Le 19 septembre dernier, les Domaines vendaient aux enchères trois tableaux appartenant à une préfecture (voir l’article). Faute de temps, nous n’avions pas pu aller plus loin dans la précision sur l’origine des œuvres. Il s’agissait de la Préfecture des Hauts-de-Seine comme les photos du revers permettaient de le déduire. Nous n’avions pas pu consulter les deux catalogues de Félix Ziem et d’Eugène Isabey auquel les notices renvoyaient, ce que nous avons fait depuis. Celles-ci ignorent leur localisation. Pour la toile d’Isabey (ill. 1), qui avait été présentée au Salon de Valenciennes en 1838, le catalogue de Pierre Miquel indique plusieurs anciennes collections (ill. 2). Pour les deux œuvres de Ziem, seule La Fête de l’Assomption dans le bassin, Venise (ill. 3), est répertoriée dans le catalogue d’Anne Burdin-Hellebrandth et son unique historique connu est la vente X - Versailles, le 9 décembre 1962 (n° 77), tandis que le panneau Venise. La Réception du Doge sur l’embarcadère (ill. 4) n’a aucune bibliographie, et aucune provenance.
- 1. Eugène Isabey (1803-1886)
La Galère du Doge de Venise
Huile sur toile - 84 x 125 cm
Tableau n’ayant pas d’intérêt public du point de vue de l’art, selon le ministère de la Culture
Photo : Domaines - Voir l´image dans sa page
- 2. Notice du catalogue Isabey
de Pierre Miquel - Voir l´image dans sa page
Le désintérêt de l’État pour la provenance lorsqu’il se sépare d’œuvres d’art, et notamment du lieu où elles se trouvaient entre 1933 et 1945 est proprement sidérant. Cette information est évidemment souvent impossible à connaître, mais c’est pourtant ce qui est désormais exigé de tous les vendeurs lorsque les musées achètent des œuvres, jusqu’à bloquer certains achats comme nous le verrons très bientôt dans une enquête que nous sommes en train de mener. Ont-ils seulement interrogé les bases de données des objets volés ? Ils ne nous ont pas répondu à ce sujet, ce qui donne un indice sur leur probable négligence de cette vérification minimale qu’ils demandent à tout un chacun.
- 2. Félix Ziem (1821-1911)
Fête de l’Assomption dans le bassin. Venise
Huile sur panneau - 66,5 x 72 cm
Tableau n’ayant pas d’intérêt public du point de vue de l’art, selon le ministère de la Culture
Photo : Domaines - Voir l´image dans sa page
Mais il y a plus grave : ces trois œuvres dont personne ne semble savoir comment elles sont arrivées à la Préfecture ne faisaient pas partie de son « domaine privé », mais bien de son domaine public. La loi est très claire à ce sujet, comme on le lit dans l’article L2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques : « font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique ». Que soit rajouté à la suite de cette phrase une liste d’exemples (« notamment ») ne change rien : des œuvres d’art conservées par une Préfecture font partie de son domaine public et sont donc inaliénables. Cela signifie donc qu’elles devaient au préalable être déclassées de ce même domaine public avant d’être vendues.
Or comme le démontre cet article, le déclassement du domaine public d’un bien présentant un intérêt tel que décrit dans cet article ne peut être déclassé que lorsqu’il a perdu son intérêt public du point de vue des mêmes critères (article R115-1 du code du patrimoine). Ces tableaux, qui ne peuvent être vendus car ils ont un intérêt public, ne peuvent être déclassés pour exactement la même raison.
- 3. Félix Ziem (1821-1911)
Venise. La réception du Doge sur l’embarcadère
Huile sur panneau - 38 x 60 cm
Tableau n’ayant pas d’intérêt public du point de vue de l’art, selon le ministère de la Culture
Photo : Domaines - Voir l´image dans sa page
Interrogés, les Domaines nous ont répondu que :
« Comme vous l’avez constaté l’article L. 212-1 DU CG3P comporte deux parties distinctes pour définir le domaine public mobilier..
Une partie énumérative du domaine public mobilier qui ne pose aucune difficulté. Tous les biens visés appartiennent par la loi au domaine public et sont inaliénables.
