L’examen du premier chapiteau de « la Musique » a fait surgir la nécessité inattendue de placer le chapiteau du Paradis − actuellement en sixième position − à la septième place. Cet impératif surprenant a pour effet de permuter ces deux chapiteaux. Les quatre premiers tons se retrouveraient ainsi placés avant, et non après le Paradis, tandis que les quatre tons suivants demeurent à leur place, la dernière.
C’est la raison pour laquelle, après le porteur de clochettes qui clôt la série des quatre premiers musiciens, « Nous devons assurément aborder l’examen du Paradis lui-même […] afin de ne pas donner l’impression de déraper vers la droite ou vers la gauche [1]. » Mais, pour bien comprendre la nécessité de modifier l’ordre adopté dans la présentation actuelle du farinier de Cluny et le choix de couper la paire que forment les deux chapiteaux de la musique en introduisant entre eux celui du Paradis, il est indispensable d’analyser préalablement le chapiteau le plus insolite de tous, le chapiteau végétal. (voir les articles 1 et 2 sur les premiers chapiteaux).
- 1. First capital
Cluny, Ochier Museum
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« Le grand chapiteau qui est, au musée du Farinier, le premier du côté de l’Évangile, est le beau chapiteau corinthien [2] ». C’est ainsi que Kenneth John Conant présente le point de départ de l’hémicycle qu’il a tenté de reconstituer. Il précise que « sa colonne était en calcaire et était bien à sa place au début de la série [3] ». Selon lui, et selon la présentation actuelle qui est encore la sienne aujourd’hui, ce chapiteau ouvre le cycle (ill. 1).
L’anomalie que constitue l’existence même de ce chapiteau aniconique dans une série dont tous les autres sont historiés, a laissé perplexes les chercheurs, et cette perplexité est bien lisible, dès l’origine de la recherche, dans l’interprétation qu’essaie de proposer l’archéologue américain : « Le chapiteau corinthien, écrit-il, laissait peut-être pour des raisons symboliques, sept chapiteaux sur des colonnes placées à sept pieds d’entre-axe sur la courbe de l’abside. [4] » On sait que la notion de module joue un rôle important dans son analyse, mais cette hypothèse, qui se borne à retrancher un chapiteau du cycle complet pour obtenir un résultat conforme à une théorie initiale – celle du module –, est évidemment peu convaincante. Plusieurs des systèmes d’explication proposés depuis, suivent pourtant cet exemple et esquivent le problème, en ignorant purement et simplement la présence irritante de ce chapiteau [5]. On en arrive à le considérer presque comme un cas particulier de l’ensemble des chapiteaux à décor végétal retrouvés dans les ruines [6], ce qui revient à refuser de tenir compte de ce que sa présence a d’insolite dans une série dont on se propose, pourtant, de découvrir la logique [7].
- 2. Plant capital
The decoration starts at the astragalus and develops
on three successive levels ending in volutes.
Cluny, Ochier Museum
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La première difficulté vient sans doute justement de ce que l’érudit contemporain, au lieu de « lire » ce chapiteau comme chacun de ceux qui le suivent, commence par le mettre a priori à part, sous l’étiquette « chapiteau corinthien ». C’est exactement ce que fait Conant dans la description qu’il en donne [8]. Son analyse, qui s’attache à l’évolution des motifs, n’envisage même pas une signification possible à ce qui n’est considéré que comme un décor [9]. Le chapiteau, défini d’emblée comme corinthien, cesse d’être une sculpture originale et, au lieu d’être envisagé par rapport aux personnages, ou aux motifs, figurant sur les autres chapiteaux du cycle, n’est regardé que par rapport au type auquel on l’a rattaché.
Si, au contraire, on part du principe que ce chapiteau a, comme ceux qui le suivent, une signification, il faut s’interroger sur ce qu’il représente dans l’ensemble d’un cycle qui devrait, en principe, raconter quelque chose. Si on oublie le modèle corinthien, dont le sculpteur s’est évidement inspiré, mais dont le contenu théologique ou spirituel est peu perceptible, on peut le décrire comme un jaillissement végétal qui, contrairement par exemple à celui des arbres du paradis [10], ne différencie ni les espèces ni même les plants. Le décor de feuillage naît de l’astragale et s’épanouit sur trois niveaux successifs, terminés en volutes vers le tailloir (ill. 2).
Au XIe siècle, comme le note Georges Duby, l’art est « une exploration de l’invisible [11] ». La mission de l’art, écrit-il « est de représenter les réalités véritables, celles qui se dissimulent derrière le rideau des apparences sensibles, mais que les rites liturgiques ont pour fonction de démasquer, avant que la résurrection des morts ne le fasse au dernier jour [12] ». Et il conclut qu’en ce qui concerne cette période du Moyen Âge, l’œuvre d’art ne montre ni l’homme ni même Dieu, mais « les forces secrètes qui gouvernent obscurément l’univers ». Obscurément ou non, car il existe, dès les premiers siècles chrétiens, un certain nombre de textes qui analysent et étudient ces forces, et proposent à la Chrétienté de les utiliser de façon consciente et contrôlée pour revenir à Dieu.
« TOUTE CHAIR EST COMME DE L’HERBE »
Dans un programme a priori théologique – et il est raisonnable, dans un édifice religieux de grande ambition, de partir de l’hypothèse simple qu’il l’est [13] – la première source d’inspiration de ce décor végétal doit être cherchée dans l’Écriture sainte [14].
À ce texte d’Isaïe répond le Psaume 90 :
Le chapiteau de l’église de saint Hugues ne montre pas vraiment de l’herbe. Il s’agit plutôt de feuillage mais, comme le note encore Georges Duby, l’art du XIe siècle « ne se soucie pas de montrer ce que les yeux voient [17] ». Cette démarche, qui est plus tard celle de l’art gothique, est à l’opposé de la pensée romane, et le jaillissement végétal du chapiteau de Cluny, dans ce que sa facture a de convenu, peut légitimement être envisagé comme une illustration possible de ces textes sacrés. Les moines de Cluny, qui récitaient quotidiennement le psautier et se nourrissaient de l’Écriture sainte, les connaissaient par cœur [18]. Dans ce monastère où la prière pour les morts avait une place privilégiée, ils faisaient nécessairement partie des références automatiques dont était tissée leur pensée, et aucun d’entre eux ne pouvait ignorer que saint Pierre, auquel l’église que l’on construisait se trouvait justement dédiée, avait utilisé le texte d’Isaïe dans sa première épître : « Aimez-vous les uns les autres […], engendrés de nouveau d’un germe non point corruptible, mais incorruptible : la Parole de Dieu […]. Car toute chair est comme de l’herbe […]. L’herbe sèche, la fleur se fane, mais la Parole du Seigneur demeure toujours. [19] »
D’ailleurs, cette équivalence entre la chair et l’herbe, et l’utilisation de l’herbe comme image de la fragilité humaine, est un poncif de la pensée médiévale [20]. Ambroise l’utilise à plusieurs reprises comme une évidence [21] et Jean Scot cite naturellement Isaïe pour appuyer son évocation des « fidèles charnels abandonnés dans l’herbe des réalités temporelles [22] ». Pour lui, cette herbe est « le premier échelon que doivent gravir ceux qui veulent s’élever par les sens à la connaissance de la vérité [23] », autrement dit, le premier de la remontée de l’homme vers Dieu, « car le spectacle des choses visibles entraîne l’esprit qui raisonne vers la connaissance des choses invisibles [24] ». C’est précisément ce qu’écrit Raoul Glaber qui, ayant très probablement puisé cette théorie dans les textes érigéniens, en attribue la paternité aux Pères grecs [25].
Les textes que nous venons de citer semblent, à première vue, relativement simples et on comprend sans peine qu’il s’agit là de la vanité des choses du monde, auxquelles tout baptisé, et a fortiori toute personne consacrée, a le devoir de préférer les réalités spirituelles. Le chapiteau du Péché originel a laissé le petit pommier de la création sensible à portée d’Adam et d’Ève pécheurs et c’est bien de la création sensible que traite le premier chapiteau végétal. L’homme déchu, tombé par un effet de son péché au niveau animal – les tuniques de peau mentionnées par la Genèse [26]−, réduit à une condition corruptible et mortelle, engagé dans l’espace et dans le temps, n’a d’autre perspective que sa propre disparition ; il est pareil à l’herbe qui pousse : « le soir elle flétrit et sèche. » De la même façon que le chapiteau du Péché originel, réduit à une fonction purement illustrative, pouvait paraître sans mystère, l’explication de ce premier chapiteau semble tout entière contenue dans les textes précédents, et cette mise en garde contre les biens matériels et les déceptions de la chair trouve parfaitement sa place dans l’église d’un monastère.
