- 1. Portrait du général Dodds paru
dans le Petit Journal du 3 décembre 1892
Photo : Archives de l’auteur - Voir l´image dans sa page
Depuis le « Non, ce n’est pas possible » opposé poliment par la France en 2016 à la demande de restitution formulée quelques mois plus tôt par le Bénin (Tribal Art Magazine, n°84, p. 122), un changement de paradigme s’est opéré à la faveur d’un autre bouleversement, politique celui-là.
Sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, lors de son premier déplacement en Afrique le 28 novembre 2017, le Président Macron fraîchement élu, en totale rupture avec les principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité qui s’attachent aux collections muséales françaises, va se prononcer en faveur de la restitution du « patrimoine africain en Afrique ».
Cette déclaration, habillée de quelques annonces sur le « partenariat scientifique », « muséographique » ou encore « la mise en valeur du patrimoine africain » et partiellement cachée derrière d’improbables « restitutions temporaires », n’en est pas moins claire :
« Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ».
Bien rares sont depuis les voix qui se sont élevées, ne fut-ce que pour s’interroger sur les fondements philosophiques ou juridiques d’une telle rupture.
Au contraire, au fil d’articles rivalisant d’enthousiasme ou se contentant de reprendre doctement des dépêches, c’est une propagande bien rodée qui s’est mise en place.
Aucun amalgame, même le plus outrancier ne nous aura été épargné : la colonisation, l’esclavage, le crime contre l’humanité, les spoliations nazies, les expéditions punitives, les objets de sang (à l’instar de ces diamants de conflit, théorisés par le géographe irlandais Hugo J.H. Lewis), toutes ces blessures de l’histoire sont convoquées à la grand-messe des restitutions, sans prendre la peine de les expliquer, de les différencier ou de les hiérarchiser.
Qui prendra la peine de s’insurger ? De crier enfin à qui l’entendra que justifier des « restitutions » aux pays africains en se référant aux restitutions des biens spoliés par les nazis, c’est comparer la colonisation à la shoah, parallèle aussi insupportable qu’il est historiquement faux ! Qui dira que la colonisation, aussi critiquable et injustifiable qu’elle puisse nous paraître aujourd’hui, n’est pas pour autant un crime contre l’humanité, dont elle ne rencontre pas les critères juridiques ? Qui rappellera qu’une grande partie des œuvres classiques africaines que l’on retrouve sur le marché mondial ont été vendues après la période de décolonisation et que celles sorties d’Afrique pendant la colonisation, ont pour la plupart été collectées, échangées ou achetées et que celles issues d’un pillage sont rarissimes. Qui analysera le rôle pourtant évident et souvent revendiqué du Christianisme et aujourd’hui plus encore de l’Islam dans la disparition de ces idoles jugées païennes ? Qui constatera le piteux état dans lequel les musées africains ont été laissés par leurs dirigeants et la presque totale absence de collectionneurs africains ? Qui enfin voudra bien appréhender l’histoire des hommes pour ce qu’elle est, sans analyse anachronique moralisatrice ou sans révisionnisme même bienveillant ?
- 2. Statue représentant le roi Oyingin
Place du centenaire de la renaissance de Kétou 1894-1994
Photo de 2017
Photo : Fawaz.tairou (CC BY-SA 4.0) - Voir l´image dans sa page
Pourtant, puisque l’on veut faire un procès à l’Histoire et réparer les fautes commises il y a parfois plus de cent ans, qu’au moins on tente de la comprendre, sans essayer de la réduire à ces deux camps qui dans tous les romans s’affrontent : le bien et le mal.
Dans la mesure où la polémique entourant les « restitutions » est partie de la demande formulée par le Bénin à propos des objets rapportés par le Général Dodds [1] (ill. 1) après la prise de la ville royale d’Abomey le 17 novembre 1892, il n’est pas inutile de se pencher un instant sur cette guerre faite par la France au royaume du Dahomey, qui vit la défaite du roi Béhanzin et l’instauration d’un protectorat français.
A la lecture d’une presse quasi-unanimement convaincue de la nécessité de restituer ces « biens mal-acquis » par le général Dodds lors d’une « expédition punitive », qui sont aujourd’hui conservées au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, il est impossible de cerner la réalité des faits. On imagine une colonne infernale suréquipée, commandée par un officier blanc, un peu roux, arborant casque coloniale et grande moustache, venue injustement châtier de « bons sauvages » armés de lances et de flèches. Cette image tout droit sortie d’un film de Tarzan, fait pourtant offense tant à l’Histoire qu’au grand roi du Dahomey, Béhanzin, qui livra aux Français et à vrai dire à nombre de chefferies et de royaumes voisins, une guerre farouche en s’appuyant notamment sur le célèbre corps des Amazones du Dahomey, ou « Minos », c’est-à-dire les femmes du roi, dont la légion étrangère française salua « l’incroyable courage et audace ».
La réalité est pourtant tout autre et facilement vérifiable, tant les sources abondent (*). Incontestablement un grand roi, Béhanzin n’en était pas moins, comme ses aïeux, un roi esclavagiste usant de la force pour faire respecter ses privilèges sur ses vassaux. L’histoire du royaume de Kétou (sud-est du Bénin) qui fut à deux reprises impitoyablement châtié par le père de Béhanzin, le roi Glélé en 1882 et 1886, est sur ce point édifiante. Ainsi la ville de Kétou en 1886 fut pillée, ses temples et autels détruits, toutes les maisons brûlées, sous la direction personnelle de Glélé, tandis que la population était conduite en esclavage à Abomey, non sans que ses chefs soient exécutés. Le souvenir des persécutions perpétrées par le Dahomey est tellement vif à Kétou qu’une place y est consacrée au « centenaire de la renaissance de Kétou 1894 – 1994 » qui célèbre la reddition totale du roi Béhanzin le 15 janvier 1894 (ill. 2).
