Rappelez-nous quelles sont les missions d’un régisseur.
Le régisseur s’occupe de la gestion matérielle des œuvres dans un musée, à la fois lorsqu’elles sont amenées à bouger et lorsqu’elles sont stockées. C’est s’assurer de la bonne conservation des collections et de leur sécurité. Cela demande des compétences sur les œuvres elles mêmes, leur histoire, leurs matériaux, sur la conservation préventive, les normes de sécurité et de sûreté et la coordination entre les différents acteurs dans la vie des collections. On s’assure que les projet avancent bien dans de bonnes conditions. Nous ne voulons pas que les régisseurs deviennent de simples logisticiens, ce qui est un risque des risque du projet d’externalisation de réserves. La dimension artistique est essentielle.
Quelles sont vos relations professionnelles avec les conservateurs ?
Elles sont fondamentales parce qu’ils sont les initiateurs des projets et que les régisseurs sont là pour aider à mettre en œuvre leurs travaux, par exemple pour les prêts entre musées, les études et restaurations, les projets muséographiques, le conditionnement, tout ce qui entraîne des mouvements d’œuvres. Nous avons une étroite collaboration avec eux, basée sur la discussion : ils nous apprennent beaucoup sur l’histoire de l’œuvre, ses restaurations, ses fragilités particulières…
Les conservateurs du Louvre sont de manière quasi unanime opposés au déplacment intégral des réserves à Liévin. Que pensez-vous de ce projet et pourquoi ?
Comme tout le monde, j’ai conscience qu’il faut trouver une solution au risque d’inondation actuel des réserves du Louvre. Ce pourrait être une formidable occasion d’améliorer encore la gestion des œuvres en réserve et leur conservation, mais le projet de Liévin pose des problèmes importants.
Parlons d’abord de la distance. En tant que régisseur(régisseuse), je me demande si on va pouvoir garder le niveau d’exigence actuel pour les transports d’œuvres à l’extérieur du palais. Dès qu’on sort du musée se posent des questions liées à la conservation de l’œuvre. Le personnel scientifique refuse de transporter des œuvres trop fragiles ; si cela est nécessaire il initie une petite consolidation pour aider l’objet à supporter le transport. Le régisseur, fait des « aller voir » avec le transporteur, c’est à dire qu’on va voir in situ les œuvres une par une pour discuter du meilleur emballage possible pour chaque objet. Évidemment, je le répète, à chaque fois en relation étroite avec les conservateurs.
Transporter 230 000 œuvres, cela se fera comment et est-ce que cela veut dire pour chacune d’elle, un constat d’état, un emballage spécial, éventuellement une consolidation… C’est une énorme opération ?
Nous n’avons pas encore toutes les réponses. Ces questions vont être abordées dans les groupes de travail. Les conditions restent à étudier. Il est vraiment nécessaire de garder ce niveau d’exigence. Dans tout transport de cette ampleur, il faut travailler sur des ensembles et le risque est donc de gommer la spécificité de certaines œuvres particulièrement fragiles. Pour faire cela dans les mêmes conditions que tout transport se fait actuellement, il faudra des années, d’autant qu’on nous a assuré que toutes les œuvres qui partiront feront l’objet d’un « chantier des collections » préalable. On peut donc se poser la question de l’utilité des 400 m2 - il faudrait vérifier ce chiffre - de surface dédiée à Liévin aux chantier des collections pour le déménagement. Tout cela n’est pas très cohérent.
Ces chantiers vont être phasés par type de collection. Nous craignons également que les œuvres soient emballées plusieurs mois ou plusieurs années avant leur déménagement, ce qui les rendraient inaccessibles. Cela va demander une planification particulièrement précise dont nous n’avons pas l’assurance qu’elle soit menée à bien.
Comment ferez-vous pour remplacer les œuvres parties en exposition. A chaque fois, il faurdra un constat d’œuvre, un déplacement, est-ce que c’est gérable ?
Effectivement, multiplier les opérations, « aller voir », constats d’état, traitement des œuvres, programmation des prises de vues, etc. va alourdir la charge. Il faut rappeler que ces opérations sur les œuvres sont souvent liées à des délais que nous ne maitrisons pas (dates d’exposition, restaurations imprévues, disponibilité du C2RMF…) et qui sont souvent très contraints. Imaginer qu’il est possible de planifier cela longtemps à l’avance est une vue de l’esprit. Nous avons toujours à répondre à l’urgence, à l’imprévu... Même sur place, au Louvre, quand tout est réuni sur place, ce n’est pas toujours facile.
Prenons l’exemple d’un prêt à une exposition, il y a un grand nombre d’opérations à mener : un aller voir par les conservateurs souvent avec la régie, sur l’état de l’œuvre ; aller voir avec les restaurateurs ; prises de vue spéciales pour le catalogue ; estimer les besoins de systèmes d’accrochage et de présentation ; aller voir avec le transporteur ; etc. Il faudra faire tout cela en double, au palais du Louvre, et à Liévin.