« TU MANGERAS L’HERBE DES CHAMPS »
- 3. Capital of Original Sin,
The sensitive creation left to sinners under the
the appearance of an apple tree covered with apples.
Cluny, Musée Ochier
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Mais ces textes ne sont pas les seuls et, dans la Bible, il est écrit que Dieu prit de la terre pour en pétrir le premier homme. Le nom d’Adam « le terreux » rappelle cette origine. Elle forme l’arrière-plan de l’histoire de l’humanité, envisagée comme la perte d’une terre (le Paradis), suivie de la recherche et de la conquête d’une terre promise au peuple de Dieu et à chaque homme en particulier.
C’est ainsi que, lorsqu’Adam est chassé du paradis, Dieu accompagne cette sanction d’une malédiction qui ressemble à une sorte de négatif de l’image du jardin d’Eden, planté « d’arbres séduisants à voir et bons à manger [27] »
Si l’on prend cette phrase de l’Écriture au pied de la lettre, l’herbe ingrate, et stérile en apparence, reste la seule nourriture à la disposition de l’homme déchu. Il s’agit de la partie sensible de la création, perceptible par les cinq sens, rassemblés étrangement, dans le talon d’Ève [29], selon l’exégèse de Maxime le Confesseur que Jean Scot reprend à son compte [30]. Mais le petit pommier couvert de fruits qui clôt le chapiteau du Péché originel annonce aussi que cette nourriture peut devenir féconde (ill. 3).
« OUI, LE PEUPLE C’EST L’HERBE »
Car le grand Christ, assis en majesté à la conque de l’abside que portait ce chapiteau, rappelait au pécheur qu’il existait pour lui une issue surnaturelle, celle d’un engendrement par « un germe non corruptible mais incorruptible [31] », dont l’Écriture explique le processus, et dont la Résurrection, au matin de Pâques, a ouvert la porte. Lorsqu’Isaïe introduit inopinément dans sa méditation l’affirmation selon laquelle « le peuple, c’est l’herbe », il fait surgir, avec cette parenthèse, une perspective inattendue et différente, car il envisage cette herbe non seulement comme une image de la condition mortelle du monde sensible, mais bien plus largement comme un symbole de l’humanité elle-même, dans toutes ses composantes et à tous ses niveaux d’existence. Cette interprétation, méditée par les Pères de l’Église, était familière à leurs lecteurs et c’est ainsi que, commentant la Parole selon laquelle « Ce qui est né de la chair est chair [32] », Jean Scot ne craint pas d’affirmer : « Ici, c’est à l’homme tout entier, qui naît dans le péché originel, que s’applique le mot chair [33] ». Et il précise au Livre IV, à propos du verset johannique selon lequel « le Verbe s’est fait chair [34] », que « dans l’Évangile, le mot chair désigne l’homme dans sa totalité ». Il prend même le soin de définir plus précisément cette totalité comme celle d’un homme « composé de chair, d’âme et d’intellect [35] ». C’est en somme ce que sous-entend le texte d’Isaïe lorsqu’il affirme, sans logique apparente, entre deux versets : « Oui, le peuple, c’est l’herbe. » Par-delà l’image de la fragilité et de la vanité des choses de ce monde − et avant le « roseau pensant » de Pascal [36] −, l’herbe devient donc porteuse de l’homme générique et de toute l’humanité créée en lui et « née dans le péché originel ».
Si c’est bien dans ces textes – qui, rappelons-le une nouvelle fois figuraient dans leur bibliothèque [37] – que les moines ont trouvé la caution du décor et de la place qu’ils ont réservés à ce chapiteau, il peut donc être lu d’abord comme une image de « la partie constitutive du monde qui s’avère située au niveau le plus inférieur, parce que rien n’existe en dessous d’elle, dans laquelle subsiste le genre humain encore mortel et corruptible, soumis à la génération et à la corruption [38] ». Mais, loin d’être la seule lecture possible, cette interprétation s’enrichit d’une cascade d’échos ou « de reflets entrecroisés [39] », qui en élargissent la portée, selon un mécanisme qui est celui de la pensée de Jean Scot, et que les moines semblent avoir utilisé d’une façon systématique. Ainsi, l’herbe représente la chair dans sa nature périssable, éphémère, transitoire, mais le mot chair désigne aussi la créature humaine, créée tout entière en Adam, si bien que, dans son extension maximale, elle peut de surcroît représenter la création dans sa globalité, puisque c’est en l’homme que se récapitule le créé. La structure du bloc de pierre, en obéissant aux règles de l’ordre corinthien, se trouve illustrer parfaitement la conception érigénienne de la création, et c’est sans doute une des raisons du choix de cet héritage architectural par les moines.
- 4. Le chapiteau végétal,
image de l’humanité engagée dans la matière,
dans la multiplicité et dans la temporalité.
Cluny, Musée Ochier
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Rappelons que, pour Jean Scot, la créature est double. Elle est à la fois « ousia » en Adam − et c’est ce qui, en elle, « ne peut ni se corrompre ni augmenter dans aucune créature sensible ou intelligible [40] » −, mais elle est aussi « physis » en Ève, mot qui, écrit-il, dérive de φύομαι, « c’est-à-dire « je nais », « je suis planté », « je suis engendré [41] ». L‘herbe fragile, sculptée dans la pierre immuable, offre une expression naturelle de cette dualité, tandis que la structure cubique, quadrangulaire, du bloc rend compte des multiples quaternités qui régissent le monde d’ici-bas et dans lesquelles le Moyen Âge regroupait – nous l’avons dit à propos du quatrième ton de la musique [42] − les saisons, les points cardinaux, les éléments, les humeurs du corps et les vertus de l’âme, les tempéraments, les Évangiles et les Évangélistes [43]… La liste n’est pas exhaustive. Raoul Glaber, qui apporte un écho de la pensée clunisienne, précise que les quaternités sont la structure à travers laquelle « il nous est donné de comprendre le monde inférieur où nous sommes à présent et celui d’en haut qui doit venir [44] ». Le chapiteau corinthien montre le premier niveau du monde inférieur [45] ou, plus exactement, le premier mouvement de ce monde inférieur vers le monde d’en haut. Et il peut être interprété, dans sa simplicité extrême, comme une image de l’univers tout entier. En effet, à l’image du chapiteau, l’univers « limité par le nombre de ses formes et de ses parties ne s’étend donc pas à l’infini car il est borné par ses limites vers le haut et vers le bas [46] ». Le triple étagement végétal illustrerait alors l’organisation trinitaire de la créature [47] qui se décline sur plusieurs modes et selon plusieurs plans, que ce soit carrément celui de la triade néoplatonicienne qui distingue l’être, la vie et la pensée, ou bien celui de « la trinité intérieure de notre nature » regroupant le sens intérieur, la raison et l’intellect, ou encore, − parallèle quoique inférieur − celui de « l’homme extérieur » qui rassemble le corps, le mouvement vital et le sens extérieur [48]. Cette construction est celle de Jean Scot et souffre des variantes, comme celle mise en évidence par Ambroise, qui perçoit « trois subsistances distinctes de la nature humaine, à savoir le corps, l’âme et l’intellect, comparables à trois champs de blé [49] ». Et, de la même façon que les couronnes d’acanthes sont superposées les unes aux autres, les trois champs de blé sont hiérarchisés, et ce n’est que par leur concours que la nature humaine peut atteindre « une simplicité absolue et une unité indissociable [50] ». C’est dans les mêmes termes que Jean Scot examine le trio ontologique que forment l’essence, la puissance et l’opération qui constituent aussi une unité « indissociable », malgré les différences qui les distinguent, car « autre est le fait d’être pour un arbre, autre le pouvoir de pousser, autre l’acte de pousser [51] ». Ce qui vaut pour les arbres vaut pour l’herbe et pour les feuilles qui composent le chapiteau, de la même façon que pour l’homme « autre est l’être, autre le pouvoir d’intelliger, autre l’acte d’intellection [52] ». Enfin, le jaillissement végétal de la corbeille offre une image simple de cette « multitude infinie de tous les existants sensibles et intelligibles [53] », créée « sous un mode à la fois synchronique et synthétique dans le Verbe de Dieu [54] », ou de la « division multiforme » par laquelle se termine le processus de création. Cette végétation propose ainsi une image de l’humanité engagée dans la matière, dans la multiplicité et dans la temporalité, tandis qu’à son niveau le plus élevé de signification, elle rend perceptible la première manifestation de Dieu « qui excède toute connaissance », mais qui consent à Se faire connaître à travers sa création dans des expériences sensibles ou intellectuelles, accordées à certains, que Jean Scot appelle des théophanies (ill. 4).
