Le premier chapiteau de la musique raconte la dernière étape – ou les dernières modalités − du retour de l’homme à sa condition originelle paradisiaque. Nous avons montré pourquoi, selon une logique interne qui s’oppose à celle, apparente, de la succession numérique des huit tons, il était nécessaire d’intercaler le chapiteau du Paradis entre les deux chapiteaux de la musique. Après la mort physique de la créature et de la création, illustrée par le quatrième ton, le Paradis constitue en effet le premier retour, ou retour général [1], celui auquel chacun, sans distinction ni restriction, est convié à la fin des temps, et que tous connaîtront. Cette générosité de l’issue finale telle qu’elle est exposée dans les textes de Jean Scot [2], avait de quoi séduire la douceur de la spiritualité clunisienne.
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- 1 - Le huitième chapiteau
Cluny, Musée Ochier
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« Mais, maintenant donc que nous avons expliqué cette parabole au mieux des maigres ressources de notre intelligence, en suivant les traces des philosophes spirituels, nous devons traiter brièvement des symboles concernant le retour spécial de la nature humaine. [3] ». Car, pour certains, le Paradis lui-même ne sera pas l’ultime étape : à cause de l’Incarnation qui a fait descendre Dieu dans l’humanité, le petit nombre des parfaits a vu s’ouvrir devant lui la perspective d’un second retour, spécial [4], qui permettra aux plus saints de parvenir − au-delà de leur condition originelle paradisiaque retrouvée dans le chapiteau précédent − dans le mystère même de Dieu [5]. Il s’agit d’un processus final de déification [6] de l’homme, qui répond à l’Incarnation de Dieu, selon un équilibre surnaturel de la grâce, par ce mouvement parallèle et réciproque de balancier entre le Créateur et la créature qui vivifie la pensée de Jean Scot. Cette théorie est celle de Maxime le Confesseur [7]. Sur ce point, une fois de plus, l’Érigène est son héritier.
La place de ce chapiteau en clôture du programme (ill. 1) n’a jamais été mise en cause, tant elle a paru évidente à ceux qui l’ont étudié. Il nous est parvenu en mauvais état. La partie supérieure des quatre figures qui l’ornent se détachait complètement, comme en témoignent les traces d’arrachement, et aucune tête n’a résisté. Deux des bustes − cinquième et huitième tons − ont disparu. Le sixième ton est coupé à mi-corps, et le septième, aux épaules. Les parties basses montrent quatre personnages habillés, chaussés, et régulièrement disposés selon deux axes perpendiculaires. Jambes et pieds ont survécu et sont en assez bon état, comme la végétation qui les entoure, parce qu’ils étaient traités en plus faible relief. Des quatre volutes saillantes qui dominaient la composition, ne demeure au contraire que celle projetée au dessus du huitième ton [8]. Il est plus que probable que le sens de ces figures − et celui du chapiteau lui-même − nous serait définitivement inaccessible sans les tituli qui les accompagnent.
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- 2. Huitième chapiteau,
Un bandeau circulaire continu sur lequel
chaque ton est identifié.
Cluny, Musée Ochier
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Après le Paradis, dont la composition est unique, cet ultime chapiteau adopte, à son tour, une formule originale qui le distingue des sept autres : les personnages sont reliés entre eux, à mi-hauteur, par un bandeau circulaire (ill. 2) continu, bien conservé, sur lequel chaque ton – ou chaque son [9] − est identifié par un vers dont le texte se déploie sur deux niveaux. Comme pour les quatre premiers tons, ces quatre vers forment ensemble un poème énigmatique, quoique moins obscur que le précédent [10].
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- 3. Huitième chapiteau
Septième et huitième tons. Faces et angles.
Cluny, Musée Ochier
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En accord avec le précédent, ce quatrain reprend donc la méditation sur les nombres dans lesquels, depuis l’Antiquité, sont enfermées les réalités surnaturelles [11], et on comprend globalement et sans trop de peine qu’il s’agit ici d’une montée en puissance de la vie spirituelle, qui fait succéder au châtiment de l’orgueil, la piété, le souffle de l’Esprit et la béatitude des élus. Ces quatre vers renouent ainsi le fil entre le niveau le plus bas, le plus vil, de la créature pécheresse chassée du Paradis, et l’apothéose ultime de l’homme purifié dans la perfection définitive de l’octave. Depuis le premier d’entre eux – nous l’avons dit −, il apparaît que chacun des chapiteaux raconte la même histoire, mais à un niveau différent [12]. Chacun hisse la créature au-delà d’elle-même, selon la progression ininterrompue des nombres parfaits, « les nombres six, sept et huit qui constituent par leur nature même la gamme des intervalles musicaux qu’on appelle l’octave. Car l’octave comporte huit notes, sept intervalles et six tons. [13] » Le huitième chapiteau constitue le dernier palier au-delà duquel il n’y a plus d’ascension possible.
Sur ce huitième chapiteau, la distinction tranchée entre faces et angles, qui caractérise les précédents, est escamotée [14], comme elle l’est déjà dans le Paradis, où l’introduction d’un double thème – arbres sur les faces et fleuves dans les angles – supprime toute hiérarchie de présentation, « car, lors de la résurrection, une composante ne sera pas inférieure à une autre composante [15] ». Ici, le procédé est plus subtil et on pourrait le décrire comme une sorte de glissement des faces dans les angles, par l’élargissement du décor des seconds jusqu’au milieu des premières (ill. 3). Cette disposition parvient à équilibrer les deux, de telle sorte que, sans les volutes supérieures qui orientent – ou qui orientaient − le bloc, selon le découpage quadrangulaire commun à tous les chapiteaux, la place des figures n’est pas immédiatement perçue. Cette suppression optique de la dualité entre faces et angles, établit une unité interne, renforcée par le bandeau circulaire qui circonscrit l’ensemble.
