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- 1. Olivier Pichat (1823–1912)
Saint Georges terrassant le dragon, 1851
Photo in situ
Huile sur toile - 180 x 120 cm
Vesoul, église Saint-Georges
Photo : Jean-Louis Langrognet - Voir l´image dans sa page
Les traditions plus ou moins locales (elles sont parfois beaucoup plus récentes qu’on ne pourrait le penser !) ont la vie dure. On ne se sent pas toujours porté à les soumettre à examen critique. Ainsi un grand tableau représentant Saint Georges terrassant le dragon [1] (ill. 1 et 2), placé comme il convient à l’église du même vocable à Vesoul, est-il curieusement resté jusqu’à ces dernières années sous le nom, forcément tutélaire à Vesoul, de Gérôme, enfant illustre de cette ville comme l’on sait [2], et ce, alors que toutes les pièces d’archives relatives à la commande dudit tableau par l’Etat puis à son envoi à Vesoul, documents au demeurant fort accessibles (dossier dans la série F21 aux Archives nationales, correspondance administrative aux archives départementales de l’endroit [3]) le désignent sans détour comme un travail d’Olivier Pichat [4], artiste certes bien moins connu que Gérôme et surtout spécialiste de chevaux et de cavaliers, féru de Napoléon et du Second Empire, mais sans le moindre rapport de style ni de sujet avec le considérable et considéré Gérôme.
Avait-il suffi que, non signé et non signalé par un cartel sur le cadre (l’habituel cartel « Don de l’Etat » aura disparu, à moins qu’il ne s’agisse d’une inscription, à présent effacée, en lettres dorées à même la toile, autre cas de figure qui se rencontre parfois [5]), ce tableau d’église d’un peintre qui en fit peu se soit retrouvé à Saint-Georges de Vesoul pour devenir une œuvre du très insigne Gérôme ? Et qu’un élève zélé et admirateur du maître, Jules-Alexis Muenier, de Vesoul lui aussi – il sera même le conservateur du musée de l’endroit [6] – brode une sorte de petite légende dorée autour de cet épique tableau de saint en y voyant un original de Gérôme, qui plus est, un cadeau personnel de ce dernier à l’église de son baptême [7] ? Mais, après tout, comme bien des artistes, Muenier n’est en rien un historien d’art qui ne mérite certes ni excès d’honneur et de confiance ni excès inverse d’indignité.
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- 2. Olivier Pichat (1823–1912)
Saint Georges terrassant le dragon, 1851
Non signé, non daté
Huile sur toile - 180 x 120 cm
Vesoul, église Saint-Georges
Photo : Jean-Louis Langrognet - Voir l´image dans sa page
Cette aimable fantaisie vésulienne fut tout de même relayée, lapidairement il est vrai, par Victor Guillemin dans son éloge de Gérôme prononcé en 1904 devant l’Académie de Besançon, suivi en 1912 par celui de l’officiel et plutôt prolixe directeur des Beaux-Arts Henri Roujon, lui aussi fervent admirateur du maître [8]. En 1979, l’administration, pour une fois bien inspirée (le XIXe siècle, reconnaissons-le, n’était pas encore tellement considéré à cette époque : ne venait-on pas, en 1965, d’éradiquer tout le décor de Gérôme de l’ancien réfectoire de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs, aux Arts et Métiers, en plein Paris !), l’administration classe le tableau comme Monument historique [9] mais toujours sous le nom (fallacieux) de Gérôme. A vrai dire, l’eût-on protégé comme un (piteux) Pichat ? Poser la question, c’est craindre la réponse … Le fait est qu’un autre beau tableau religieux, envoyé peu après dans la même église de Vesoul, un Baiser de paix de saint Jacques (ill. 3 et 4) dû à un autre obscur, Joseph-Urbain Melin, est resté privé jusqu’à présent de la sacro-sainte estampille M.H. [10]. En 1981, lors de la grande exposition Gérôme, une vraie « première » en France, organisée par le musée de Vesoul, le conservateur d’alors, le Dr Gilles Cugnier expose et catalogue le Saint Georges – il en donne même une reproduction, ce qui n’avait sans doute jamais dû être fait jusqu’alors – non sans juger tout de même cette attribution à Gérôme « douteuse », et d’en appeler prudemment à « une vérification dans les archives paroissiales » [11] (en fait, il fallait plutôt