En marge de l’exposition Jules Adler (1865-1952). Peindre sous la troisième République sagacement commentée par Alexandre Lafore dans La Tribune de l’Art (voir l’article), signalons deux dessins inédits, en main privée, d’un certain intérêt, croyons-nous, pour notre approche de l’artiste.
- 1. Jules Adler (1865-1952)
Étude de détails pour le Matin de Paris, vers 1905
Mine de plomb sur papier, 24 x 18 cm
Paris, collection particulière
Photo : Marc Jeanneteau - Voir l´image dans sa page
- 2. Jules Adler (1865-1952)
Matin de Paris ; le faubourg, 1905
Huile sur toile, 200 x 160 cm.
Limoges, Fédération patronale du Bâtiment et des Travaux publics de la Haute-Vienne
Photo : Alain Leprince, Roubaix - Voir l´image dans sa page
Soit tout d’abord, une modeste petite feuille signée d’Adler (ill. 1) mais porteuse d’une inscription autographe riche de sens [1]. Il s’agit d’une triple étude de tête de la jeune femme qui, dans l’attendrissante composition du Matin de Paris ; le faubourg (ill. 2), s’avance au premier plan de la foule. Cette peinture de Jules Adler exposée au Salon des Artistes français à Paris en 1905 était perdue de vue depuis. Elle vient de réapparaître de façon quelque peu imprévue en provenance de Limoges, non pas du musée de l’endroit mais d’un hôtel particulier appartenant à la Fédération patronale du Bâtiment et des Travaux Publics du Limousin [2], et ce, pour figurer in extremis à l’étape roubaisienne de l’exposition Adler en 2019 (elle faisait encore défaut aux présentations de Dole puis d’Évian [2017-2018] et n’avait pu de ce fait être reproduite dans le catalogue – édité en 2017 – commun aux trois villes où se tint cette rétrospective). Déjà, La Tribune de l’Art insistait à bon escient sur ce qui constitue une belle (re)trouvaille, quand bien même elle ne concerne pas, il faut le reconnaitre, l’une des œuvres marquantes de l’artiste comme le sont l’emblématique Grève du Creusot de 1899 ou les rudes Haleurs de 1904, le pittoresque Accident de 1912 ou, plus encore, les délicieuses Communiantes. Printemps de Paris de 1923 et l’ultime Paris vu du Sacré-Cœur de 1936 qui a été d’ailleurs choisi avec beaucoup d’à-propos pour illustrer la couverture du catalogue de cette exposition en l’honneur d’Adler. Par chance, le Matin de Paris, lui, était reproduit (ill. 3) dans le catalogue du Salon de 1905 [3] , ce qui permettait d’identifier à coup sûr le tableau de Limoges, comme le confirment les signature et date visibles en bas à droite de la toile.
- 3. Jules Adler (1865-1952)
Matin de Paris ; le faubourg
Reproduction tirée du catalogue illustré du Salon des Artistes français de 1905, p. 135
Photo : Elisabeth Foucart-Walter - Voir l´image dans sa page
Le dessin étudié ici, peut-être un cadeau de l’artiste à quelque connaissance, comporte un détail instructif, précisé à part, de la main de l’ouvrier accompagnant la jeune femme (épouse ou compagne, peu importe) et tenant de son bras droit la bandoulière d’un sac comme en porte à l’époque tout travailleur qui se respecte… L’agréable graphisme sinueux et caressant dont use en la circonstance Adler, n’est pas sans rappeler celui de son tout contemporain Eugène Carrière (juste décédé en 1906). Quant à l’inscription de la main d’Adler, Étude pour la Descente du faubourg, elle atteste sans doute l’intention profonde de l’artiste, certes mieux que ne le fait le simple intitulé du livret du Salon de 1905. Dans cette inscription, il y a deux mots qui pèsent : faubourg déjà utilisé pour le Salon en 1905 et plus encore celui de descente qui répond bien à l’idée-motif tellement chère à Adler – elle revient tout au long de son œuvre [4] – d’une marche en avant, descente ou défilé d’une foule laborieuse, laquelle se rend au travail, quittant alors son faubourg d’éloignement (et de relégation ?), toute une dynamique non pas forcément révolutionnaire ni empreinte de militantisme, disons d’avant-garde, ce thème d’animation qui s’affiche justement dans son fameux tableau d’anthologie qu’est la Grève au Creusot. Dans le Matin de Paris, cette marche en avant est empreinte d’un tempo avant tout naturaliste et populaire (ne disons pas populiste !), sinon courageusement et vertueusement optimiste, d’une simplicité descriptive un je ne sais quoi esthétisante à la Zola [5] de toute façon dénuée de l’apparat volontariste et déclamatoire d’une nouvelle peinture d’histoire de fait, à laquelle sait bien souscrire un Jules Adler quand il le faut. Il est à remarquer que le Matin de Paris et la Grève au Creusot ne sont distants que de six ans, l’allant stylistique d’Adler et sa réussite ne faisant que s’affiner et s’affirmer au fil de ces années pour s’attacher bientôt à d’autres sujets, tels les Pêcheurs au port de Boulogne de 1905 ou la foule gouailleuse de titis parisiens (Le Gavroche de 1911) ou encore les pittoresques chemineaux au sein d’une verte et encourageante campagne rurale (Le Philosophe de 1910), etc. Certes, à s’en tenir à des données purement chronologiques, le Matin de Paris de 1905 pourrait se voir contredit par le misérabilisme social délibéré de la sombre Soupe des pauvres (Paris, Petit Palais) qui devait bénéficier d’un si grand retentissement un an plus tard, en 1906. Après tout, le parcours d’un artiste n’est pas forcément univoque. Et puis, si l’on y réfléchit bien, lesdits Pauvres sont tout à la fois pittoresques et naturalistes dans le détail, et non moins librement, désinvoltement rendus dans l’exécution picturale, que ne le donne à voir le Matin de Paris. Par le côté sans-façon, pleinement anti-académique de la facture, les Pauvres et le Matin de Paris ne laissent pas justement de se rapprocher, au point qu’il serait superficiel de les opposer catégoriquement, comme noir et blanc.