« UN JOUR UNIQUE »
« Toute la durée du monde est aux yeux du Seigneur comme un jour unique [16]. » Le bandeau circulaire continu, qui coupe les figures à mi-corps, est l’élément le plus original et le plus immédiatement repérable de ce dernier chapiteau. C’est aussi le plus facile à interpréter, celui dont la signification ne laisse pas de doute. Le terme du parcours, l’aboutissement de la vie spirituelle, l’accomplissement final de l’humanité est la Béatitude, dans laquelle résonne le dernier accord de la symphonie clunisienne [17]. Or « la béatitude est infinie [18] ». La créature, caractérisée par sa finitude [19], est admise à pénétrer, par un privilège de la grâce divine, à l’intérieur même de l’infini de Dieu, pour lequel n’existe ni passé ni présent, car « ce qui est arrivé dans le passé et ce qui arrivera dans le futur coexistent dans l’éternel présent de Dieu qui embrasse toutes les phases du temps [20] ». Le cercle, figure sans commencement ni fin, est par excellence image de l’éternité divine (ill. 4). Il transcende le demi-cercle décrit par la succession des chapiteaux et de leurs supports dans l’espace du chœur, demi-cercle qui, avec un commencement et une fin, s’inscrit au contraire, à l’image du monde d’ici-bas, dans le temps comme dans l’espace [21].
Le cercle est aussi la figure dont tous les points sont identiques et se récapitulent dans un seul centre. Il offre de ce fait une image expressive et parfaite de l’unité finale, vers laquelle progressent toutes les figures. « Car dans le Christ, après la résurrection, le corps et les sens, l’âme et l’intellect ne forment pas plusieurs composantes, mais constituent une unité, et ne forment pas une unité composée, mais une unité simple [22]. » De la même façon, et à l’image du Christ, « nous autres qui sommes composés dans cette vie, nous deviendrons unifiés dans une unité simple [23] ». Les âmes parvenues à la contemplation de ce mystère pénètrent dans l’Unité divine, à laquelle il leur est accordé de participer, sans pour autant absorber leur différence [24], de la même façon que « lorsqu’une voix chante parmi les autres voix, elle conserve sa qualité propre [25] ». De la sorte, chacun subira son sort « dans sa conscience, à l’intérieur de lui-même [26] ». La mise en scène des quatre musiciens à l’intérieur du cercle illustre cette conception, à la fois totale et pourtant personnelle, de la béatitude finale, qu’exprime aussi l’harmonie issue des sons différents, « car aucune beauté n’existe, sinon par la réunion de propriétés semblables et de propriétés dissemblables [27] ».
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- 4. Le huitième chapiteau
Cluny, Musée Ochier
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« Ainsi, chacun verra en lui-même par expérience en quoi consiste cette théophanie [28]. » Car ce dernier chapiteau est aussi la dernière des théophanies, la théophanie définitive dans laquelle seront ravis les parfaits. Le bandeau circulaire évoque une tribune, de laquelle les musiciens versent leur musique de louange éternelle, ou une table. Le thème du banquet final, que préfigure le repas eucharistique, vient d’abord à l’esprit : « les hommes justes s’attablent aux banquets du vrai Bien, qui sont purifiés de tout mélange avec le mal [29]. » Mais l’image clunisienne est plus abstraite que celles que les sculpteurs romans ont proposé, ici ou là, de la dernière Cène [30], parce que son sens est plus large. Pour qui se plonge, comme il semble que les moines l’ont fait, dans l’exégèse miroitante à laquelle se livre Jean Sot, elle inclut aussi, par ce système d’allusions plurielles, systématiquement utilisé dans chacun des chapiteaux, celle du serviteur fidèle de l’Évangile que son maître trouvera éveillé, qu’il fera mettre à table et servira lui-même [31]. On retrouve une nouvelle fois, dans cette double évocation du festin servi et du concert donné, le va-et-vient permanent d’échange entre Dieu et la créature : les musiciens versent leur musique et ils sont eux-mêmes servis à la table surnaturelle qui les circonscrit, et sur laquelle est posé l’instrument du sixième ton [32]. Et de même que le cycle de Cluny s’achève avec cette évocation allusive [33] au festin final, le Periphyseon s’interrompt sur la même évocation qui jaillit de la prière du disciple : « Car là où tu habites et où tu fais entrer les âmes qui te recherchent et qui t’aiment, là tu prépares pour tes élus les festins spirituels de la véritable connaissance, là tu leur sers ces festins spirituels par ton passage [34] ».
Néanmoins, l’image, tout allusive qu’elle soit de ce premier niveau d’interprétation, n’est pas celle d’un banquet. Les personnages, à l’intérieur du cercle illustrent la pensée plus abstraite de Maxime le Confesseur, reprise et traduite par l’Érigène, selon laquelle aucun des existants intelligibles qui gravitent autour de Dieu « ne s’arrêtera avant d’être entré comme un tout dans l’objet aimé – Dieu inconnaissable – et d’être intégré dans ce tout, en acceptant librement, par une volonté salutaire, une circonscription de la part du Tout [35] ». Car pour l’homme sauvé, l’objectif final et indépassable de toute félicité est d’être « tout entier absorbé par le Tout qui le circonscrit », et la béatitude n’est pas autre chose que « de se savoir tout entier circonscrit par Celui qui le circonscrit [36] ». Ces affirmations que Jean Scot multiplie dans le premier livre de son traité ont, plus que probablement, présidé à l’ordonnance que nous avons sous les yeux, destinée à rendre sensible cette fusion mystique de l’homme avec Dieu, fusion présente et future à la fois, réservée au petit nombre dans un univers où le temps n’existe plus. À cause de l’Incarnation du Christ qui a fait descendre et pénétrer Dieu à l’intérieur même de l’humanité pécheresse, cette humanité est appelée, dans sa partie la plus sainte, à s’élever, par une sorte de balancement mystique, jusqu’à l’intimité de Dieu [37] où se réalise l’unique et éternelle coexistence du désir et de la plénitude.