LA PREMIÈRE THÉOPHANIE
Car Dieu demeure inconnaissable et excède tout ce qui existe, mais Dieu inconnaissable se manifeste aux hommes qui en sont dignes par un phénomène d’illumination qui atteint la créature en passant par la création : c’est ce que l’on désigne sous le nom de théophanie, mot que Jean Scot a trouvé en traduisant Denys l’Aréopagite et Maxime. Ce sont ses traductions et ses écrits qui en ont révélé la dynamique aux moines de Cluny. Par la théophanie, Dieu inconnaissable devient ici-bas connaissable, « si bien que toute créature sensible ou intelligible peut être appelée une théophanie, c’est-à-dire une apparition divine [55] », l’herbe des champs au même titre que la musique par laquelle les moines ont choisi de clore leur programme de sculpture. Au même titre, mais pas au même degré, « car les bienheureux qui ont été jugés dignes d’une illumination divine contemplent […] Dieu à travers des visions sacrées proportionnées à leur statut [56] ». Le mot « vision », comme le mot « apparition » est malencontreux, car il ne s’agit pas d’un phénomène paranormal, mais d’une illumination intérieure, que la grâce divine accorde à l’homme, et qui lui révèle, derrière une réalité perceptible par ses sens ou par son intelligence, une vérité transcendante, quelque chose qui s’apparente à l’ « Euréka ! » d’Archimède dans l’univers de la pensée rationnelle. Dieu se communique à sa créature à travers sa création [57], et l’admet, dans « des théophanies intimes au-delà de toute nature [58] », à participer, au moins fugitivement, à sa Divinité.
- 5. Capital of Original Sin
"The form of man rises vertically".
Cluny, Ochier Museum
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- 6. Capital of original sin
But "man bent down".
Cluny, Ochier Museum
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Mais il faut comprendre que, si la théophanie est don gratuit de la grâce, elle est aussi suscitée par le désir de Dieu qui habite l’homme, et cette première condition d’accès au divin est parfaitement illustrée par le bouquet végétal que porte le chapiteau : comme le moine entre au monastère en faisant vœu de « conversio morum », les feuilles d’acanthe se redressent vers le haut, en direction du Christ de l’abside, obéissant ainsi à leur nature propre, que la puissance divine « conduit, attire et polarise [59] ». Et, une nouvelle fois, la structure antique du chapiteau corinthien accepte sans difficulté le sens dont la chargent les moines. Par le péché, « l’homme ne s’est pas dirigé vers le haut pour accéder à la sagesse par l’observance du commandement divin, mais s’est penché vers le bas [60] ». Sur le chapiteau du Péché originel, cette conception est illustrée par la différence, marquée et volontaire, entre les deux couples primitifs (ill. 5 et 6). Au contraire du couple pécheur, dans ce premier chapiteau du chœur, les feuilles presque verticales amorcent le retour « vers le haut ». « Car nous disons que la forme de l’homme se dresse à la verticale alors que la forme des autres animaux est courbées vers le sol [61]. » L’étude précise des différents motifs [62] a montré que, sur une des faces, les folioles des acanthes étaient « particulièrement développées en hauteur [63] », disposition unique parmi les chapiteaux corinthiens de l’église. Sébastien Biay a souligné qu’il semblerait qu’il y ait eu, de la part du sculpteur, une recherche volontaire « afin de donner de l’élan à la composition [64] ». De l’élan, certainement, mais cet élan, cet étirement insolite, « volontaire », peut ne pas témoigner uniquement d’une recherche plastique et de la présence de plusieurs exécutants. Il pourrait, sans certitude, avoir été revêtu d’un sens précis sur une partie du chapiteau [65] placée du côté du chœur, en direction du Christ peint à la conque de l’abside, cherchant « en Dieu, la limite de sa suprême montée vers l’unité [66] ».
- 7. Plant capital :
Harmony emerges from the ordered
of diverse forms.
Cluny, Ochier Museum
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Il faudrait encore ajouter que l’harmonie de ce décor végétal, pour banale qu’elle puisse paraître, est en elle-même porteuse de signification et la répétition insistante du chiffre huit dans l’organisation du chapiteau affirme qu’il appartient bien à l’histoire du salut, dont il constitue la première étape. Car « la matière est une participation à la beauté, à la forme et à l’ordre » explique Jean Scot [67] derrière Denys [68]. Pour l’un comme pour l’autre, la création obéit à un ordre déterminé, car « Dieu a tout créé selon la mesure, le nombre et le poids [69] ». Ici-bas comme dans l’univers divin, la beauté nait de l’unité dans laquelle vient se fondre ce qui est différent, et c’est ce qu’illustrent clairement les tons du plain chant. La mélodie n’existe que dans l’accord entre des sons dissemblables, comme ici l’harmonie surgit de l’ensemble ordonné de formes diverses (ill. 7). « Tout ce que la Providence a disposé en ordre communique la beauté à l’univers [70] », et l’humanité doit à la fois retrouver cet ordre et s’y soumettre en le réintégrant. C’est le premier pas du retour. Huit feuilles au premier niveau, huit au second, huit caulicoles, huit crosses, huit volutes, toute la structure du chapiteau – qui n’est, certes, que celle reprise du chapiteau corinthien classique − devient porteuse d’une espérance qui éveille des échos dans chacun des autres chapiteaux, et ouvre surnaturellement, mais selon une logique rigoureuse, le chemin de « l’octuple ascension » à laquelle Jean Scot convie son lecteur.
Un dernier détail mériterait une explication. En effet, sur deux côtés contigus du tailloir, les sculpteurs ont pris le soin de faire figurer une frise de quadrifeuilles, huit par face, répartis par groupes de quatre de chaque côté du fleuron (ill. 8 et 9). Il serait logique d’envisager que ce double motif n’est pas simplement ornemental. Quatre est le chiffre du monde d’ici-bas et huit celui de la Jérusalem nouvelle. Si le programme développé autour du chœur est bien celui d’une ascension menant l’humanité, du péché à une création nouvelle dans le chiffre huit, c’est peut-être cette seconde genèse qu’indique en l’annonçant, le redoublement du motif. Malheureusement aucun texte précis ne permet d’ajouter une note nouvelle, complémentaire et différente, à cette interprétation.
- 8. Plant capital (detail)
Third level of the capital :
Scrolls, crosses, finial, and frieze of quatrefoils on the abacus.
Cluny, Ochier Museum
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- 9. Plant capital (detail)
Frieze of quatrefoils
Cluny, Ochier Museum
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Le premier chapiteau de Cluny, a priori vide de sens, représente donc en réalité la création parvenue au terme de sa fragmentation, et telle que l’a laissée le péché d’Adam. Cette lecture le lie étroitement à celui qu’avait placé Kenneth John Conant en introduction et comme à l’avant-garde du cycle tout entier. Selon cette présentation qui a longtemps prévalu [71], le chapiteau du Péché originel, isolé, envisagé comme initial et proposé implicitement par l’archéologue américain comme une des clés de l’ensemble iconologique du chœur, le précédait ou l’accompagnait latéralement. La logique du rapprochement entre l’épisode de la chute et ce qui semble en être le point ultime, devient plus précise. Selon Jean Scot, ce niveau le plus bas de la chute est aussi le premier de la remontée de la créature humaine vers son Créateur. C’est ce qu’affirment les feuilles dans leur verticalité tendue vers le haut.
LE PARADIS
Au chapiteau végétal, stérile, placé en tête dans la succession des chapiteaux du chœur de Cluny III, s’oppose, à la septième place, la luxuriance du Paradis, selon une volontaire et étroite corrélation, et c’est de leur rapprochement que leurs décors respectifs tirent leur sens.