penser : Archives départementales et même nationales). C’est chose faite dans la thèse de Bruno Foucart sur la peinture religieuse du XIXe siècle, publiée chez Arthena en 1987 [12], mais l’information, glissée dans des listes de tableaux en annexe, reste pratiquement inaperçue (et le tableau n’a pas été reproduit à part). De son côté, le spécialiste de Gérôme, Gerald Ackerman, s’il n’a sans doute pas franchement écarté dans un premier temps l’idée d’une attribution à Gérôme (il le situe « vers 1840 », rapporte Cugnier qui juge à raison cette datation beaucoup trop reculée [13]), oublie à dessein, et il fit bien, le Saint Georges dans son décisif Corpus des œuvres de l’artiste (1986) [14]. A présent, tout est en ordre ou presque, pourvu que l’on consulte la base informatique Arcade relevant du ministère de la Culture, plutôt que celle des objets mobiliers (et classés) dite Palissy, du même ministère, laquelle s’en tient toujours – un retard piquant à noter ! – à Gérôme comme auteur de notre Saint Georges …
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- 3. Joseph-Urbain Melin (1814–1886)
Saint Jacques le Majeur pardonnant à celui qui l’avait arrêté
et conduit devant les juges,
dit aussi Le Baiser de paix de saint Jacques
Photo in situ
Huile sur toile
Vesoul, église Saint-Georges
Photo : Jean-Louis Langrognet - Voir l´image dans sa page
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- 4. Joseph-Urbain Melin (1814–1886)
Saint Jacques le Majeur pardonnant à celui qui l’avait arrêté
et conduit devant les juges,
dit aussi Le Baiser de paix de saint Jacques
Huile sur toile
Vesoul, église Saint-Georges
Photo : Jean-Louis Langrognet - Voir l´image dans sa page
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- 5. Olivier Pichat (1823–1912)
Le Prince impérial sur son poney favori
Huile sur toile - 180 x 124 cm
Compiègne, Musée national du château
Photo : RMN - Voir l´image dans sa page
Mais si l’on perd un distingué et très enviable Gérôme, il n’est pas sans profit de gagner un bel et rare Olivier Pichat ! Certes, le peintre semble n’avoir guère persévéré dans le noble genre religieux, mais il soutient ici la comparaison avec de robustes peintres d’histoire comme Odier [15] ou Ziegler [16]. Et l’on aimerait savoir au passage à quoi peuvent ressembler d’autres peintures religieuses de cet artiste, toutes sans doute assez tôt, comme tel grand Jésus laissant venir à Lui les petits enfants (« Sinite Parvulos ») de 1844 [17], à l’église de Saint-Bris-le-Vineux dans l’Yonne, ou bien le Saint Jérôme dans le désert à l’église de la Madeleine à Bergerac [18]. Signalons encore à cet égard un Christ en croix [19] à l’église Saint-Martin à Nuaillé d’Aunis (Charente-Maritime), don en 1862 d’un sénateur de la région, le baron de Chassiron, ou bien une Vierge à l’église Saint-Paterne à Vannes [20]. Reste que Pichat s’est plutôt exercé – en témoignent ses participations aux Salons [21] – dans de tout autres (et plus faciles !) registres, ceux de la peinture équestre, parfois à tendance historique, et du portrait de qualité, non sans, il faut bien le reconnaître, une certaine habileté (et banalité !) imagière, que ce soit avec des mises en scène historicisantes, traitant notamment, et non sans complaisance, de la légende napoléonienne : L’Empereur traçant un sillon à Sainte-Hélène ; décembre 1815, acquis par l’Etat au Salon de 1868 et envoyé au musée d’Auch [22], voire encore le Napoléon à cheval à Sainte-Hélène du musée de la Malmaison (ill. 6), ou à l’occasion de portraits plus ou moins officiels, assez agréablement traités, comme ceux du Prince impérial montant son poney favori (ill. 5), montré au Salon de 1861 et placé dans le Cabinet du ministre [d’Etat] au Louvre selon l’inventaire de 1863 [23] (Château de Compiègne, acquisition de 1996 [24]) ou du même prince et toujours à cheval, mais cette fois au camp de Châlons, tableau du Salon de 1870 [25] (également à Compiègne). Eclectique au point d’être désordonné, voire inconsistant, Pichat s’est également complu comme tant d’autres de son temps dans l’orientalisme et a pratiqué avec quelque aisance l’art de la photo [26].