Comme celles des quatre premiers musiciens, les figures sont alternativement debout et assises, mais la relation entre elles est différente : au cinquième ton (authente), debout, succède un sixième (plagal), assis, un septième debout et un huitième assis [38]. Cet échange des postures entreauthentes, soudainement debout, et plagaux, désormais assis, pourrait être considéré comme expressif des paradoxes évangéliques « Les premiers seront les derniers [39] », « Qui s’élève sera abaissé [40] », si ces paradoxes pouvaient être applicables au Christ musicien du troisième ton, ce qui n’est pas envisageable. En réalité, cette inversion a, parmi ses raisons d’être, celle de ménager, organiser et mettre en scène l’apothéose du huitième et dernier ton. Les musiciens debout – cinquième et septième ton −, sont orientés tous les deux, symétriquement, dans sa direction, tournant par conséquent le dos au sixième, assis derrière eux. Il en résulte que si, comme les premiers tons, les figures se succèdent selon leur numérotation en tournant de gauche à droite, l’ordre qui les régit n’obéit pas à ce schéma de rotation. La numérotation n’exprime ici qu’une progression de dignité. Aux deux couples du premier chapiteau musical, dont l’un des partenaires debout (deuxième et quatrième tons), doit se soumettre à l’autre trônant en majesté (premier et troisième), succède une convergence des deux figures debout, tendues vers la dernière, assise dans la stabilité de la Béatitude. Mais cette stabilité est vivante, et c’est ce que traduit aussi l’alternance des positions, qui conjugue le dynamisme des figures debout, en mouvement, et l’immobilité de celles qui sont assises. Les moines ont illustré, par ce procédé très simple, la pensée de Jean Scot selon laquelle, loin d’être inerte, l’éternité divine est une articulation du mouvement et du repos car « c’est grâce au repos et au mouvement en effet que se produisent la naissance de ce qui n’est pas, comme la permanence de ce qui est [41] ». La stabilité du huitième ton est la finalité supérieure de toutes les figures qui le précèdent, mais cette stabilité, définie par Jean Scot comme « un repos mobile et un mouvement immobile [42] », est vivante et toujours nouvelle.
« LA PALME N’APPARTIENT QU’AU PETIT NOMBRE [43] »
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- 5. Huitième chapiteau
« La palme n’appartient qu’au petit nombre »
Cluny, Musée Ochier
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Le cycle de Cluny, tel que l’a établi Kenneth Conant et tel qu’on peut le voir aujourd’hui, commence par un chapiteau entièrement végétal, que son caractère insolite a longtemps transformé en énigme. Il est suivi par deux autres à forte dominante végétale, sur lesquels des personnages surgissent aux angles d’un décor feuillagé dominant. Les chapiteaux suivants changent cette disposition, et les figures qui les ornent sont enfermées dans des mandorles installées, non plus dans les angles, mais sur les faces, tandis que le décor végétal, beaucoup plus discret, est relégué à l’extérieur. Le Paradis unifie cette progression en réinstallant la végétation, transformée et luxuriante, sur les faces, sous la forme d’arbres couverts de fruits, tandis que les fleuves personnalisés occupent de nouveau les angles, et que la composition, en laissant arbres et fleuves s’imbriquer et se rejoindre selon un schéma triangulaire, absorbe la rupture, jusque là bien marquée, entre faces et angles. Dans ce huitième et dernier chapiteau, la végétation n’a pas disparu mais, après la première transformation des feuilles stériles en arbres fruitiers, réalisée au Paradis, elle en subit une autre, et s’épanouit en palmes régulières derrière les musiciens, organisant autour d’eux une structure comparable aux mandorles des chapiteaux précédents, « car cette matière sera entièrement transformée en une stabilité et une uniformité spirituelle. [44] » L’herbe extérieure, sensible et vouée à la mort [45], devient elle-même mandorle intelligible, dans une pacification définitive de son exhubérance. « Car aucune essence ou aucune substance n’est créée par la Bonté divine, qui ne continue à subsister sous un mode éternel et immuable. [46] » Les deux motifs de l’herbe et de la mandorle se fondent ainsi en un seul qui n’est plus ni vraiment l’un ni tout-à-fait l’autre et, pour bien exprimer qu’il s’agit d’une transformation, l’herbe foisonnante existe encore dans la partie basse, autour des jambes des musiciens. Ce n’est que passée au dessus du cercle céleste, ayant pénétré en lui avec eux, qu’elle se fait palme enveloppante pour chaque élu, illustrant la parole d’Ambroise : « si le salaire est égal pour tous, la palme n’appartient qu’au petit nombre » (ill. 5). Après l’étape du retour au Paradis promis à tous, l’histoire du monde, de l’humanité et de la création tout entière franchit l’ultime limite, « car la gloire de l’immortalité éternelle sera égale chez tous les hommes, mais la gloire de la béatitude ne sera pas égale chez tous les hommes [47]. » L’herbe du premier chapiteau tendue vers le Christ, après avoir porté du fruit par la double action du travail de l’homme et de la grâce divine, acquiert sa stabilité [48] et « passe en Dieu » [49].