- 10. Presentation of the capitals in the monks’ flour mill :
Continuation of the last three capitals :
Paradise and the Tones of Music.
Cluny, Ochier Museum
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Au farinier de Cluny, les chapiteaux consacrés aux tons de la musique se présentent, depuis leur installation, comme une paire logique soudée, et il est admis par l’ensemble des chercheurs qui s’y sont intéressés qu’ils se trouvaient ainsi placés côte à côte, au terme de la série des supports de l’abside (ill.10). Cette ordonnance semble s’imposer naturellement : huit tons musicaux apportent une conclusion à un ensemble de huit chapiteaux [72]. Cette logique procède de la suite de figures qui les ornent, réunies par un même thème qui se poursuit d’un chapiteau au suivant. Elle procède surtout, et plus précisément, de la lecture des tituli qui accompagnent ces figures, tituli qui, effectivement, les numérotent sans interruption [73] de 1 à 8.
Cette logique d’essence cérébrale ─ les deux chapiteaux étaient naturellement voisins parce que les figures qu’ils portent sont numérotées selon une suite continue ─ est pourtant contredite par une autre association, de nature optique, dont la cohérence n’est pas moins forte. Car le chapiteau des quatre premiers tons offre, par sa composition, une réplique presque parfaite du chapiteau dit du « Printemps ». Sur l’un comme sur l’autre, quatre mandorles, largement ouvertes sur les faces du bloc de pierre, hébergent des personnages en pied qui en occupent toute la cavité (ill. 11 et 12). Au contraire de cela, les deux chapiteaux de la musique adoptent deux structures sans rapport l’une avec l’autre. Cette contradiction a été plusieurs fois soulignée, mais sans jamais retenir une attention suffisante pour être envisagée comme expressive en elle-même.
- 11. Spring marquee
Cluny, Ochier Museum
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- 12. Capital of the first four tones
Cluny, Ochier Museum
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Pour bien comprendre le sens de ce Paradis clunisien et la nécessité de le placer, d’une façon aussi déconcertante en apparence, entre les deux chapiteaux des tons de la musique, il faut revenir aux textes dont on peut légitimement penser qu’ils en ont inspiré les figures et, plus particulièrement, ici au De Paradiso [74] de saint Ambroise, intégré très largement dans le Periphyseon de Jean Scot, et dont la bibliothèque du monastère ne possédait pas moins de quatre exemplaires [75]. Le moine contemplatif, en avant-garde de l’humanité, pouvait y lire que la créature humaine est engagée depuis le péché d’Adam dans un processus de retour à Dieu. La disposition des deux figures pécheresses du premier couple, sur le chapiteau du Péché originel, signifie assez clairement que ce processus de retour a commencé dès l’expulsion du Paradis [76] (ill. 13). Il doit se poursuivre jusqu’à la fin des temps, et s’achèvera lorsque la Création tout entière, par l’homme et dans l’homme, aura réintégré le Paradis. Car, comme l’homme a été le moteur de la chute, il est celui du retour parce que, dans l’ensemble des créatures, il est la seule dotée d’une raison.
« LE PARADIS N’EST RIEN D’AUTRE QUE L’HOMME LUI-MÊME [77] »
- 13. Capital of Original Sin
Adam and Eve, sinners, looking towards Christ.
From the moment of sin, man embarked on a process
a process of returning to God.
Cluny, Ochier Museum
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Selon un paradoxe apparent, le chapiteau des quatre premiers tons de la musique, qui célèbre le retour de l’humanité dans son statut premier d’image de Dieu capable de chanter sa louange (premier ton), se termine par une évocation de la mort (quatrième ton). Adam le terreux, quoique sauvé par la Résurrection du Christ (troisième ton), retourne à la terre dans laquelle il a été modelé, conformément à la Parole divine qui lui a été adressée après le péché : « tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes au sol puisque tu en fus tiré ; car tu es terre et tu retourneras à la terre [78] ». Mais le Christ, nouvel Adam du troisième ton, venu pour sauver la nature humaine « retenue captive [79] » (le joug que semble porter le quatrième ton), descend aux enfers après sa mort, et retourne au Paradis [80] : car « nous sommes amenés à comprendre que le Paradis dans lequel le Christ entra lors de sa résurrection n’était rien d’autre que l’intégrité de la nature humaine qu’il restaura en Lui [81] ». Cette théorie est celle d’Ambroise, que Jean Scot reprend à son compte. C’est elle qui préside déjà à l’iconographie du chapiteau du Péché originel [82].
Le nom d’Adam signifie la terre parce que c’est de la terre que Dieu a pétri l’homme. C’est la raison pour laquelle le Paradis est un jardin, une plantation. C’est aussi pourquoi la Promesse de Dieu à Israël est une terre. Paradis terrestre, Terre promise à la créature pétrie de terre, ces correspondances, familières aux exégètes, versent l’une dans l’autre selon un même mystère : « Le Paradis est une terre fertile, c’est-à-dire l’âme féconde plantée dans l’Eden [83] », ou encore : « Le Paradis est une terre cultivée dans laquelle germe le plaisir de l’âme [84] », deux affirmations reprises d’Ambroise qui, nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, nourrissent le sermon de Pierre le Vénérable en l’honneur du Saint Sépulcre, dans lequel il passe en revue les jardins de l’Évangile, pour conclure que c’est toujours le même jardin, et qu’il attend le retour de l’homme [85]. Car « la grâce à laquelle nous aspirons consiste en un retour à notre mode originaire de vie, qui ramène à nouveau au Paradis l’homme qui en avait été expulsé [86] ». Si l’on suit la pensée de Jean Scot, comme il semble que les moines de Cluny l’ont suivie, c’est donc dans cette plantation divine que tout le genre humain − bons et méchants confondus dans une unique miséricorde − est appelé à revenir à la fin des temps : « Nous tous qui sommes des hommes, écrit l’Érigène dans le Livre V, sans excepter personne, nous ressusciterons […] et nous reviendrons à l’origine de notre condition première [87] ». Cette condition première n’est autre que le Paradis. Car, « la nature humaine, créée à l’image de Dieu est indiquée selon le mode du discours figuratif […] sous le mot de Paradis [88] ». Le Paradis n’est pas un endroit, c’est l’état ontologique de la créature.