On a parlé de la distance et des opérations de préparation, mais il y a aussi la manière dont va s’organiser le travail entre les régisseurs au Louvre et les conservateurs, et les régisseurs à Liévin, sachant qu’a été réaffirmée la responsabilité des conservateurs sur les œuvres – qui est d’ailleurs dans le Code du patrimoine et dans leur statut. Les responsabilités des œuvres vont donc rester au palais du Louvre. Du coup, quelle sera le niveau d’autonomie et de responsabilité des régisseurs sur place ? Cela va poser des problèmes de communication entre les deux sites, par exemple quand il y a un déplacement d’œuvres qui sera fait par les régisseurs de Liévin à la demande des conservateurs : comment leur communiquer tous les éléments à connaître ? A Paris on se parle directement grâce à la proximité avec les conservateurs, alors que là, il faudra des documents écrits destinés aux régisseurs de Liévin pour leur donner des consignes précises dans le cadre des mouvements d’œuvres. Ce sera plus compliqué, et moins sécurisé.
Il faut en outre être vigilant pour que les futurs régisseurs de Liévin ne soient pas de purs logisticiens basés sur une logique industrielle qui ne prenne pas en compte la spécificité des œuvres. Chaque objet, chaque ensemble d’objet a ses particularités. Rappelons qu’il n’y aura pas de documentation sur place, et qu’on est très loin de tout avoir numérisé sur le réseau. Il n’y aura là bas ni la documentation orale des conservateurs, ni la documentation écrite, en tout cas très partielle.
En définitive, en dehors des aspects pratiques, et du coût, cela risque-t-il dans certains cas, de mettre davantage les œuvres en péril qu’elles ne le sont au Louvre ?
Il est certain que la manipulation d’une œuvre est un bien plus grand risque qu’une hygrométrie qui pourrait ne pas être parfaite. Là, on va multiplier les manipulations et les transports donc mettre davantage en danger les œuvres.
Parlons aussi de la maintenance des bâtiments, ce qui peut paraître très prosaïque mais qui est essentiel. On a déjà du mal à maintenir en bon état les équipements du palais (les tuyauteries, les montes-charge, les systèmes de traitement de l’air, de climatisation…), tout ce qui permet de conserver les œuvres dans de bonnes conditions et de pouvoir les bouger. Certains monte-charges par exemple sont régulièrement en panne. Le sol de la VDI (voie de desserte intérieure), qui nous permet de transporter les œuvres à l’intérieur du Louvre, est très abimé. Tout cela continuera cependant à fonctionner et à devoir être entretenu pour les œuvres exposées. Or, tous ces équipements vont être doublés à Liévin, ce qui va augmenter les coûts de fonctionnement globaux du Louvre.
On lance déjà la construction, mais on a l’impression que finalement rien n’est vraiment défini ?
Un programmiste a travaillé avant même que nous ayons complètement formulé nos besoins et qu’ils soient pris en compte, une consultation qui n’est d’ailleurs toujours pas achevée alors que le choix de l’architecte intervient dans quelques jours. L’organisation du travail entre Paris et Liévin notamment n’est pas encore définie. Pourtant, le projet a déjà déterminé le nombre d’agents sur place, et donc le nombre de bureaux. Et ceci a été planifié sans qu’on sache exactement de quels profils et de quel nombre de personnes nous aurions besoin.
Parmi les questions qu’on se pose encore, il y a celle de la création ou non d’un pôle logistique où seraient rassemblées les œuvres de Paris et de Liévin avant leur départ en exposition…
Le programmiste avait prévu que, par exemple pour un prêt à Marseille d’œuvres exposées et d’œuvres des réserves, on ferait venir les œuvres de Paris à Liévin pour qu’elles repartent ensuite à Marseille. Cela ne va probablement pas être validé heureusement, mais comment peut-on construire déjà un bâtiment sans savoir comment sera traité ce type de cas ?
Nous avons fait une analyse critique du programme, mais la version finale sur laquelles les architectes ont travaillé ne reprend que très peu nos recommandations. Et on nous demande à nouveau notre avis pour que les architectes modifient leur bâtiment. C’est une drôle de manière de mener un projet, d’autant que le programme fourni aux architectes est contractuel et que nous n’avons auune assurance qu’ils prendront en compte nos remarques.
Vous qui avez l’habitude des réserves, cela vous paraît-il cohérent avec le travail des scientifiques de classer les œuvres par matériau et par taille ?
Notre travail étant basé sur les demandes des conservateurs, naturellement, nous gérons des ensembles ayant une cohérence scientifique et pas classés par critères de matériaux et de taille. Quand on doit prélever des œuvres pour ces opérations, il me paraît important qu’elles soient rassemblées par départements plutôt que de devoir aller piocher dans différentes réserves par matériau. Cela pose encore la question de la responsabilité des conservateurs et notamment quand on est amené à aller voir une collection en réserve, le personnel scientifique en profite pour avoir un œil sur la collection. Le fait qu’elles soient mélangés, que les ensembles soient dissociés, va rendre cette veille beaucoup plus difficile.
Les compactus sont très critiqués par les conservateurs, qu’en pensez-vous ?
Il faut rappeler d’abord le rôle du compactus, qui est de gagner de la place, et non pas d’améliorer les conditions de conservation. C’est donc en contradiction avec les ambitions affichées du projet. Nous sommes inquiets également du vieillissement des compactus, qui demandent beaucoup plus d’entretien qu’un mobilier statique, et qui risquent dans le temps de provoquer des vibrations quand on les bouge. De plus, comme vous l’ont dit les conservateurs, cela ne permet plus de bien voir les collections qui restent cachées aux yeux de ceux qui sont chargés de les conserver et qui seront à 200 km…