OSTENDIT QVINTVS QUAM SIT QVISQ[V]IS TVMET IMVS :
Le cinquième [ton ou son] montre que celui qui se gonfle [d’importance ou d’orgueil] est renvoyé au plus bas.
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- 6. Le cinquième ton, en marche vers le huitième,
en sens inverse de la rotation numérique.
Cluny, Musée Ochier
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Du personnage qui incarne le cinquième ton ne demeurent que les jambes (ill. 6 et 7). Il se présente debout, en marche comme le suggère son talon gauche surélevé, et se dirige vers la gauche, c’est-à-dire vers le huitième ton, tournant le dos à celui qui, pourtant, lui succède en sixième position [50]. Sa tunique, plus longue que celle des trois autres musiciens, a incité certains chercheurs à y reconnaître une femme [51]. L’hypothèse ne manque pas d’arguments en sa faveur, quand ce ne serait que l’existence d’une précédente musicienne au deuxième ton. Nous avons montré en étudiant les figures des premiers musiciens [52], que la présence de la joueuse de cymbales après la représentation de l’homme, maître de lui et restauré dans l’image divine de son Créateur, impliquait la soumission de la moitié féminine de l’humanité à la moitié noble, naturellement masculine. Sa soumission, mais pas sa disparition. Si une femme a été admise à nouveau à figurer sur cet ultime chapiteau, c’est bien au registre le plus bas, celui du cinquième ton, qu’on peut envisager sa place [53].
Un autre argument, quoique paradoxal, inciterait à reconnaître une femme dans ce cinquième ton, c’est l’affirmation plusieurs fois répétée par Jean Scot selon laquelle, après la résurrection, « tous les hommes seront, en règle générale, exempts de sexe [54] ». Mais, nulle part, il n’explique comment les femmes deviendront des hommes comme les autres, puisque la règle veut que « les natures inférieures [soient] toujours métamorphosées dans les natures supérieures [55] ». Il faut comprendre que le cinquième ton est devenu « un corps spirituel », mais Jean Scot se réclame de Grégoire de Nysse [56] pour affirmer qu’à ce niveau de la sainteté reconquise, « ce n’est pas seulement la forme de l’âme […] mais […] c’est également la forme du corps qui continue toujours à subsister comme une forme incorruptible et immuable [57] ». La présence d’une musicienne, si l’on parvenait à la certitude de son existence, enrichirait donc le chapiteau par l’affirmation que, quoique réduit au tout petit nombre des parfaits, ce retour spécial est, lui aussi, accessible à toute l’humanité.
C’est le Péché originel qui est évoqué clairement par le titulus de ce ton, et c’est la chute du premier couple humain que caractérise le mot imus choisi par ses rédacteurs. Imus, superlatif de inferus, désigne ce qu’il y a de plus bas, de plus humble et renvoie aux méditations des Pères sur le mystère de la Chute. « Dieu, souhaitant humilier l’orgueil éprouvé par la nature humaine a permis à l’homme d’abuser de ses propres impulsions irrationnelles [58] », affirme l’Écriture, tandis que Jean Scot renchérit : « L’homme, alors qu’il était dans la splendeur n’a pas compris et s’est rendu égal aux bêtes dénuées de raison [59] ». Après avoir évoqué « la sublimité de l’état primitif de la nature humaine [60] », il s’adresse à Dieu dans ces termes : « Tu lui as permis de devenir moindre à cause de son orgueil et tu l’as laissé déchoir de son propre gré dans le déshonneur d’une vie irrationnelle [61]. » Le rapprochement étroit d’une telle phrase avec le titulus de ce cinquième musicien, en éclaire et en précise le sens. Homme ou femme, il offre une image de l’homme pentagonal que la grâce seule peut réunifier. Car l’homme charnel, doté de cinq sens, est aussi composé de cinq parties « c’est-à-dire le corps, le mouvement vital, le sens intérieur, la raison et l’intellect, de telle sorte [que ces composantes de notre nature] ne seront plus cinq, mais ne feront qu’un [62]. » On peut ajouter que la manifestation la plus visible et la plus rebutante de la déchéance de l’homme est la séparation des sexes, dont les cymbales de la musicienne du deuxième ton sont venues à bout en produisant un son unique, et que cette théorie, exposée, reprise, ruminée et répétée à satiété tout au long du Periphyseon, ajoute un argument convaincant à la reconnaissance du cinquième ton comme une figure féminine.
Mais les cinq sens sont aussi les « portes de l’âme », et c’est par le bon usage qu’en fait la créature qu’elle peut s’engager sur le chemin du salut. C’est ce qui a été demandé implicitement à Adam – par le concours d’Ève − sur le chapiteau du Péché originel [63], sous la forme du petit pommier insolite et couvert de pommes qui clôt l’épisode, même si « aucune nature ne peut s’élever par ses propres forces jusqu’à ce lieu dont le Seigneur a dit : ʺLà où je suis, là aussi sera mon serviteurʺ [64] ». L’exemple, plusieurs fois sollicité, de cette sainte utilisation de la nature sensible est celui d’Abraham qui, avant même la Révélation, a déduit l’existence de Dieu unique de la simple contemplation de l’univers. À Cluny, la figure d’Abraham [65] avait été placée par Kenneth Conant en pendant de l’épisode du Péché originel, selon une logique intérieure qui lui donnait tout son sens. C’est par sa rectitude naturelle que le patriarche a mérité la grâce de la Promesse divine, avant même l’Alliance scellée avec Moïse. La naissance d’un fils, promis par Dieu, et qu’il accepte de sacrifier au Tout Puissant, a fait de lui une préfigure du mystère christique [66]. Comme l’herbe transformée en palmes après être entrée dans le cercle divin, la part sensible de la créature est admise, elle aussi, par la figure de ce cinquième ton, au plus haut niveau de la béatitude.