- 14. The choir capitals at the top of the
columns (reduced to fragments)
occupy a median position between heaven and earth
Monks’ farinier
Cluny, Ochier Museum
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Dans cette perspective généreuse – Jean Scot en arrive à envisager le salut pour le démon lui-même [89] – le Paradis final dans lequel rentrera l’humanité est donc identique au Paradis initial, et le chapiteau qui le représente est annoncé par celui du Péché originel avec lequel il a, de toute évidence, comme le chapiteau végétal « corinthien » et avec lui, une relation très étroite. C’est le même Paradis qui n’a jamais cessé d’exister, présent dans l’homme pécheur, mais invisible, « perdu », comme l’Adam générique créé à l’Image de son Créateur, et c’est le même homme qui y revient. « La fin de la vie présente marque donc le commencement de la vie future, et la mort de la chair [quatrième ton] marque le début de la restauration de la nature et le retour à l’intégrité primitive. [90] » Le chapiteau des quatre premiers tons retrace les étapes ultimes et surnaturelles de ce retour : après la disparition de la créature sexuée par la soumission de la partie féminine, le premier musicien mérite de voir se renouer le lien entre Dieu et sa créature, tandis que le Christ du troisième ton rétablit, par sa Résurrection, le contact entre le ciel et la terre [91]. On retrouve dans ce double mécanisme la dualité nécessaire et féconde de la nature et de la grâce, car « c’est par le concours, à la fois, de son libre arbitre et de la grâce, que l’homme est une créature spirituelle, grâce sans laquelle la puissance naturelle de la volonté s’avère tout-à-fait insuffisante pour transporter l’homme en esprit [92]. » La médiation du Christ est don divin et relève de la grâce ; celle de l’homme, travail de la nature sur elle-même et de l’homme sur la nature, comme le montre le premier ton occupé à fabriquer l’instrument de sa louange personnelle. La conjonction des deux aboutit à « la transformation de la chair en esprit », réalisée dans le chiffre 8. À la descente de Dieu répond la tension de l’homme, et les chapiteaux placés doublement au sommet des colonnes qui entouraient l’autel, et à la base de la conque où trônait le grand Christ de la Parousie, sont, par cette disposition duelle, expressifs naturellement de cette double médiation (ill. 14). Il va de soi que les moines avaient la conscience claire et forte d’occuper, comme les chapiteaux de leur église, cette position intermédiaire entre le ciel et la terre, position qui élève l’humanité aux portes du divin et catalyse, pour la répandre et la dispenser ici-bas, la grâce reçue d’En-Haut. Nous en avons pour preuve le texte de Raoul Glaber qui présente l’humanité tout entière dans cette position, en s’abritant sous la caution d’un « auteur d’une autorité incontestable [93] ». Dans l’ordre des créatures, peut-on lire au chapitre IV de ses Histoires, « le genre humain occupe une place médiane, au-dessus de tous les animaux, en dessous des esprits célestes ». Et son texte puise dans celui de l’Érigène : s’il tend vers le haut, l’homme « se conforme à l’image et à l’apparence du Créateur, car l’humilité […] permet d’atteindre la ressemblance du Créateur [94]. »
QUATRE FLEUVES
« Pouvons-nous croire que la demeure où habiterons les âmes des saints et la totalité de la nature humaine restaurée dans son statut originaire, se situera ailleurs qu’au centre situé entre les fleuves des vertus spirituelles ? [95]. »
Les quatre fleuves du Paradis appartiennent au plus ancien répertoire iconographique du Christianisme. On les trouve associés à l’Agneau sur les sarcophages paléochrétiens. À l’époque romane, ils figurent aussi bien sur certaines sculptures – principalement des chapiteaux, comme à Cluny − que sur des décors peints – chapelle de Berzé-la-Ville −, des mosaïques, des psautiers, ou des objets mobiliers comme le grand tapis de la Création de la cathédrale de Gérone [96]. Mais, rompant avec la présentation de l’époque paléochrétienne, qui limitait plutôt leur image à un simple ruissellement au pied de la montagne sainte, l’iconographie romane renoue avec celle des dieux fleuves de l’Antiquité, personnages masculins porteurs d’un récipient d’où s’échappe librement un flot plus ou moins abondant [97]. Selon la Bible [98], il s’agit du Tigre et de l’Euphrate, dont la localisation est claire, complétés par le Pishon et le Géon, fleuves plus mystérieux, dans lesquels saint Ambroise [99] pense pouvoir reconnaître le Gange et le Nil [100]. L’absence de leurs noms sur le chapiteau mérite d’être remarquée, d’une part parce qu’il n’est pas rare de les voir nommément désignés [101], mais surtout parce que cette omission rompt avec l’emploi systématique de tituli explicatifs et dénominatifs qui caractérise les chapiteaux voisins, et les distingue des premiers du cycle. Le choix de ne pas mentionner leur nom incite à envisager une interprétation purement spirituelle de leur image. À Cluny, le Paradis n’est pas un lieu, et ses fleuves sont autre chose que des cours d’eau (ill.15).
- 15. Capital of Paradise
Rivers and trees
Cluny, Ochier Museum
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
- 15. Capital of Paradise
Rivers and trees
Cluny, Ochier Museum
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- 15. Capital of Paradise
Rivers and trees
Cluny, Ochier Museum
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- 15. Capital of Paradise
Rivers and trees
Cluny, Ochier Museum
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C’est une fois de plus dans l’Écriture qu’on peut trouver la signification de ce quadruple motif : « Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là, il se divisait pour former quatre bras [102] ». C’est ce qu’on lit dans la Genèse, tandis qu’à l’autre extrémité de la Bible, Jean témoigne dans l’Apocalypse de sa vision de la Jérusalem céleste : « L’ange me montra le fleuve de vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu [103] ». Les deux textes ne sont pas identiques, mais établissent entre eux ce phénomène d’écho qui enrichit l’un par l’autre [104].
- 16. Capital of Paradise,
"Water flows [...] as it travels
through canals".
Cluny, Ochier Museum
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Car, sans vouloir filer la métaphore, le thème de l’eau irrigue l’Écriture en établissant un va-et-vient très riche entre Dieu et l’homme. C’est ainsi que, dans l’Ancien Testament, Isaïe promet au Juste qu’il sera « comme un jardin arrosé, comme une source d’eaux intarissables [105] », ce qui semble, en soi, contradictoire, tandis que l’Évangile renchérit : « Que l’homme assoiffé s’approche et que l’homme de désir reçoive l’eau vive gratuitement [106] », afin qu’en sens inverse cette eau devienne « en lui source jaillissant en vie éternelle [107] ». Celui qui étanche sa soif à la source divine devient lui-même source vive et, selon les exégètes, cette source est successivement témoignage de la présence du Christ ou de celle de l’Esprit Saint dans l’homme sanctifié [108]. Nous apprenons ainsi que « Cette source, sise au Paradis, qui se ramifie en quatre fleuves cardinaux, si on l’interprète symboliquement, symbolise le Saint Esprit [109] », mais, dans un autre passage, Jean Scot écrit avec la même fermeté : « La source qui coule au Paradis s’identifie au Christ, à propos duquel le Prophète déclare ʺCar en Toi est la source de vieʺ [110] ». Ailleurs encore, elle représenterait le Père [111]. On peut multiplier les citations et c’est sans doute cette trinité de sens que récapitule le fleuve au triple flot, image de « la souveraine Bonté à la fois trine et une [112] » qui, selon le texte du Periphyseon, flue « en descendant graduellement sous un mode ineffable […] à travers les ordres de l’univers [113] ».
Source, fleuves, présence du Christ ou de l’Esprit Saint, l’eau du Paradis représente l’échange permanent entre Dieu et l’homme par le don de la grâce qui circule, se répand, se diffuse et abreuve l’univers. Les « quatre fleuves irriguent le sol de la nature humaine [114] », et Ambroise explique que « c’est dans ton âme que se trouve la source [115] ». Il est intéressant d’observer que le sculpteur clunisien a illustré d’une façon très précise la théorie de Jean Scot selon laquelle « ce n’est pas à l’endroit où la source apparaît que l’eau commence à circuler [116] ». Les fleuves ne portent ni jarres ni outres. L’eau flue depuis ce qui ressemble à des tuyaux, des canalisations ouvertes qui illustrent très bien les termes utilisés dans le Periphyseon : « l’eau coule […], en cheminant à travers des canaux qui demeurent cachés et indiscernables aux sens, avant même d’apparaître dans la source [117] ». Ce sont bien des tuyaux qui figurent entre les mains des fleuves clunisiens (ill. 16), motif surprenant dans une représentation anthropomorphique, qui demanderait plus naturellement un accessoire de pratique courante, seau [118], jarre [119], vase [120], coupe [121] ou même corne d’abondance [122](ill.17). Ici il s’agit plutôt de canaux ouverts, dont l’un serpente autour de son porteur « comme dans les artères cachées de la terre intelligible [123] »
- 17. Rivers of Paradise bearing horns of plenty.
Anzy le Duc, priory church
Photo : G. Pourchet - Voir l´image dans sa page
Peut-on pousser plus loin l’interprétation ? Selon un certain nombre d’exégètes l’eau qui flue de la source divine revient à cette source même en un circuit incessant, car « toute vertu et toute action procèdent de ces fleuves et retournent vers ces fleuves [124] ». Ce n’est qu’un nouvel aspect du double mouvement universel de contraction et d’effusion que Jean Scot a mis en évidence au centre de la Création, et qui explique cette attitude insolite, en apparence contradictoire, du musicien du quatrième ton et des animaux de la vision d’Ezéchiel [125] : tout ce qui procède de l’Un y retourne, dans un va-et-vient qui anime toutes les manifestations de la vie. Peut-être est-ce là l’explication de la présence d’un gros poisson énigmatique qui remonte en sens inverse le courant de l’un des fleuves (ill. 18). Sa présence est d’autant plus remarquable qu’il a été placé dans le seul fleuve dont le flot surgit d’une embouchure close, à la manière d’un col d’amphore, et non d’un tuyau ouvert. Dans son Traité sur l’Évangile de S. Luc, Ambroise cite le Psaume 114 où il est écrit que « le Jourdain retourne en arrière [126] », et il interprète cette phrase comme significative des « mystères du monde à venir du bain sauveur, par lesquels les baptisés sont comme des enfants, ramenés du mal à leur nature primordiale [127] ».