Au final, avec cette réhabilitation (au fond, peu risquée !) du puissant Saint Georges de l’église de Vesoul, il y aurait presque de quoi se livrer à un ou même plusieurs constats désenchanteurs. D’abord, de reconnaître la fragilité des attributions, ce qui n’est pas sans entrainer ensuite un certain scepticisme sur la validité de nos admirations et jugements en histoire de l’art. Quoi, sans l’argument preuve d’une commande, comment aller chercher ici le nom de l’inconstant Pichat, et comment avancer des justifications par le style ? Mais, plus encore, pourquoi et comment admirer ce qui n’apparaît que comme une simple œuvre de jeunesse, soit une œuvre parfaitement atypique et un travail sans conséquence ? Surtout, est-il bien légitime – et viable – d’admirer une œuvre pour ce qu’elle n’annonce pas ou ce qu’elle ne peut promettre ? Enserré dans une contrainte chronologique, ce Saint Georges qui date de 1851 et qu’on serait tenté de placer bien avant, dans les années 1830-1840, tel qu’on le verrait chez un Ziegler aux forts accents néo-caravagesques, ce tableau brutal mais savoureux, sans grâce ni correction, va souffrir du discrédit de paraître très peu ou trop peu en avance, voire réactionnaire, comme purement tourné vers le passé. Il n’annonce en rien le réalisme alerte du Second Empire, sucré et décoratif (Galland, Chaplin, Faustin Besson) ou rageur et provocant (Couture, Manet, Courbet), il ne donne ni dans l’évasion orientaliste (Fromentin), ni dans la grande éloquence et sévérité ingriste (Flandrin, Lehmann) ; rien à voir non plus avec Cabanel ou Baudry, Bouguereau, Hamon ou Delaunay, ni bien sûr avec Meissonier ou Gérôme … Et l’histoire de l’art qui régit trop nos engouements après coup, n’aime pas ce qui n’est pas en quelque sorte téléologiquement correct, ce qui n’est pas annoncé et annonçable, prévu et prévisible …
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- 6. Olivier Pichat (1823 – 1912)
Napoléon à Sainte-Hélène
Huile sur toile - 195 x 130 cm
Rueil-Malmaison, Musée national des châteaux
de Malmaison et de Bois-Préau
Photo : RMN - Voir l´image dans sa page
Mal vu et tard venu, incompréhensible, ce Pichat qui ne cède pas encore aux sirènes du progrès réaliste et qui peint de l’histoire religieuse avec un sacré… retard stylistique. Ce pourquoi justement nous apprécierons maintenant son Saint Georges : en ce que, paradoxalement, il n’est point en avance ! – Variations, inconstances, illogismes du goût, mais notre conception du Beau a-t-elle forcément tort ? La chronologie est-elle jamais un impératif absolu ? On peut comprendre en tout cas que notre peintre n’ait pas voulu continuer dans sa première voie, celle, exigeante, de la peinture d’histoire, qu’il ait préféré les cavaliers d’opérette néo-Louis XV (le tableau récemment revenu de Montargis au Musée d’Orsay) ou les grands Napoléon à cheval très bien détaillés du musée de la Malmaison (ill. 6) ou tel flatteur Prince impérial sur un charmant poney déjà cité. Qu’il se soit bientôt lassé de la rudesse historicisante d’un saint de légende entre Moyen Age et Renaissance, superbement bardé comme ici d’armure et tout empreint d’Orient (la crudité d’un pur ciel azur, les terrains rocheux à la Guignet, à la Decamps) autant que marqué par le somptueux souvenir pictural de Giorgione et de Titien (reflets de la cuirasse, superbe justaucorps en rouge et noir), qu’il ait bientôt jugé incrédible le fantastique ridicule d’un dragon de carton-pâte. La juste revanche sur l’air du temps et la facile convenance de l’époque, c’est que Pichat méritera à nos yeux et risque bien de survivre par le côté attardé de son Saint Georges, disons hors du temps – ce qui justement lui confère toute sa résonance poétique. De se maintenir et prolonger grâce à un tableau sans lendemain, hors d’actualité, pure prouesse de sujet (un saint héroïsé !) et de style tournée vers le passé, en somme tout ce qui paraît dénier le charme du Napoléon III aux plaisantes et aimables évasions. Comme quoi, selon l’adage, nul n’est prophète en son pays …
Encore une fois, comme il nous serait plus facile de l’admirer, ce tableau s’il était à la fois anonyme et de dix à quinze ans plus ancien ! Méfions-nous des admirations pré-contraintes, fondées sur des présupposés d’évolution stylistique, toujours rivées à l’obsédante et fatigante litanie des : d’où cela vient-il, qu’est-ce que cela annonce ? – Mais nous, où allons-nous ! Révisons, il est plus que temps, nos savoirs et nos avoirs …