Un chef d’œuvre retrouvé : Le Cœur de l’eau de Jeanne Jacquemin

1. Jeanne Jacquemin (1863-1938)
Le Cœur de l’eau, 1892
Pastel sur papier – 45 x 38,5 cm
Tournai, Maison Tournaisienne –
Musée de Folklore
Photo : Tournai, Maison Tournaisienne –
Musée de Folklore.
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La découverte d’une œuvre importante, qui est toujours une grande satisfaction, s’avère d’autant plus émouvante pour l’historien de l’art qui la cherchait depuis des années et avait conclu à son existence à partir d’indices plus ou moins ténus, sources manuscrites, soupçons photographiques, intuitions incertaines. Lorsque cette œuvre vient enrichir la connaissance d’un artiste aussi rare que Jeanne Jacquemin (1863-1938), dont le corpus localisé n’excède pas une douzaine de numéros, œuvres gravées comprises, on mesure l’intérêt d’une telle réapparition. Quand, enfin, l’objet recherché attendait sagement accroché aux murs d’un musée étranger, comme une sorte de Belle au bois dormant, l’histoire touche au conte, une de ces aventures au long cours, pointue et sensible, si éloignée de la conception de l’histoire de l’art souvent en cour par les temps « qui courent ». Le Cœur de l’eau de Jeanne Jacquemin est cette œuvre, conservée à la Maison Tournaisienne – Musée de Folklore, à Tournai en Belgique, depuis 1967 (ill. 1) [1].

Si la carrière artistique de Jeanne Jacquemin, figure du symbolisme français, ne couvre guère, en étant très large, qu’une huitaine d’années (1892-1900), sa réception critique fut si considérable, en quantité et en qualité, qu’on peut difficilement réduire cet œuvre à un simple symptôme de la période fin de siècle. Certes, cette femme extraordinaire eut une vie romanesque, pour ne pas dire rocambolesque ; née Marie-Jeanne Boyer d’un père inconnu et d’une modiste demeurant rue Pigalle, puis légitimée par son beau-père Louis Coffineau en 1874, orpheline de ses deux parents en 1879, violée par son tuteur dans la voiture qui la ramenait de l’enterrement de son père, à la grande joie des frères Goncourt, hôtesse forcée de la courtisane Léonide Leblanc, avant d’être mariée, avec Jules Castagnary comme témoin, à Édouard Jacquemin, figure de la bohème, pilier du Café Procope et dessinateur de batraciens… le récit de l’ascension (et de la chute) du personnage peut se poursuivre à l’infini tant sa destinée est riche en rebondissements et en épisodes aussi variés que spectaculaires : une véritable fresque du « décadentisme » dont nous avions esquissé un résumé dès 1999 dans le catalogue de l’exposition « Les Peintres de l’âme » [2] avant d’y consacrer une longue étude en 2003 dans la Revue de l’art après plusieurs années de recherches [3]. Car rien ne manque au tableau de cette comédie humaine si caractéristique du moment symboliste, ni Verlaine, ni Mallarmé (qui la jugeait « parfaite »), ni Jules Bois, Huysmans, l’abbé Boullan, les larves et l’occultisme, ni la Salpêtrière, le docteur Pozzi et ses pinces opératoires, ni Robert de Montesquiou, ni même Van Gogh, ami de son second compagnon le graveur Marie-Auguste Lauzet, ni aucune figure importante de la dernière décennie du siècle. Le Sâr Péladan la refuse au premier Salon de la Rose+Croix, malgré la demande pressante du sculpteur Jean Dampt, en vertu de la « loi magique » excluant les femmes ; elle assiste à la création d’Ubu roi dans la loge de Georgette Leblanc ; Saint-Paul Roux lui dédie « Le Sexe des âmes » dans Les Reposoirs de la procession, Alexandre Charpentier, Auguste Niederhäusern-Rodo et André Desboutin font son portrait ; Octave Maus l’invite à exposer aux XX à Bruxelles…