- 18. Chapiteau du Paradis
The fish swimming upstream.
Cluny, Ochier Museum
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
Ainsi ce gros poisson pourrait être l’image de ce retour, tandis qu’un autre, non moins visible, nage dans le sens du courant des eaux, au pied du fleuve immédiatement voisin [128]. L’association des deux renverrait alors aux animaux du Tétramorphe, comme au musicien du quatrième ton. Mais le Periphyseon pourrait offrir aussi, dans l’examen très détaillé, auquel se livre son auteur, de la nature du Paradis et de ses composants, une autre explication, qui n’exclut d’ailleurs pas la première. Le disciple ayant soulevé la question de l’innocence des créatures qui n’ont eu aucune part au péché de l’homme primordial, le maître finit par conclure qu’à cause de cette innocence, « les animaux irrationnels continuèrent à demeurer dans le Paradis [129] ». Est-ce de cette innocence de la partie « irrationnelle » de la Création que témoigne la présence des deux gros poissons sur le chapiteau ? Le programme clunisien est trop exclusivement préoccupé du salut de l’humanité, et trop convaincu que cette humanité récapitule en elle la totalité du créé, pour que cette incursion finale, inopinée, de la nature animale, absente jusque-là de l’univers des chapiteaux [130], ne demeure pas énigmatique. On peut seulement observer qu’elle trouve un écho cohérent dans le maintien volontaire de la végétation sensible sur tous les chapiteaux, et même encore sur le huitième et dernier, qui transporte pourtant les élus dans la transcendance de l’intimité divine. Et Jean Scot affirme avec force sa certitude que toutes les créatures, « les animaux privés d’entendement, ainsi que les arbres, les plantes et toutes les composantes de ce monde depuis la plus noble jusqu’à la plus humble [131] », seront sauvées et restaurées pour l’éternité dans le Verbe de Dieu. Dans cette terre cultivée par Adam et dont chaque herbe, autrefois stérile sur le premier chapiteau végétal, est devenue enfin un arbre couvert de fruits, l’image de la nature animale, écartée jusque-là des choix iconographiques clunisiens, témoigne peut-être de la permanence de tous les niveaux de la création, aussi bien sensible qu’intelligible, dans l’ultime félicité, alors même que la créature humaine n’y figure pas, parce qu’elle en est le sujet principal, et que ce que nous avons sous les yeux en est l’image intérieure. Mais la recherche peut encore apporter une interprétation plus pertinente.
L’état dans lequel les fleuves clunisiens nous sont parvenus est très variable : ne demeurent intacts que les deux qui encadrent le figuier et le séparent, le premier du pommier, et le second de l’olivier. Les deux autres sont trop mutilés pour que l’on puisse encore lire l’articulation de leur mise en scène : il ne reste qu’une jambe de celui qui sépare le pommier de la vigne (ill. 15-3), et seulement deux, auxquelles s’ajoute une main, pour celui qui le suit, entre la vigne et l’olivier (ill.15-2). Le mieux conservé est une des figures les plus gracieuses de l’ensemble : il s’agit du fleuve qui enroule son flot autour de lui, et dans lequel, la lecture du De Paradiso de saint Ambroise inciterait à reconnaître le Géon [132]. On peut observer seulement qu’après trois chapiteaux dont toutes les figures sont vêtues, les fleuves du Paradis renouent avec la nudité antique, qui était celle des abstractions personnalisées, ou des divinités païennes représentatives d’éléments naturels. Mais la nudité antique s’accompagnait volontiers d’une draperie ou d’un manteau, et ce n’est pas le cas ici. Ce manteau léger existe pourtant sur les épaules du « Vent » clunisien, dans lequel certains ont vu un apiculteur. Il protège celles des fleuves de Saint-Lazare d’Autun, tandis qu’à la chapelle Saint-Clément de Saint-Chef en Dauphiné, les fleuves sont carrément habillés d’une tunique. Il est tentant d’interpréter cette nudité clunisienne [133] comme un rappel de la nudité originelle, celle qu’ont découverte Adam et Ève pécheurs, et que le Seigneur a recouverte avec les « tuniques de peau [134] » ? Jean Scot enseigne que « dans le second Adam [le Christ] la nature humaine s’est dépouillée des tuniques de peau en supprimant la faiblesse inhérente aux corps mortels, et en récupérant sa nudité, c’est-à-dire la simplicité inhérente à sa nature originaire [135] ». L’allusion est possible et même probable parce qu’elle serait conforme à une logique, mais elle n’est pas vraiment recevable car, dans le premier cas, Adam et Ève sont appelés, personnellement et réellement, à réintégrer la félicité du Paradis, tandis que dans l’autre, nous sommes en face de figures symboliques, qui ne peuvent prétendre à prendre place parmi les élus. Il faut donc se contenter d’observer que cette anatomie des fleuves est ici, comme celle de nos premiers parents avant le péché, une anatomie asexuée dans une nudité franche, et qu’elle renvoie à la manière d’une allusion – probablement volontaire dans ce programme parfaitement maîtrisé − au couple originel asexué de la première face du Péché originel. Ajoutons que cette nudité est couronnée, détail insolite, qui lui confère une gloire supérieure à celle de « la simplicité inhérente à [la] nature originaire » (ill. 19). Cette couronne célèbre la victoire finale de la grâce [136].
- 19. Capital of Paradise
The rivers are naked and crowned.
Cluny, Ochier Museum
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
Est-il nécessaire de rappeler que ces quatre fleuves s’inscrivent aussi dans le grand ensemble des quaternités qui régissaient le monde [137]. De la même façon que les animaux du Tétramorphe sont aussi une figure des évangélistes, les fleuves sont une image des Évangiles qui répandent la parole divine dans l’univers, comme ils en sont une des vertus. De la source invisible, écrit en effet Jean Scot, s’échappent « les quatre fleuves des vertus, à savoir la Prudence, la Tempérance, la Force et la Justice que symbolisent les quatre principaux fleuves du monde sensible [138] ». Selon ces textes, c’est donc au Paradis que les moines auraient choisi de faire figurer l’ensemble complet des vertus cardinales, que les historiens de l’art ont cherché si ardemment sur les autres chapiteaux, parce qu’un titulus faisait mention de l’une d’elles [139]. Mais l’image n’est pas encore au bout de sa richesse, car chaque vertu caractérise plus particulièrement un des quatre âges du monde. C’est ce qu’explique Raoul Glaber [140] qui ne fait, sur ce point que recopier le De Paradiso de saint Ambroise : la prudence règne jusqu’au Déluge, la tempérance accompagne les Patriarches, la force est la vertu de la loi de Moïse et la justice est introduite par l’Évangile [141]. C’est donc la vertu du monde présent. Ainsi les fleuves du Paradis irriguent le créé dans une maîtrise totale de l’espace et du temps, parce qu’ils coulent au-delà de l’espace et du temps, et qu’ils abolissent l’un et l’autre [142]. Ils étaient, et sont encore aujourd’hui, présents dans la liturgie, et la bénédiction de l’eau pendant la veillée pascale s’accompagne toujours d’une quadruple aspersion vers les quatre points cardinaux, geste symbolique qui reproduit leur image.
QUATRE ARBRES
- 20. Capital of Paradise.
The vine and the apple tree
on either side of the triple-flowing river.
Cluny, Ochier Museum
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Le Paradis de Cluny déroule un double thème : alors que les fleuves occupent les angles du chapiteau, les faces sont ornées d’une quadruple image d’arbres couverts de fruits (ill. 20). On reconnait successivement le figuier, le pommier et la vigne. Le quatrième est d’une identification plus incertaine : les uns y voient un olivier, d’autres un amandier [143].