En tout cas, pour bien approcher et comprendre ce Matin de Paris à la descente soulignée à point nommé dans le dessin que nous publions, il n’est que de se référer au parfait commentaire, alertement littéraire et bien dans la note de l’époque, du trop peu renommé Georges Denoinville (1864-1950) [6] qui fit paraître un article déterminant sur l’artiste – et même prémonitoire dans son analyse – dans la revue L’Art et les Artistes (1909, p. 217) [7] : « Il [Adler] a peint aussi une Matinée au faubourg. Tout un peuple descend [insistons justement sur ce verbe] et se rend au travail dans la longue rue où clapotent aux vitrines des bazars les plis des drapeaux qui jettent une note chantante dans l’atmosphère poudreuse confondant les gens et les choses dans les plans éloignés. C’est simple, expressif, sincère d’observation. Le couple de la jeune ouvrière et du compagnon, la petite modiste sont naturels de mouvement. On pourrait faire vibrer le couplet sentimental. Oui, c’est bien Paris, le Paris des faubourgs, c’est aussi l’amour sous la mansarde délaissée le jour et les hasards bons ou mauvais de la vie à deux ; enfin c’est la vie, l’existence de travail. M. Adler a l’esprit hanté de ces visions saines et populaires. Elles sont vraies, parce que éternelles ». A noter au passage que, si le titre de Matinée au faubourg contracte légèrement celui du Salon, il est manifeste que le critique a aimé et regardé avec attention cette œuvre qu’il tient expressément à citer plusieurs années après le Salon [8].
Dans son article de 1909, le même Denoinville n’a pas manqué de remarquer une autre démonstration éminente du talent d’Adler, ses Haleurs de 1904 (ill. 4), juste antérieurs d’un an au Matin de Paris et salués d’une approbation quasi-unanime sinon officielle, qui valut à cette ode énergique à la gloire de travailleurs-héros nécessairement anonymes d’être acquise de suite (1905) par l’État pour son tutélaire musée du Luxembourg [9]. – Ferveur éphémère qui ne devait point survivre à l’abandon de cette institution en 1937, typiquement dénigrée comme le furent tant d’œuvres du XIXe et d’un premier XXe siècle qu’elle abritait, jugées déplorablement réactionnaires…, ce qui est une autre histoire heureusement en train de changer comme le prouve la présente exposition Adler.
- 4. Jules Adler (1865-1952)
Les Haleurs, 1904
Huile sur toile, 138 x 198 cm.
Luxeuil-les-Bains, Musée de la Tour des Échevins
Photo : Alain Leprince, Roubaix - Voir l´image dans sa page
- 5. Jules Adler (1865-1952)
Les Haleurs, vers 1904
Lavis d’huile à l’essence avec rehauts de craie blanche sur papier. 85 x 140 cm.
Paris, collection particulière
Photo : Marc Jeanneteau - Voir l´image dans sa page
Et voilà qui nous amène à nous intéresser à un deuxième dessin de l’artiste (ill. 5), peu commun quant à lui par sa taille et sa vigueur, en rapport direct avec ces insignes Haleurs [10]. Pour se concentrer sur le motif ô combien symbolique de travailleurs halant avec effort un bateau, le dessin néglige exprès le paysage du fond qui, dans le tableau, disperse quelque peu l’attention et modère l’ensemble par sa légèreté trop doucement allusive à force de tapotements et frottis d’ascendance lointainement impressionniste [11]. Pareillement est opportunément délaissé tout le premier plan qui, dans la peinture, est consciencieusement meublé d’inconsistantes, faciles traînées de matière picturale destinées à rendre un sol lourd et frustre, accordé à la franche rudesse de ces travailleurs à la peine.