L’ autre partie qui est introduite dans le texte par un "notamment" est moins précise et plus subjective s’agissant d’une définition "conceptuelle" du domaine public reposant sur l’intérêt historique , culturel ou artistique d’ un bien.
Pour décider si un bien relevant de cette définition conceptuelle appartient ou non au domaine public le ministère de la culture est consulté pour se prononcer sur l’intérêt public du bien.
Au cas d’espèce le ministère a considéré que les tableaux concernés ne présentaient pas d’intérêt public au sens du CG3P.
Dans le cas contraire les biens auraient été considérés comme appartenant au domaine public et seraient de ce fait inaliénables sauf décision de déclassement. »
Quant à la Préfecture, voici sa réponse, la même à peu près que celle des Domaines :
« Les tableaux en question ne relèvent pas des cas précis listés aux alinéas 1 à 11 de l’article L2112-1 du CG3P relatif l’appartenance au domaine public mobilier des personnes publiques.
Seul un "intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique" justifierait que ces tableaux soient intégrés au domaine public mobilier de l’État, les rendant inaliénable sans déclassement préalable.
Seul le ministère de culture étant compétent pour déterminer si une œuvre d’art présente un tel "intérêt public", la Direction Nationale d’Interventions Domaniales a saisi le ministère de la culture pour avis. Le 4/05/23, la Direction générale des patrimoines et de l’architecture du ministère de la Culture a indiqué que les tableaux ne présentaient pas un intérêt patrimonial qui justifie leur intégration dans des collections publiques et a donné son accord pour leur vente. »
Ces explications ne sont évidemment pas du tout satisfaisantes. Depuis quand une toile d’Eugène Isabey [1], artiste romantique important exposé dans de nombreux musées dont le Louvre n’a-t-elle pas d’« intérêt public du point de vue de l’art » ? Depuis quand deux œuvres de Félix Ziem [2], paysagiste dont on trouve des toiles dans beaucoup de musées, notamment au Petit Palais à Paris, et qui bénéficie même à Martigues d’un musée qui lui est consacré et qui porte son nom, n’ont-elles pas d’ « intérêt public du point de vue de l’art » ?
L’Administration des Domaines se défausse de ses responsabilités en indiquant qu’elle a demandé son avis au ministère de la Culture qui lui a répondu que tel était le cas, ce que ce dernier ne nous a d’ailleurs pas confirmé.
On pourrait comprendre que les Domaines s’interrogent sur l’intérêt public du point de vue de l’art d’une œuvre contemporaine due à un artiste inconnu. Certainement pas de tableaux d’Eugène Isabey et de Félix Ziem. Et cette administration était si consciente de leur intérêt qu’elle a fait appel à un expert en tableau bien connu à Drouot, Frédéric Chanoit ! Pourquoi demander à un expert en œuvre d’art son avis sur ce qui n’a aucun intérêt artistique ?
Le fait que ces tableaux représentent tous Venise traduit manifestement une volonté claire et une provenance commune au moins avant qu’ils n’arrivent à la Préfecture. À moins qu’il ne s’agisse d’achats d’un ancien préfet ? Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qu’affirment les Domaines, la Préfecture des Hauts-de-Seine et le ministère de la Culture, ces œuvres ont évidemment un « intérêt public du point de vue de l’art ». et sont inaliénables. Si elles sont inaliénables, leur vente est impossible. Elle est nulle et non avenue. Le ministère de la Culture n’a d’autre choix que de demander aux Domaines de récupérer les tableaux et de les lui remettre afin qu’ils soient attribués à des musées. À la différence du mobilier de Grignon, une affaire toujours en cours, il n’y a dans celle-ci aucune découverte de la part des acheteurs : les œuvres étaient vendues comme ce qu’elles étaient. Ils doivent donc les retourner en étant remboursés de leur prix d’achat, incluant évidemment les frais.
Si, comme c’est probable, l’État ne bouge pas, il faudra alors qu’une association ayant intérêt à agir se charge de porter cette affaire en justice. L’association Sites et Monuments nous a fait part de son désir de le faire, mais manque des fonds nécessaires. Si un mécène souhaite soutenir cette action ou si un avocat accepte de s’en charger pro bono, qu’il n’hésite pas à prendre contact avec elle (ou avec nous qui transmettrons).