Dans la Bible, arbres et fleuves sont étroitement liés, à tel point que certains artistes ont fait le choix de mettre un arbre dans la main de chacun des fleuves. C’est le cas à Gérone. Cette association provient du double texte qui inspire ce double thème : « Le Seigneur planta un jardin en Eden et Il y mit l’homme qu’Il avait modelé. Il fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger […] Un fleuve sortait d’Eden et, de là, il se divisait pour former quatre bras [144] » peut-on lire dans la Genèse, tandis que, dans l’Apocalypse, saint Jean après avoir découvert « le fleuve de Vie limpide comme du cristal », rapporte qu’au « milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de vie qui fructifient douze fois, une fois par mois [145] ». Cette double image, placée dans l’Écriture à l’origine et au terme de l’histoire du monde, contient en elle l’affirmation d’une identité entre le commencement et la fin, entre l’Alpha et l’Omega, celle du retour final du créé à son état paradisiaque, ordonné, fécond et vivant. Rappelons que le grand Christ peint sur la conque de l’abside, et dont l’image venait doublement de la vision d’Ézéchiel et de celle de saint Jean dans l’Apocalypse, réunissait aussi, de la même façon et selon le même processus, les deux extrémités du temps. Le discours développé à travers les chapiteaux était ainsi d’une absolue cohérence.
Si la lecture du Periphyseon nous apprend que « la plantation effectuée par Dieu et le Paradis s’identifient à la nature humaine [146] » et, si l’eau du Paradis représente la grâce, les arbres, ce sont les justes : « Lorsque la Bible dit que Dieu a planté le Paradis, elle parle de la création de l’homme [147]. » Cette certitude puise une nouvelle fois ses fondements dans l’Écriture :
À cette prière de Jérémie répond le Psaume 92 :
Car il ne s’agit pas seulement d’arbres solidement plantés et florissants : les arbres du Paradis sont tous des arbres fruitiers, conformes en cela à l’idéal de l’Écriture pour qui tout arbre doit porter du fruit. L’herbe éphémère du premier chapiteau a été transformée, mais c’est la même herbe, celle qu’Adam a reçu l’ordre de cultiver, et c’est tellement vrai qu’elle est comme rappelée au pied de chacun des arbres par une feuille dont semble jaillir le tronc (ill.21), détail qui ne figure pas pour les arbres du Paradis originel sur le chapiteau du Péché (ill.22). « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur les épines ou des figues sur les chardons ? Tout arbre bon donne de bons fruits [150]. » Adam condamné à travailler la terre est enfin parvenu à la rendre féconde et à surmonter la malédiction du sol consécutive au péché originel :
- 21. Chapiteau du Paradis
Roots of the fig tree
Trees covered in fruit sprout from barren leaves
Cluny, Ochier Museum
Photo : BSG - Voir l´image dans sa page
- 22. Capital of Original Sin
Apple and fig tree roots
Cluny, Ochier Museum
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Cette malédiction était le point de départ, la raison d’être du premier chapiteau orné d’acanthes. La terre d’Adam « avait été bien semée par le Verbe de Dieu, mais demandait à être travaillée, cultivée et soignée avec sollicitude par l’ouvrier [152]. » Par ces mots, saint Ambroise met en évidence la dualité de ce thème du Paradis, dans lequel les fleuves illustrent l’irruption de la grâce dans sa profusion inépuisable – Là où le péché a abondé la grâce a surabondé [153]–, tandis que les arbres témoignent de la nécessité du travail de l’homme. C’est ce travail qui est indiqué sur le chapiteau du Péché originel par l’image précise des traces d’une taille répétée sur le pommier laissé par Dieu à l’homme pécheur (ill. 22). C’est la même taille que l’on retrouve, indiquée très précisément, sur le tronc de la vigne (ill.27). Le double thème des arbres et des fleuves montre donc, à nouveau, le couple de la nature et de la grâce en œuvre ici comme dans chacun des chapiteaux. Comme les musiciens des quatre premiers tons, on peut envisager que les arbres sont organisés par couples : le pommier est arbre de la nature, la vigne arbre de la grâce. De la même façon, l’olivier producteur d’huile est arbre de la grâce, tandis que le figuier, contraint à donner des figues sous peine d’être arraché par le maître du domaine [154], est un arbre de la nature. Dans l’histoire du salut que clôt ce chapiteau, la nature exige l’effort de l’homme, la grâce est donnée, certitude qu’exprime sans ambiguïté une dernière fois le titulus du septième ton de la musique, qui récapitule cet enseignement sur le chapiteau suivant.
Mais chacun des arbres a aussi été choisi selon un rapport précis avec le thème général, et c’est ce que révèle leur examen.
• Le figuier
- 23. Capital of Paradise :
the fig tree.
Cluny, Ochier Museum
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- 24 - Capital of Original Sin
The falling circumvolutions of the barren fig tree
Cluny, Ochier Museum
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C’est le seul arbre terrestre réel [155] mentionné dans la Genèse, celui dont les feuilles sont cueillies par Adam et Ève pour cacher leur nudité [156], et c’est sans étonnement qu’on le trouve représenté, d’une façon plus précise et plus reconnaissable (ill. 23) que sur le chapiteau du Péché originel [157]. L’image du figuier stérile ou couvert de figues revient à plusieurs reprises dans la Bible, où il sert de test pour révéler la valeur de l’homme ou celle du peuple juif. « Le Juste choisit les fruits, le pécheur choisit les feuilles [158]. » Celui dans lequel s’abritent nos premiers parents, savoureusement représenté sur le chapiteau du Péché originel, est stérile [159]. Le premier texte qui évoque les fruits du figuier est celui d’une vision de Jérémie, qui compare Israël aux bonnes figues et annonce l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance fondée sur le pardon accordé aux pécheurs [160]. Ambroise en fait le fruit de la Résurrection, et son texte, lu et médité à Cluny, rattache plus étroitement encore le figuier du Paradis au premier chapiteau végétal orné d’acanthes : « Parmi les épines de ce monde, écrit-il, on ne saurait trouver le figuier qui, excellent par la fécondité de ses fruits, se trouve bien choisi pour figurer la Résurrection [161]. » Sa présence au terme de l’ascension clunisienne est donc la garante de la transformation de la chair d’Adam – cette terre qui ne produit d’abord ici-bas que « ronces et chardons » − en esprit – les figues de la Résurrection, qu’Ambroise assimile aux fruits de l’Esprit définis par saint Paul [162]. On peut observer que les branches du figuier paradisiaque ont retrouvé une progression ascendante qui contraste clairement avec les circonvolutions tombantes du figuier stérile (ill. 24). En sens inverse cependant, les branches du pommier voisin, comme celles de la vigne, offrent des ramures librement sinueuses qu’on attendrait plus rectilignes. Cet écart inattendu avec une symbolique jusque-là très cohérente et appuyée sur des textes, recevra peut-être un jour une explication meilleure que celle de la liberté de l’artiste, irrecevable dans une œuvre qui, de bout en bout, reste une leçon théologique.
• Le pommier
- 25. Apple tree roots
Trees covered in fruit sprout from barren leaves
Cluny, Ochier Museum
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Comme nous avons eu l’occasion de le souligner [163], il ne figure pas nommément dans la Genèse et son identification ne remonte qu’au Ve siècle, par une confusion de traduction du mot latin malum [164]. Identifié depuis cette époque comme un pommier, l’arbre de la Connaissance du Bien et du mal ne pouvait pas ne pas figurer dans cette image du Paradis, sur laquelle il est bien reconnaissable (ill. 25) . Comme les fleuves et les arbres qui se trouvent associés au commencement et à la fin de l’Écriture, le pommier du péché a pour fonction de témoigner, plus encore que ses trois voisins, qu’au terme de ce chemin de retour du pécheur au Paradis, c’est bien le même Paradis, et c’est le même homme qui y revient, lavé de ses fautes par la Passion et par la Résurrection du Christ. Et sa présence doit être mise en relation directe avec celui qui figure, inopinément, derrière le couple pécheur sur la troisième face du chapiteau consacré au Péché originel, celui vers lequel se lève le talon d’Ève [165]. Car les trois pommiers clunisiens ne font qu’un : celui du péché vers lequel Adam et Ève tendent ensemble la main à l’intérieur du Paradis, celui laissé par la miséricorde divine aux pécheurs chassés du jardin, et que le sculpteur a mentionné très précisément derrière eux, enfin celui qui n’a jamais quitté le Paradis et que retrouve, intact et couvert de fruits, l’humanité rachetée. Le pommier représente en principe la création sensible, à la fois bonne et mauvaise, selon qu’elle est envisagée spirituellement ou par les sens corporels. C’est par le bon usage de cette création que l’homme est parvenu à « cultiver sa terre », et c’est ce qu’annoncent les traces bien visibles de taille, d’élagage, sur le tronc du pommier laissé à Adam.