« Étude pour les Haleurs », comme l’écrit Jules Adler au bas de son dessin, qu’est-ce à dire ? Le terme d’étude n’a pas la même valeur que celui qu’on lit sur la feuille de détails du Matin de Paris : mini-recherche ponctuelle et comme expérimentale dans le premier cas, étude presque grandeur nature, ce qui n’est pas banal, pour le motif essentiel des haleurs s’arc-boutant pour tirer un invisible bateau, dans le second cas. S’agit-il vraiment ici d’une grande étude préparatoire, dans le format même des figures du tableau ? On pourrait parler plutôt d’une œuvre en soi, se suffisant à elle-même, dans laquelle l’artiste s’est fait plaisir, vraie réussite d’éloquence et de maîtrise plastique. Le soigneux papier de montage et le sobre cadre plat de bois teinté en sombre qui paraît d’époque pourraient du reste faire supposer que le dessin était prévu pour être mis en valeur dans quelque exposition, comme si l’artiste était fier de sa grande esquisse graphique. A comparer tableau et dessin, il y a de quoi se demander ce que ce dernier pouvait apporter à la peinture où le superbe motif des haleurs reste confus, massifié, comme tenu dans un magma sombre indifférencié, juste là pour faire lourdement contraste avec un paysage d’usine à l’arrière plan, allégrement délicat. Dans un tel dessin en camaïeu brun à larges traits, par endroits à peine chargé de quelques hachures, où les pieds par exemple sont à peine silhouettés, l’expressivité obtenue est intense. A un tel point que c’est le dessin qui est le plus vrai et d’un effet radicalement persuasif dans son paroxysme même.
À trop insister sur le sujet, sur sa donne narrative, à parler de ce tableau et d’autres à tendance sociale comme s’il s’agissait de simples reproductions photographiques ou de documents journalistiques, ne finirait-on pas de risquer d’oublier qu’il s’agit quand même et aussi d’une création d’art, autrement dit d’une victoire matérielle sur le défi concret que représente toute figuration artistique. Faut-il considérer comme incline à le faire le professeur Bertrand Tillier dans le catalogue de l’exposition Adler, que les évocations de la condition ouvrière se refuseraient chez notre artiste à toute tentation d’héroïsation (2017, p. 148). Quant à parler d’héroïsme justement, il y a bel et bien, de par la seule force plastique du motif surenchéri des haleurs comme le propose particulièrement ce dessin, héroïsation de fait, glorification plus subtile et plus sincère dans sa souveraine évidence dépouillée de toute inflexion idéologique pour que l’on convienne que c’est le travail de l’artiste qui compte alors plus que ses idées. Forte résolution de l’écriture, audace et courage des rapidités graphiques peuvent bien l’emporter dès lors sur le contenu militant. Et foin de commentaires qui resteraient en marge de toute Kunstgeschichte et d’une fondamentale appréciation du ou des styles !
Reportons-nous à ce que le perspicace Denoinville écrit à propos du tableau des Haleurs (1909, p. 217) [12]. Dans un premier abord purement descriptif, il évoque le « groupe de quelques camarades qui s’appliquent dans une même tension d’énergie à tirer sur le câble attaché au bateau. L’effort est rude ». Soit, mais notre critique d’art, sensible à la prouesse du style, relève aussitôt « la concentration rythmique et parallèle de leurs reins courbés et aplatis en oblique ». Puis il observe la note paysagère (présente seulement dans la peinture, Denoinville n’ayant probablement pas eu le loisir de connaître le dessin) : « De l’autre côté de la rive, les maisons s’estompent dans une brume blonde et seul, se détache en vigueur le faisceau humain qui peine à la tâche et halette ». Denoinville ne se délecte-t-il pas ici de l’assonance haler / haleter ? Et de conclure lumineusement : « Ce motif n’a d’autre prétention que d’exprimer une chose vue, un de ces mille côtés du labeur social journalier. Mais M. Adler a su y mettre un tel sentiment de nature, une telle impression d’art [insistons à dessein sur cette désignation si bien venue et tellement éclairante], qu’il est presque aussi palpitant qu’une page de haut fait et qu’on oublie le sujet, par lui-même assez insignifiant, pour admirer surtout l’artiste qui a su l’exprimer avec tant d’à-propos heureux et de maîtrise ». Avec un Denoinville décidément, tout n’est-il pas dit, et très bien dit [13] ?