Mais il y a plus. Dans l’examen des nombres auquel se livre l’auteur du Periphyseon, on peut lire que la particularité du cinq est d’être « un nombre réflexif, c’est-à-dire un nombre qui fait retour à lui-même [67] » car, multiplié par lui-même, il produit toujours un nombre terminé par cinq. Pour Jean Scot, cette particularité en fait une image adéquate de la faculté de retour de l’humanité à sa nature originelle, faite « à l’image » de Dieu. Comme le premier ton occupé à fabriquer sa vièle ouvre le premier chapiteau de la musique en travaillant à son retour en Dieu, la figure du cinquième musicien est donc parfaitement à sa place pour engager les différentes modalités du second retour.
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- 7. Des pieds chaussés, plus haut que ceux des autres musiciens
Cluny, Musée Ochier
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Un texte de saint Ambroise, dont les moines de Cluny faisaient si grand cas, apporte peut-être encore un éclairage inattendu : il s’agit d’une méditation sur la parole du Christ rapportée par Luc, lorsque Jésus demande à ses disciples : « Est-ce qu’on ne vend pas cinq passereaux pour deux as ? [68] » La question est posée comme une illustration de l’Amour de Dieu pour sa Création, même à travers les plus modestes des créatures. Ambroise reconnait dans le choix du chiffre cinq une image des cinq sens : « ces cinq passeraux, écrit-il, semblent être les cinq sens du corps [69] », comme le cinquième musicien lui-même. Et il insiste sur la saleté, la misère des cinq sens de l’homme qui, à l’image de ces oiseaux, « fouillent la malpropreté des ordures et cherchent leur nourriture dans des lieux incultes et malodorants [70] ». C’est bien à la partie basse – féminine − de l’humanité qu’ils correspondent [71]. Mais c’est pour opposer à cette ignominie la faculté qui les élèves au-dessus de toutes les autres créatures, et qui est celle de voler. « Et ce qui vole est emporté vers la cîme de l’immortalité [72] ». Si l’observation de Kenneth John Conant, lorsqu’il distinguait dans le cinquième ton « une dame qui saute [73] », est juste, le texte de saint Ambroise lui apporte sa signification. Et ce saut envisageable du cinquième ton, féminin ou non, au dessus du titulus qui en rappelle, au contraire, l’abaissement, serait l’illustration précise et fidèle de la pensée de l’évêque de Milan. Comme les feuilles du premier chapiteau purement végétal, tendues vers le Christ de l’abside, amorcent le retour de l’homme en Dieu, les pieds surélevés du personnage illustreraient alors le détachement définitif des parfaits, ravis au dessus d’eux-mêmes. « La chair elle-même, docile à la loi de Dieu et se dégageant de la loi du péché, prend la nature de l’âme par la pureté des sens. » Et Ambroise ajoute : « elle monte vers le ciel par les ailes spirituelles [74] ». Ce serait, dans ce cas, un vol au-dessus de la condition humaine initiale, qu’entreprend le cinquième ton lavé de sa souillure [75].
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- 8. Chapiteau du Péché originel
Le talon d’Ève
Cluny, Musée Ochier
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Mais pourquoi donc rappeler cette souillure pour un personnage qui, le premier de tous, pénètre à l’intérieur du cercle divin ? Parce que, explique Jean Scot, c’est précisément à elle que les hommes parfaits doivent cette suréminence de félicité. Si les hommes n’avaient pas péché, « ils n’auraient pas joui à un degré égal de la contemplation de la vérité [76] ». Mais, parce que l’homme s’est « gonflé d’orgueil [77] », l’Incarnation, suivie de la Résurrection du Christ, a élevé l’humanité très au-dessus de sa condition primitive et le petit nombre des parfaits est appelé, au-delà du Paradis, à contempler la gloire de Dieu et à y pénétrer. Le cinquième ton illustre une nouvelle fois, et d’une façon très précise par le titulus qui l’accompagne, la pensée érigénienne. « Car, si on n’explique pas […] d’où la nature humaine est tombée et où commence le retour de la nature humaine, et par quels degrés elle s’élève, et quel est le but auquel elle tend, et dans lequel elle cesse son ascension, il ne sera pas facile de persuader les gens sans leur fournir des preuves de ce que nous affirmons [78] »
Malheureusement l’interprétation de cette figure tourne court et l’absence de tout accessoire nous prive d’une compréhension plus riche et plus fine. Ce n’est que par son appartenance à une série préalablement comprise que nous pouvons reconnaître en elle la personnification d’un ton ou d’un son. Seule l’analogie avec les quatre figures qui la précèdent permet d’identifier, dans ce personnage coupé à mi-corps et dont il ne reste vraiment que les jambes, un musicien (ou une musicienne), sans autre précision, puisque l’instrument que l’on peut envisager entre ses mains manque dans sa totalité.
Un détail pourtant mérite encore qu’on s’y arrête : au chapiteau du Péché originel, le sculpteur avait donné une importance particulière au talon d’Ève pécheresse, (ill. 8) illustrant par cette disposition une exégèse assez étrange de Maxime le Confesseur, reprise par Jean Scot, selon laquelle ce serait dans ce talon, abandonné aux attaques du serpent, que se récapituleraient les cinq organes de la créature sensible (aιςθήσις), dont la femme est justement l’image [79]. On peut observer que c’est à nouveau le talon gauche du cinquième ton qui constitue l’élément le plus caractéristique du fragment qui nous est parvenu. Au talon nu d’Ève s’oppose, peut-être, ce talon chaussé, désormais protégé des attaques du serpent. Malgré la vraisemblance de ce rapprochement, le mauvais état de la figure interdit toute certitude.
