1707)
Phaëton demandant à Apollon la conduite du char du Soleil, détail
Huile sur toile - 338 x 200 cm
Jassi, Muzeul de Arta
Photo : Thierry Bajou - Voir l´image dans sa page
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- 6. Ici attribué à Noël Coypel (1628-1707)
Phaëton demandant à Apollon la conduite du char du Soleil, détail
Huile sur toile - 338 x 200 cm
Jassi, Muzeul de Arta
Photo : Thierry Bajou - Voir l´image dans sa page
Hypothèses sur sa commande
A la différence d’Errard (exemples de l’Hôtel Cathelan et, peut-être, de l’Hôtel Bouthilier ou de l’hôtel Poussepin), Noël Coypel n’a apparemment jamais travaillé pour des décors privés, mais ses travaux pour les résidences royales ne nous sont pas toujours connus dans le détail. C’est particulièrement vrai pour ceux du milieu des années 1660, date probable d’exécution de ce Phaëton, notamment aux Tuileries où des changements de parti ont pu être effectués et pas seulement dans les formats [22]. Mais notre ignorance s’applique surtout à ses travaux (« plusieurs tableaux ») pour le décor du Grand cabinet du Roi (devenu ensuite salon de Compagnie puis Salle des gardes) au Palais-Royal, demeure de Gaston et Philippe d’Orléans, oncle et frère de Louis XIV, puis du Régent [23]. Compte tenu de mentions ultérieures qui évoquent un Lever du Soleil qu’il aurait peint au plafond de cette salle [24], de la symbolique princière qui s’attache plus généralement à Apollon, et de l’usage - onéreux - du bleu lapis pour le manteau de Phaëton, c’est dans cette pièce que nous serions tenté de situer, à titre d’hypothèse, l’emplacement initial du Phaëton conservé à Iasi. D’ailleurs, l’une des lectures possibles de ce sujet (obtenir du Roi le prêt d’un des symboles de sa puissance) ne serait pas pour déplaire à Gaston d’Orléans qui a souvent essayé de faire preuve d’audaces vites abandonnées.