L’expédition Dodds, qui trouve sa source, non dans une volonté de piller les régalia conservées au palais royal d’Abomey, mais principalement dans un conflit géopolitique, opposant la France, l’Angleterre et le royaume du Dahomey au sujet du protectorat sur le petit royaume côtier de Porto-Novo, se solda, au terme de combats particulièrement rudes, par la prise d’Abomey le 17 novembre 1892 et la fuite de Béhanzin. Mais à nouveau l’histoire ne peut être réduite à ce seul résumé. En effet, au-delà de la rudesse des combats, des pertes humaines que l’on déplore dans les deux camps, du palais d’Abomey en proie aux flammes et du « trésor de guerre », une autre réalité se dessine ; celle de ces esclaves yoruba, libérés par l’armée de Dodds et qui utiliseront leur liberté fraîchement retrouvée à mettre le royaume de leurs anciens maîtres fon, à feu et à sang ; celle d’un roi défait qui avant de fuir sa capitale, mettra le feu à son propre palais. Un incendie qui sera éteint par les Français, qui emporteront en signe de leur victoire, dont ils ne doutaient pas un instant du bien-fondé moral et politique, les œuvres qui sont aujourd’hui revendiquées par le Bénin, un état qui n’existait d’ailleurs pas à l’époque.
Ces faits sont notamment relatés, dans l’ouvrage de référence édité par l’UNESCO : Histoire générale de l’Afrique - Volume VII – L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, page 151 :
* « Mais ce qui faussa le plus le plan militaire fon fut la destruction des récoltes par les esclaves yoruba libérés par l’armée de Dodds. Des problèmes aigus de ravitaillement se posèrent à Abomey. Certains soldats, pour ne pas mourir d’inanition, devaient aller chercher des vivres chez eux et défendre par la même occasion leur village contre les pillards yoruba libérés » ;
* « Dodds, qui poursuivait sa marche inexorable, faisait son entrée à Abomey, que Béhanzin avait fait incendier avant de faire route vers la partie septentrionale de son royaume, où il s’établit ».
Alors, avant de juger l’Histoire, de condamner Dodds et avec lui la France coloniale, avant de justifier des restitutions de biens prétendument mal-acquis, posons-nous ces questions : qui sont les méchants de l’Histoire ? Où sont les gentils ? Est-ce ce roi esclavagiste que l’on voudrait défendre ? Peut-on reprocher à de pauvres esclaves yoruba libérés par Dodds de s’être vengés sur leur maîtres fon ? Que penser du sort de la ville de Kétou qui doit sa « renaissance » à Dodds ? Ces régalia, symboles d’un pouvoir esclavagiste, qui dans un premier temps ont été sauvées des flammes par Dodds et dans un second, emportées, ont-elles réellement été mal-acquises ? Qui en seraient les légitimes propriétaires ? Pourquoi faudrait-il « restituer » et à qui ? Lorsque le Bénin moderne formule aujourd’hui une demande de restitution, est-il historiquement et moralement légitime ?
En ancrant la question du partage des biens culturels dans la thématique des restitutions, le Président Macron, qui déjà lorsqu’il était en campagne n’avait pas hésité à qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité », n’a fait qu’allumer un feu qu’il aura bien du mal à éteindre.
On redira que les mots ont un sens : « restituer », c’est rendre quelque chose à son propriétaire légitime ; la « restitution » c’est l’action de restituer et donc de rendre quelque chose qu’on possède indûment. Dès lors parler de « restitutions » c’est immédiatement opposer un possesseur illégitime à un propriétaire spolié.
L’équation linéaire ainsi posée est déjà résolue :
Colonisation + crime contre l’humanité + spoliation=restitution
Qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien ainsi que le message a été compris en Afrique. Il est facile de le vérifier à l’aune des déclarations faites par les délégations africaines lors de la rencontre internationale du 1er juin dernier au siège de l’UNESCO à Paris. Ainsi selon le président du Bénin, Monsieur Patrice Talon, les biens culturels d’Afrique seraient « soumis à l’asservissement » des musées qui seraient autant de « milieux de répression »... Le président du Gabon a quant à lui menacé : « Il ne faudrait pas laisser la rue s’emparer de ces questions ». Enfin, « Nous sommes en guerre, c’est une guerre qui commence » selon l’ancien directeur des musées nationaux du Kenya.
La France serait donc « en guerre » - à tout le moins patrimoniale ou culturelle, espérons-le - avec l’Afrique parce que ses musées seraient autant de lieux « d’asservissement » et de « répression » des œuvres d’art africaines ?
Triste, mais néanmoins prévisible réponse à la main maladroitement tendue par le président Macron, sur fond de repentance nationale. On ne joue pas impunément avec l’Histoire et les règles de droit.
La parole présidentielle a malheureusement précédé la réflexion et personne ne peut aujourd’hui prédire ce qu’il adviendra des collections muséales françaises [2].