+ SI CVPIS AFFECTVM PIE[T]ATIS RESPICE SEXTVM :
Si tu désires l’état de piété, regarde le sixième
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- 9. Huitième chapiteau
Sixième ton.
Cluny, Musée Ochier
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Un personnage immobile succède à un personnage en mouvement (ill. 9). Le sixième ton, comme le huitième, est assis de face dans une position parfaitement équilibrée et symétrique. Un instrument à corde est posé horizontalement devant lui sur le bandeau circulaire, utilisé ici vraiment comme une table. Il en retient de sa main droite la caisse de résonnance calée contre sa poitrine, tandis que la gauche semble jouer avec l’unique corde de l’instrument. La tête du musicien a disparu mais il a conservé une partie de son buste et ses deux bras.
Les textes concernant la perfection du nombre six sont nombreux dès l’Antiquité et le Christianisme en a hérité. C’est un lieu commun de l’arithmologie. Ainsi saint Augustin en méditant sur ce chiffre qui est celui des jours de la Création ne craint pas d’écrire : « Nous disons non pas que le nombre six est parfait parce que Dieu a parfait toutes ses œuvres en six jours, mais que Dieu a parfait ses œuvres en six jours parce que le nombre six est parfait [80] ». Au commencement étaient les nombres, et la perfection du nombre six est d’ordre ontologique. Il serait sans doute fastidieux de rapporter ici les différentes merveilles que l’arithmologie tire de cette perfection [81] qui inspire à Jean Scot de longs développements [82] et qui, pour l’Antiquité comme pour le Moyen Âge chrétien, n’est que la manifestation de l’harmonie secrète de l’univers à travers les œuvres divines et humaines [83]. Notre propos est plutôt de comprendre la relation qui existe entre cette perfection et la piété, et de saisir quelle est la note unique, particulière, que fait entendre ce musicien assis dans l’harmonie finale.
La première réponse est que, dans l’énumération des dons du Saint Esprit, la piété est placée en sixième position [84]. Le septième ton évoque justement ces dons, et le sixième se présente ainsi comme une introduction au suivant. Mais évidemment, ce n’est pas suffisant. Une fois de plus, un texte du Periphyseon apporte un éclairage plus riche en établissant un lien avec le jeune musicien du premier ton, qui travaille à fabriquer une vièle [85]. La vièle n’a pas encore de corde, celle du sixième ton en possède une seule (ill. 10) et c’est le même instrument, tandis que le Christ du troisième ton dispose d’une lyre à six cordes issues d’un unique point. La vièle du premier ton est une image de l’intellect humain capable de s’incarner « dans des sons et dans des lettres », dans ce que Jean Scot appelle des « véhicules » de la pensée [86]. Comme l’écriture ou la parole, elle devait permettre à son propriétaire – ou plus précisément à son facteur, la nuance est importante − de pénétrer à l’intérieur des autres intellects et de réaliser une fusion entre sa propre pensée et la leur. « Quand je connais ce que tu connais, je deviens ta propre connaissance et je deviens créé sous un mode ineffable en toi », mécanisme réciproque par lequel, en sens inverse, la connaissance qui est tienne produit en moi la même incarnation. De la sorte, « une connaissance unique résulte de nos deux connaissances respectives ». Et dans le même passage, l’Érigène développe cette théorie à propos du nombre six [87] : En effet, si « tu comprends que le nombre six est un nombre parfait dans ses parties aliquotes et [si] je le comprends également et [si] je sais que tu le comprends comme tu sais que je le comprends », alors, « nos deux actes respectifs de connaissance , informés par le nombre six, deviennent un acte unique de connaissance ». Et par cet acte unique, qui est pensée commune, « je deviens donc créé en toi comme tu deviens créé en moi ». Mais cette « incarnation » ne peut exister que dans la contemplation de la Vérité. Il est difficile d’aller plus loin dans la méditation. Le processus mis en lumière à propos du nombre six est exactement celui de la fusion de Dieu avec sa créature, qui est précisément le thème de ce huitième chapiteau.
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- 10. Huitième chapiteau
La grosse corde du monocorde.
On peut envisager sans risque excessif
que la main gauche tenait un chevalet.
Cluny, Musée Ochier
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
Cette unité vers laquelle tend le premier ton en confectionnant sa vièle, et que réalise le nombre six, est celle du monocorde pythagoricien qui, jusqu’à la fin du Moyen-Âge servit à accorder les instruments [88]. L’étude des rapports simples entre les nombres, expérimentés sur le monocorde, donne la gamme. Selon l’endroit où l’on place le chevalet, on divise l’unique corde en deux, symétriquement, par moitié, ou selon un autre rapport. Dans le premier cas on obtient l’octave supérieure sur les segments de corde des deux côtés du chevalet. En divisant la corde au tiers, on obtient la quinte supérieure sur le plus long segment (2/3) et le redoublement de cette quinte supérieure sur le plus court (1/3). En déplaçant le chevalet, on peut obtenir les autres intervalles, quarte, tierce, etc. Des lettres inscrites sur la caisse de résonnance indiquent les différentes positions. Elles étaient peut-être peintes sur l’instrument clunisien. Ainsi, le monocorde apparaît comme l’équivalent de la lyre divine du troisième ton, rapporté à l’échelle humaine. « De même que le maître te montre toutes les lettres au tableau, de même le musicien suggère toutes les notes de la mélodie au monocorde [89]. » Il est donc aussi l’équivalent du premier ton dont fluent « toutes les mélodies », et il l’est d’autant plus que, comme le remarque le disciple du pseudo Odon [90], quoique fabriqué, c’est lui qui enseigne la musique à celui des mains duquel il est sorti. Et il l’enseigne sans la connaître lui-même [91]. Le titulus du premier ton attribue à ce ton originel l’universalité des mélodies dans leur inépuisable variété, mais sur cette image d’un instrument en cours de fabrication, cette variété reste virtuelle. C’est précisément ce qu’affirme Jean Scot, « car tout l’art de la musique subsiste potentiellement et virtuellement dans le ton [92] ». Le Christ seul possède la musique dans sa diversité infinie, pourtant surgie d’un unique point. Dans un cas comme dans l’autre, l’image est celle du dialogue entre l’Un et le multiple. Le sixième ton n’est plus virtuel : une corde est désormais tendue sur la caisse, mais la musique obtenue est terrestre. C’est celle qui surgit du travail de l’homme, dirigé par son intelligence, et elle appartient au registre de la nature. Peut-être est-ce pour cela que l’instrument est posé horizontalement.