Odilon Redon, Albert Samain, Émile Verhaeren, Laurent Tailhade, Alfred Jarry : pas un acteur de cette fabuleuse époque qui n’ait écrit et commenté l’œuvre et la personnalité de Jacquemin. L’artiste n’expose pourtant en France quasiment qu’à la Galerie Le Barc de Boutteville, aux Expositions impressionnistes et symbolistes, de 1892 à 1897, auxquelles on peut ajouter le Salon de La Plume et la Galerie Bing. C’est chez Le Barc qu’Yvanohé Rambosson et Armand Dayot la remarquent, attirant l’attention d’Alfred Vallette. À la demande de ce dernier, Remy de Gourmont écrit alors un fameux article en mai 1892 dans le Mercure de France, évocation suggestive où le poète mentionne une « exilée de la Rose+Croix » et décrit « une exquise putréfaction qui va jusqu’à devenir somptueuse, une immoralité charmante qui se préoccupe très peu de préciser les sexes et qui laisse le doute des androgynats flotter comme une buée de désirs malsains et adorables autour des têtes infiniment lasses de vivre. » Jean Lorrain, car il ne manquait plus que lui, s’empare alors de l’artiste dont il sera l’un des principaux admirateurs. Il la commente, lui dédie des textes, lui confie l’illustration de La Mandragore, et s’inspire d’elle pour divers contes. Dans une carte qu’il lui adresse en octobre 1893, préparant un rendez-vous auquel elle doit paraître avec Samuel Pozzi et le prince de Polignac, l’auteur de Monsieur de Phocas, signe : « votre organisateur et metteur en scène » [4] Peu importe que la relation de Lorrain et Jacquemin se termine par un procès sanglant en 1903, l’incorrigible écrivain ayant « romancé » une nouvelle fois la « peintresse aux yeux verts » dans des termes qui n’étaient guère flatteurs, la complicité de ces deux figures aura été une très belle histoire. Lorsque Jeanne doit quitter Paris pour soigner Auguste Lauzet à Aubagne (où il meurt de la tuberculose en 1898), la renommée du peintre s’estompe, mais nombre d’artistes s’en inspirent, dont, très nettement, Lucien Lévy-Dhurmer. Le temps efface alors peu à peu cette héroïne dont nous n’avons donné ici qu’un minuscule aperçu de la vie tumultueuse et du succès. Deux remariages, dont le dernier avec l’occultiste chrétien Yvon Le Loup, dit Sédir, n’empêcheront pas le temps d’achever son œuvre d’oubli : la misère et la mort, solitaire, à l’Hôpital Cochin à la veille de la guerre, tandis que l’artiste habitait une modeste pension quai des Grand Augustins. En 2003, nous nous demandions où reposait son corps ; on sait aujourd’hui qu’il fut inhumé dans le carré des indigents au cimetière de Thiais. Sic transit gloria mundi.


2. Nadar (1820-1910)
Georges Rodenbach
Photographie, vers 1895
Tirage original - 16 x 11 cm
Paris, collection privée
Photo : J.-D. Jumeau-Lafond
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Mais après ce rappel nécessaire, il convient de revenir à l’œuvre réapparue. Parmi les nombreux admirateurs et amis de Jeanne Jacquemin figurait l’un des plus grands poètes : Georges Rodenbach (ill. 2), l’auteur de Bruges-la-morte, du Règne du silence ou du Rouet des brumes. Comment ce chantre hypersensible de la mélancolie et d’un symbolisme tout intérieur n’aurait-il pas été séduit par les pastels de l’artiste ? On le sait, Jeanne Jacquemin ne dessine que des têtes, toujours inspirées d’elle-même, douloureuses, déliquescentes, saignantes ou pleurantes, véritables autoportraits en Christ, en Saint-Georges (ill. 3) ou en toute autre égérie énigmatique, parées de couronnes d’épines, ou méditant sur fond de paysages crépusculaires. Les titres choisis par l’artiste en disent long sur cet univers : La Fin d’un jour, Source d’amertume un certain soir, Cantique des larmes, Âme de mystère, Cœur nomade, La Douloureuse et glorieuse couronne etc. Dans tous les pastels connus, on retrouve pour illustrer ces thèmes douloureux le visage si singulier et androgyne de Jeanne, ce menton volontaire « à la Burne-Jones » dans un visage triangulaire et émacié, tandis que les yeux, immenses et suppliants, arborent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Extase et douleur, sensualité et spiritualité cohabitent dans un monde qui oscille entre le génial et l’enfantin, la pensée la plus haute et l’hystérie. Le Voyage dans les yeux, justement, est l’un des recueils les plus extraordinaires de Rodenbach ; le poète y parvient à s’immerger dans le mystère organique même pour décrire tout un univers. On verra combien Jeanne est liée à ce recueil.