• La vigne
- 26. Capital of Paradise
the vine.
Cluny, Musée Ochier,
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- 27. Chapiteau du Paradis
The pruned vine
Cluny, Ochier Museum
Photo : BSG. - Voir l´image dans sa page
« On ne cueille pas les figues sur les épines et on ne vendange pas le raisin sur les ronces [166]. » La Bible ne mentionne pas plus la vigne que le pommier à l’intérieur du Paradis, mais elle insiste sur la présence de « l’Arbre de Vie au milieu du jardin [167] ». La tradition patristique y a reconnu le Christ [168] et l’utilisation du vin dans le sacrement de l’Eucharistie confirme cette interprétation de l’image. Sa présence ici (ill. 26) fait écho au Fils de l’homme du troisième ton, par le sacrifice de qui s’opère le salut, car « nul ne peut éviter la damnation de la chair s’il n’est racheté par le Christ qui, comme la vigne, a été suspendu au bois [169] ». La symbolique de la vigne est une des plus couramment utilisée dans le Christianisme et elle est trop riche pour être développée ici. Elle est aussi une des mieux connues. Le sculpteur a doté le tailloir de la vigne d’un décor qui n’existe pas au-dessus des autres arbres : une frise de demi-feuilles en hélices, dont les quatre bras se rabattent à la manière d’une croix gammée, selon une composition de huit demi-feuilles, image à résonnances multiples, dans laquelle sont associées la symbolique du huit et l’image de la croix, mais d’une croix dynamique qui tourne sur elle-même et circonscrit l’espace. Le motif apporte un écho direct aux frises de quadrifeuilles qui ornent à la fois le premier chapiteau « corinthien » et celui à mandorles hexagonales. Au Paradis, le motif s’est démultiplié et le quatre terrestre et immobile des premières frises de quadrifeuilles sur le chapiteau végétal, s’est épanoui dans un octuple motif dynamique surnaturel. La perception du monde sensible selon son apparence matérielle à laquelle se trouvait, jusque-là, réduit l’homme pécheur, était une connaissance divisée, incomplète, fragmentaire, dont rendait compte la succession des quadrifeuilles identiques, répétés, harmonisés, mais clos sur eux-mêmes. À cette succession ordonnée s’oppose le déroulement continu, l’enchaînement d’un motif vivant. Une nouvelle fois, il ne s’agit pas d’un ornement : arbre christique, la vigne occupait sans doute une face privilégiée sur le chapiteau, et cet accent unique, qu’ajoute la frise qui l’accompagne, autorise à penser qu’elle se trouvait orientée face au chœur, comme un écho au Christ de la Parousie peint sur la conque de l’abside, comme aussi, sans doute, au Fils de l’Homme du troisième ton. Un autre détail la différencie et l’isole des autres arbres du chapiteau : ce sont les marques très visibles d’une taille répétée qui renvoie à l’iconographie des pommiers du Péché originel, mais qu’on cherche en vain sur les arbres voisins. On peut y voir l’illustration de la parole de Jésus « Je suis la vigne et mon Père est le vigneron. Tout sarment qui ne porte pas du fruit, mon Père l’enlève. » (Jean, XV, 1-5).
• L’olivier ou l’amandier
- 28. Capital of Paradise,
The olive tree, largely lost.
Cluny, Ochier Museum
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Olivier ? Amandier ? Il est difficile dans cet arbre aux feuilles simples et aux petits fruits ovales de choisir entre une identification et l’autre (ill. 27) . C’est, de surcroit, la face la plus endommagée du chapiteau. A priori l’image de l’amande (mandorla), ovoïde et légèrement pointue, est trop présente dans l’imagerie médiévale et dans l’ensemble du programme clunisien pour que les sculpteurs n’aient pas plus accentué son profil effilé sur une représentation des fruits eux-mêmes. C’est pourquoi on n’est pas étonné que la mention de l’olivier soit la plus fréquente. C’est l’arbre de la paix de Dieu rapportée à Noé sous la forme d’un rameau par la colombe [170], et ce sens est bien à sa place dans une image du retour de l’humanité pécheresse dans sa félicité originelle. Elle l’est d’autant plus que c’est de la navigation de Noé sous le Déluge que découle la symbolique du chiffre huit [171], qui sert de structure fondamentale au programme. Ambroise s’est fait l’exégète de ce brin d’olivier, pardon envoyé par Dieu aux huit passagers de l’Arche et image de la vie nouvelle surgie du Déluge [172]. La sortie de l’Arche, parce qu’elle est restitution de la terre aux hommes (aux fils d’Adam « le terreux »), a valeur de nouvelle création, comme en témoigne, au terme des quarante jours d’épreuve, l’attente de sept jours supplémentaires avant le retour de la colombe. Or, c’est justement le sens du Paradis clunisien. On peut ajouter que le premier acte de Noé après le Déluge fut de planter la vigne autre symbole du renouveau, qui figure justement sur la face voisine. L’olivier est aussi l’arbre qui produit l’huile des sacrements, et il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le titre de Christ manifeste l’onction reçue par celui auquel un tel titre est attribué. C’est encore l’arbre des dernières heures et des dernières prières de Jésus, celui qui ouvre le chemin de la Passion salvatrice évoquée par la vigne voisine, et l’épisode évangélique du Jardin des Oliviers renoue, une fois encore, la métaphore du jardin. À ce titre parmi d’autres, il a plus de vraisemblance que l’amandier [173], proposé, d’une façon très pertinente cependant, par Joan Evans, parce que c’est l’arbre du bâton d’Aaron [174], dont la floraison préfigure la Résurrection. Sans méconnaître l’intérêt d’une identification assurée, on peut rappeler l’abondance des significations mises dans chaque détail par les moines qui ont élaboré ces images, et considérer l’oscillation entre ces deux hypothèses comme un enrichissement de leur méditation plutôt que comme une énigme contradictoire.
L’UNITÉ DU PARADIS
La composition du chapiteau mérite encore une explication, car le double thème a suscité une double mise en scène qui renvoie à la fois aux premiers chapiteaux, dont les figures se détachent sur les angles − comme les fleuves eux-mêmes −, et à ceux qui les suivent et qui les placent sur les faces, dans des mandorles. Ces dernières, qui caractérisent les trois chapiteaux précédents, ont disparu par un effet de grossissement presque photographique, car l’image du Paradis en montre justement l’intérieur, où se cachait l’homme originel dans son unité multiple [175]. L’enveloppe qu’est la mandorle n’est plus nécessaire, puisque nous avons pénétré dedans. La confrontation entre l’homme intérieur, enfermé dans le noyau des mandorles, et l’homme extérieur, évoluant librement dans le feuillage [176], qui rythme la progression des chapiteaux précédents, se résout ici dans une unité qui mêle étroitement angles et faces, par un découpage triangulaire (ill.29 et 30) : les fleuves, placés aux angles, déversent leurs flots, qui viennent se rejoindre au pied des arbres, de part et d’autre de la grosse feuille d’où surgit le tronc, au centre de chacune des faces du chapiteau, tandis que ces mêmes arbres s’épanouissent vers le haut, jusqu’à unir leurs frondaisons au-dessus de la tête des dieux fleuves qui les séparent. Car « l’unification des natures se fait sans confusion, sans mélange ni composition [177] » et « tous les degrés particuliers de ces ramifications possèdent à la fois leurs propriétés inaltérables et leur unification [178] ». Ainsi se retrouve, au point ultime du voyage spirituel, l’exercice conjugué de la tension de l’homme et de la descente de la grâce.
- 29. Paradise capital
Composition in triangles
which absorbs the break between faces and angles.
Cluny, Ochier Museum
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- 30. Capital of Paradise
Cluny, Ochier Museum
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Il reste encore à observer que, si ce chapiteau récapitule en lui l’épaisseur du temps et l’épaisseur du monde, par la coïncidence d’un thème présent doublement au début et à la fin de la Bible, il n’en marque pas moins un moment particulier et essentiel. Dans la « semaine du monde » qui reproduit la Semaine de création, selon ce mouvement à la fois identique et inverse que l’on retrouve à chaque étape de la pensée de Jean Scot, il est le septième jour, « le sabbat de nos âmes [179] ». C’est la raison pour laquelle il ne peut guère se trouver ailleurs qu’à la septième place.