La création de l’homme a marqué « le point culminant de l’opération divine consistant dans la perfection du nombre six. [93] » Le musicien du sixième ton joue d’un monocorde parce que « la notion propre de l’homme dans l’intelligence divine est une notion simple [94] », et le maître du Periphyseon promet au disciple que « nous, qui maintenant sommes composés, nous serons un, et nous serons transformés en une seule substance [95] ». Le Christianisme a hérité de l’Antiquité l’idée que l’âme reproduit l’ordre de l’univers, et cet ordre est inscrit dans le nombre six qui réalise l’accord parfait entre lui et ses parties [96]. Jean Scot consacre un long développement aux merveilles du nombre six et c’est véritablement par sa perfection que le sixième ton, réintègre l’unité originelle. Il est présenté assis parce que « le nombre six symbolise le repos de la nature [97] »
+ INSINUAT FLA[T]V[M C]V[M] DONIS SEPTIMVS ALMVM :
Le septième introduit le souffle de l’Esprit avec ses dons
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- 11. Huitième chapiteau
Septième ton
Cluny, Musée Ochier
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Le ton suivant se présente à nouveau debout, le bras droit replié et appuyé sur le bandeau circulaire. Il tourne le dos au sixième et semble tout entier orienté vers le huitième. Quoique sans tête, comme tous les musiciens, c’est une des figures les mieux conservées. Sa tunique qui descend au-dessus des chevilles, paraît soulevée par le vent qui en remonte l’ étoffe derrière lui et la soulève autour de sa jambe gauche. Malheureusement, son instrument a disparu (ill. 11).
Sans surprise, le septième ton est associé au Saint Esprit auquel on « donne le nom d’Esprit septiforme, parce que le Saint Esprit distribue à l’Église, tant dans leur généralité que dans leur singularité, la plénitude des dons divins symbolisée par le nombre sept [98] ». De quels dons s’agit-il ? Ce sont ceux qu’énumère Isaïe : « L’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et de force, l’esprit de science et de piété, et l’esprit de crainte du Seigneur [99] », dons annoncés déjà par la piété du sixième ton. Selon l’Écriture et ses exégètes, « la répartition des dons divins est dévolue au Saint-Esprit [100] », car il est « la cause infinie et inépuisable, généreuse et plus que généreuse de la distribution des dons de la Bonté divine , qu’il s’agisse des dons qui relèvent de la nature ou qu’il s’agisse des dons qui relèvent de la grâce [101] ». Les théologiens insistent en effet sur la différence entre le « datum », don de la nature – comme la rectitude d’Abraham ou la richesse du monocorde − et le « donum », terme choisi précisément par les rédacteurs du titulus, et qui est fruit de la grâce. Pour Jean Scot, il faut comprendre que les dons du Saint Esprit (dona) sont accordés, pour sa sanctification, à la nature qui a déjà reçu des dons naturels (data) [102]. Comme précédemment il s’agit d’une différence de niveau ou, plus exactement, de réalités qui ne se rapportent pas au même mécanisme : car les dons de la nature appartiennent au registre qui fait passer ce qui n’existe pas à l’existence – comme le déplacement du chevalet fait surgir la gamme du monocorde −, tandis que les dons du Saint Esprit sont du registre de la grâce qui transporte la créature jusqu’en Dieu lui-même [103], « conformément aux capacités de la nature et aux largesses de la grâce [104] ». Nous retrouvons ici, comme dans les autres chapiteaux, le couple nature-grâce [105], couple en œuvre dans toutes les créatures car « toutes les natures participent au Bien qui les fait exister et elles participent à la grâce qui les rend à la fois bonnes et belles [106] ». L’octroi des dons du Saint Esprit est la dernière étape avant la « déification » complète, totale et définitive du huitième ton, et des parfaits dont il est l’image, « lorsque leur substance sera ornée des dons de la grâce. [107] »
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- 12. Huitième chapiteau
Septième ton
Cluny, Musée Ochier
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Le musicien du septième ton jouait peut-être autrefois d’un instrument à vent [108], envisagé comme une sorte de flute carrée qu’il tenait entre ses mains, et dont la disparition nous prive d’un complément d’enseignement (ill. 12). Malgré les réserves de certains historiens de l’art [109], le mot « flatum » utilisé dans le titulus rend cette hypothèse vraisemblable et l’agitation de la tunique du personnage vient la corroborer. La Bible réserve l’instrument à vent aux prêtres, lors de la consécration du Temple de Jérusalem [110], tandis que c’est « au son des trompettes sept fois répétées [111] » que tombent les murailles de Jéricho. On sait que la symbolique chrétienne a établi une affinité entre l’Esprit Saint et le vent. En grec, le mot πνεὔμα signifie à la fois l’esprit et le souffle. « Nous croyons, écrit Jean Scot, que l’âme humaine a été créée par le souffle divin, voire qu’elle coïncide avec le souffle divin lui-même [112] ». Dans cette pensée qui oppose les « data » de la nature, aux « dona » de la grâce, le septième musicien renvoie à l’image du vent qui orne un des premiers chapiteaux. La figure de ce vent, qui actionne son soufflet en direction du fidèle placé au dessous de lui, deviendrait ainsi le premier degré d’une réalité qui culmine au septième ton, celle de l’inspiration, qui vient elle aussi de l’Esprit, mais qui est don de la nature car, « quoi d’étonnant à ce que le Saint-Esprit répartisse et donne à l’Église, qui constitue son Corps, non seulement les dons de la grâce transmis par l’intermédiaire du Christ, mais aussi les dons de la nature, transmis par l’intermédiaire du même Christ ? [113] ».