3. Jeanne Jacquemin (1863-1938)
Saint-Georges, vers 1893
Pastel sur papier – 39 x 21,5 cm
Ancienne collection Olivier Saincère
Paris, collection privée
Photo : J.-D. Jumeau-Lafond
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Dès 1892, L’artiste écrit à Rodenbach une lettre à laquelle elle joint les articles de Gourmont et de Lorrain :

Cher Monsieur,

Voici le Mercure de France et L’Écho de Paris ; faites en ce qui vous semblera utile. S’il vous plaît, un jour de beau temps, de venir jusqu’à Sèvres, ce sera pour moi un grand plaisir de vous y voir, et d’autant que je voudrais bien vous montrer une tête faite d’après une pièce du Règne du silence, en laquelle je me suis efforcée de faire passer un peu de la douleur calme et désespérée de vos beaux vers :

« Le cœur de l’eau pensive est un cœur nostalgique
Cœur de vierge exaltée en proie à l’idéal,
Qui souffre d’être seule, et qu’aucun ne complique
D’un peu de bruit ce grand calme qui lui fait mal ;

Cœur de l’eau sans tristesse et cependant nocturne,
Cœur de l’eau variable et toujours ignoré,
Qu’un clair d’amour sans doute aurait édulcoré
Et qui s’aigrit, ô cœur à jamais taciturne ! »

Mais pour cela, à condition seulement que votre santé vous permette une aussi longue course, car j’aurai bientôt plaisir d’aller vous faire une visite et de vous inviter à voir rue Le Peletier la prochaine exposition des peintres impressionnistes et symbolistes, où j’aurai quelques pastels nouveaux ; et en même temps, je vous apporterai le pastel d’après le Cœur de l’eau… […] [5].

La rencontre de Rodenbach avec l’artiste déboucha sur une véritable amitié ; Jean Lorrain écrira même en 1895 que Jeanne Jacquemin avait dicté au poète une partie des vers du Voyage dans les yeux, paru en 1893. Un exemplaire de cette précieuse plaquette a réapparu en 2008 à Bruxelles, malheureusement aujourd’hui non localisé, portant cet envoi de Rodenbach : « À ma chère amie Madame Jeanne Jacquemin, à celle qui aime aussi les yeux et a su y peindre l’infini [6]. » Deux autres références essentielles confirment cette amitié. Les Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles conservent un court manuscrit de Rodenbach, dépôt de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, qui consiste en un article écrit à l’occasion d’une des expositions impressionnistes et symbolistes : « Instantané. Madame Jeanne Jacquemin ». On ne sait si ce beau texte fut publié. Enfin, Rodenbach fit paraître en 1893 dans la revue de Jules Bois et d’Antoine de la Rochefoucauld Le Cœur, un conte intitulé La Chambre parallèle, inspiré par l’artiste, et où sont décrits des fusains qui ressemblent fort aux pastels de Jacquemin, « des têtes aux yeux dilatés, qui sont pareils à des bouches dans l’eau, et parlent dirait-on [7]. »

En 2003, au moment de publier notre article dans la Revue de l’art, la question était posée de savoir si le poète avait finalement apprécié et acquis, ou peut-être reçu en cadeau de Jeanne, le fameux pastel Le Cœur de l’eau et, si oui, où l’œuvre pouvait être conservée. En observant à la loupe la photographie représentant Rodenbach dans son salon de la rue Gounod à Paris (ill. 4), parue en juillet 1895 dans la Revue franco-américaine en illustration de ses Notes sur M. Stéphane Mallarmé, il était tentant, quoique périlleux, d’identifier, à droite de la cheminée, une œuvre suspendue et dont les vagues formes n’étaient pas sans rappeler un visage de femme « à la Jacquemin » tourné vers le spectateur. Nous ne résistâmes pas à cette tentation.


4. Georges Rodenbach dans le salon de son appartement
de la rue Gounod à Paris, vers 1895
Photographie anonyme
Photo : D.R.
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On le sait, après le mort de Georges Rodenbach en 1898, sa veuve Anna fit plusieurs dons ; c’est ainsi que le portrait du poète par Lucien Lévy-Dhurmer, aujourd’hui au musée d’Orsay, entra dans les collections françaises. Il en fut de même pour le portrait d’Anna Rodenbach par Albert Besnard, conservé au musée des Beaux-Arts de Toulon. Mais on pouvait se demander ce qu’il était advenu des autres œuvres possédées par le poète. Constantin Rodenbach, son fils, devait donner à la Bibliothèque royale de Bruxelles, aujourd’hui aux Archives et Musée de la Littérature, une grande partie de la bibliothèque de son père ainsi que de la correspondance reçue et divers manuscrits. Il nous fut affirmé dans la capitale belge que le « mobilier courant » du poète, « d’ailleurs sans intérêt », n’avait pu être accepté faute de place. Ainsi, nous apprîmes plus tardivement que Constantin Rodenbach, ami intime d’André Voormezeele, conservateur de la Maison Tournaisienne, ainsi que nous l’a confirmé très aimablement l’actuel conservateur Madame Nicole Demaret, avait alors fait don en 1967 du reliquat de son héritage mémoriel à la ville de Tournai, cité natale du poète (inv. 4720). Comme il nous avait été impérieusement affirmé que ce fonds ne comprenait que quelques meubles de style Empire et une pendule sans valeur, et l’urgence du travail éditorial aidant, nous en restâmes là, ce qui était une erreur, il faut bien le reconnaître.