Faut-il rappeler pour finir l’importance du chiffre sept dans la Bible [114] ? C’est le chiffre du sabbat déjà célébré au Paradis du septième chapiteau, mais c’est aussi celui du pardon ; la septième année était celle de la remise des dettes [115], celle de l’affranchissement de l’esclave hébreu [116] et, lorsque Pierre demande à Jésus s’il faut pardonner sept fois, il s’entend répondre « soixante dix fois sept fois [117] ». Pardon, libération, le septième ton apporte son contrepoint aux clochettes que le quatrième musicien porte comme un joug et auxquelles s’oppose déjà, sur le chapiteau des quatre premiers tons, « le joug aimable du Christ » ressuscité, vers lequel il se retourne. Ainsi se propage, d’une figure à l’autre, l’écho d’une même pensée sinueuse, répétitive et parfaitement cohérente. Mais l’état de la figure sculptée ne permet pas d’établir des liens plus précis avec aucune des nombreuses occurrences bibliques du chiffre sept.
OCTAVUS [S]ANCTOS OM[NE]S DOCET ESSE BEATOS
Le huitième enseigne que tous les saints sont bienheureux
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- 13. Huitième chapiteau
Septième et huitième tons.
Cluny, Musée Ochier
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Arrivés au terme du parcours mystique, le huitième ton nous ramène au point de départ de cette étude, à la symbolique du chiffre huit, et l’essentiel a été dit. Le musicien qui ferme le cycle est à nouveau assis, en position frontale équilibrée et symétrique, comme le sixième ton. Mais il ne reste vraiment que ses jambes, et c’est trop peu pour enrichir son image des innombrables variations sur le thème de l’octave (ill. 13). Comme pour le sixième ton, l’immobilité de la posture doit être comprise comme une immobilité vivante, car « alors même que notre intellect se meut, il reste immobile ; et alors même que notre intellect reste immobile, il se meut ; car notre intellect est à la fois repos mobile et mouvement immobile [118]. » Mais il ne s’agit plus seulement de l’intellect, car toute la créature est désormais « passée » en Dieu [119]. « Or, comme tu le comprends toi-même, exister et se mouvoir ne correspondent pas, dans notre nature à deux propriétés distinctes car l’essence de notre âme est son mouvement immobile et son repos mobile autour de Dieu et de la créature [120] ».
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- 14. Huitième chapiteau
Huitième ton
Cluny, Musée Ochier
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Le chiffre de Noé et des passagers de l’Arche, placé en tête sur le titulus, rejoint celui des Béatitudes, avec lequel il coïncide parfaitement, et la terminologie choisie, comme la disposition des mots, exprime cette coïncidence. La place du mot « beatos » lui fait clore, non seulement le vers consacré au huitième ton, mais l’ensemble complet du programme iconographique du chœur dont il est précisément l’objectif [121], comme le mot « octavus » ouvre le dernier titulus du dernier musicien et régit aussi l’ensemble de ce programme. La disposition des deux récapitule ce qui précède. Entre eux, huit est le chiffre du baptême, celui du retour et de la « transmutation de la chair en esprit ». Il est celui du huitième degré de contemplation, « celui dans lequel l’intelligence pure contemple la suprême et véritable béatitude de la Nature divine, dont la première contemplation est la Béatitude en soi ; et c’est en participant à la Béatitude en soi comme à la huitième des causes primordiales que sont bienheureux tous les bienheureux qui viennent après elle [122] ». Le dernier ton du dernier chapiteau est admis à la huitième et à la plus haute théophanie, lorsque « les élus réussiront à acquérir des théophanies tellement transcendantes que ces élus seront exaltés au-delà de toutes les créatures et obtiendront une contemplation presque directe de Dieu [123] » (ill. 14). « Presque », précise l’Érigène et sa précision est importante « car Dieu ne devient jamais visible pour aucune créature tel qu’Il subsiste en Lui-même, mais on peut le contempler et on le contemple dans les nuées de la contemplation [124]. »
Le mauvais état de cette ultime figure nous prive à nouveau de l’instrument musical qui lui était propre et qui en aurait enrichi le sens des échos dans lesquels s’épanouit la pensée érigénienne. La lecture du Periphyseon pourrait cependant suggérer que, seul des huit musiciens, le huitième ton n’en était pas pourvu, car « cette béatitude future promise aux bienheureux […] ne consiste en rien d’autre qu’en une contemplation pure et directe de l’Essence divine elle-même [125] » L’hypothèse, certes, est hasardeuse, mais procède d’une logique intérieure, étayée par ce que nous connaissons des lectures des moines. Elle ferait de ce dernier ton sanctifié, ravi en Dieu et même déifié, un chanteur, ayant fait de lui-même son propre instrument. C’est alors que la grande liturgie clunisienne serait magnifiée au-delà de toute sonorité connue.