Après enquête, la Maison Tournaisienne, dite aussi Musée de Folklore, conserve en effet le « salon » de Georges Rodenbach, sa pendule, des torchères et divers objets mobiliers, mais elle a aussi accueilli une partie non négligeable de la bibliothèque du poète puisqu’on y trouve des livres enrichis d’envois autographes de Huysmans, Hérédia, Verhaeren, Mistral, Francis James, les frères Goncourt, Daudet, Paul Fort, Anatole France et Jean Lorrain, ainsi que le manuscrit du Mirage, adaptation que Rodenbach avait prévu de faire à la scène de sa Bruges-la-morte. On était loin du mobilier sans intérêt… On y découvre aussi plusieurs portraits de famille ayant une valeur historique, mais surtout une petite dizaine d’œuvres d’art dont un portrait dessiné d’Anna Rodenbach par Besnard, une marine d’Alfred Stevens dédicacée à la veuve du poète, un Xavier Mellery, un beau Rops non identifié et… Le Cœur de l’eau de Jeanne Jacquemin. Ce magnifique pastel, à la provenance si précieuse, dormait ainsi loin de la fureur du monde dans un des nombreux musées de la bonne ville de Tournai.


5. Jeanne Jacquemin photographiée
par Benque & cie, vers 1893
Tirage portant un envoi à Henry Bauer,
Paris, collection Eric Walbecq
Photo : D.R.
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Si certaines œuvres de Jeanne Jacquemin, inachevées ou plus faibles que d’autres peuvent donner de cette artiste en grande partie autodidacte une impression inégale, il faut bien constater que le pastel conservé à Tournai et inspiré par le poème de Rodenbach compte parmi ses chefs d’œuvre. On y retrouve comme toujours la physionomie de Jeanne, dont témoigne l’unique photographie connue d’elle (ill. 5), tournant ici vers le spectateur son visage douloureux et anguleux, les yeux comme embués et défaillants, évocateurs des vers du poète, ce « cœur à jamais taciturne ». Le paysage qui évoque cette eau à laquelle est dédié le texte, apparaît comme l’un des plus frappants dessinés par l’artiste. Avec une gamme limitée au bleu, au vert et au blanc, Jeanne Jacquemin conçoit une nature symbolique, avec une cascade qui se répand dans un jardin dont le synthétisme et les lignes sinueuses ne sont pas sans rappeler l’art des nabis. L’importance donné au fond du dessin, plus grande que dans la plupart des autres œuvres, est d’ailleurs assez remarquable. Ajoutons que le pastel est pourvu d’un cadre très simple, orné de motifs et patiné façon argent par Jeanne Jacquemin comme elle le pratiquait la plupart du temps, ainsi qu’on peut le voir sur cette photo documentaire (ill. 6).


7. Le pastel Le Cœur de l’eau de Jeanne Jacquemin
pourvu de son cadre réalisé par l’artiste
Photo : Maison Tournaisienne
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Peu de temps avant sa mort, Albert Aurier, l’un des principaux théoriciens du symbolisme, évoqua « les mélancoliques sources d’amertume de Jeanne Jacquemin [8] », tandis que Stéphane Mallarmé recommandera à Méry Laurent la visite des pastels de Jeanne exposés chez Siegfried Bing en écrivant : « Vraiment, c’est de l’art le plus rare [9]. » Que Charles Saunier, Jean Dolent, Edmond Pilon, le très officiel Thiébault-Sisson dans Le Temps ou Camille Mauclair, pour ne citer que quelques exemples, aient tous rédigé des lignes émues sur l’artiste atteste de la fascination qu’exerçaient ses œuvres. C’est que par leur singularité, elles incarnaient tout un pan de l’art symboliste et de la revendication idéaliste. Dans sa préface au catalogue de la sixième Exposition des peintres impressionnistes et symbolistes à la Galerie Le Barc de Boutteville, Mauclair résume cette vision : « Voyez si les pastels de Mme Jeanne Jacquemin ne sont pas comme des reflets de l’agonie spirituelle des déshérités. Ces yeux ont pleuré infiniment, ces mains ont touché avec volupté aux choses interdites avant d’effleurer les lys tremblants du repentir, ou les fleurs noires de la contrition du crépuscule. […] Ne croyez pas que ces figures exquises et terribles soient autre chose que vos visages intérieurs : elles se sont levées du fond de vous-mêmes, de vous-mêmes, désœuvrés qui ne croyez pas être des martyrs ; mais quand vous serez seuls dans la nuit, elles vous apparaîtront et vous y reconnaîtrez vos fiancées immatérielles… […] » Mais laissons Rodenbach conclure lui-même, avec sa perception si particulière des choses. Voici comment il évoque son amie dans l’Instantané déjà cité :

« Une peintresse, dont les pastels sont le clou de l’exposition des artistes symbolistes qui vient de s’ouvrir. Pastels étranges, maladifs, pervers un peu comme des japonais, candides beaucoup comme des Primitifs. Ne ressemble pas cependant à Hokusaï, encore moins à Cimabue, car ses anges, à elle, ont moins l’air de sortir d’un triptyque que de la maison de Loth. Fait elle-même ses cadres, coloriés, argentés, patinés, aux tons de fleurs, d’arbres, de vitraux. D’un goût très personnel, très harmonisé. Pour bien juger ses œuvres, les voir plutôt dans sa maisonnette de Sèvres qui, tout entière, est leur cadre : tentures, plats anciens, étoffes et chasubles disséminées, feuillages morts dans des vases accordés – tout cela, où se détachent ces rares pastels, est comme un fond nécessaire, une nature-morte indispensable tout autour. Œuvre et décor sont à l’image de la peintresse qui s’y extériorise vraiment, en un narcissisme, de subtile décadence. On prétend même qu’elle ne fait, dans ses têtes émouvantes, que reproduire son propre visage déformé et dérivé… En tout cas, peint ses propres visions : des rêves, des symboles, des allégories mystiques, car elle est avant tout mystique et - signe particulier – porte à son corsage tout un trousseau de médailles bénites. »

Le Cœur de l’eau de Jeanne Jacquemin, provenant de la collection de Georges Rodenbach, est visible à la Maison Tournaisienne - Musée de Folklore, dans l’espace consacré au souvenir du grand poète. Il prend place, désormais, parmi les très belles œuvres du symbolisme français.


Informations pratiques : La Maison Tournaisienne – Maison de Folklore, inaugurée en 1930 dans une demeure du XVIIe siècle, est l’un des plus riches musées de « folklore » de Belgique, dédié à la vie tournaisienne de 1800 à 1850 ; il conserve aussi de nombreuses autres richesses telles que le grand plan en relief de la ville datant de 1701.
32-36 Réduit des Sions, 7500 Tournai - Belgique. Du 1/4 au 31/10 : ouvert de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30. Fermé le mardi toute la journée
Du 1/11 au 31/3 : ouvert de 10 h à 12 h et 14 h à 17 h. Fermé le mardi toute la journée et le dimanche matin.

Jean-David Jumeau-Lafond

Notes

[1Nous remercions tout particulièrement Madame Nicole Demaret, conservateur de la Maison tournaisienne pour son aide enthousiaste, Monsieur Jean Danhaive aux Archives et Musée de la Littérature (AML) de Bruxelles et Madame Lydie Avrilleau pour la localisation du lieu d’inhumation de Jeanne Jacquemin.

[2Jean-David Jumeau-Lafond, Les Peintres de l’âme, le symbolisme idéaliste en France, Anvers, Pandora, 1999, p.79-80.

[3Jean-David Jumeau-Lafond, « Jeanne Jacquemin, peintre et égérie symboliste », Revue de l’art, 2003-3, p.57-78.

[4Paris, collection particulière.

[5Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature.

[6Vente Ferraton, Bruxelles, 26 avril 2008, Livres et gravures, n° 954.

[7Georges Rodenbach, « La Chambre parallèle, Le Cœur. Juillet-août 1893, repris dans Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Lorrain, Dujardin, Rodenbach, Naissance du fantôme, Paris, La Bibliothèque, 2002, p. 127-131.

[8G.-A. Aurier, « Deuxième exposition des peintres impressionnistes et symbolistes », Mercure de France, juillet 1892, p. 262.

[9Stéphane Mallarmé, Lettres à Méry Laurent, Paris, 1996, p. 239-240

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