- 1. Henri Fantin-Latour (1836-1904)
Hommage à Delacroix, 1864
Huile sur toile - 160 x 250 cm
Paris, Musée d’Orsay
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Étonnamment, Baudelaire ne parle pas de Manet dans son compte rendu du Salon de 1859, un de ses textes majeurs sur la situation et la condition post-romantiques [1]. Le poète des Fleurs du mal est pourtant supposé avoir déjà rencontré le peintre, de onze ans son cadet, quand il apprit le rejet de son Buveur d’absinthe (Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek). L’anecdote est célèbre depuis qu’Antonin Proust l’a mise en circulation, elle veut que Baudelaire et Manet aient commenté ensemble la décision négative du jury dans l’atelier de ce dernier [2]. Voilà qui laissait le temps à l’écrivain d’y faire allusion, quelques semaines plus tard, à travers l’un de ses articles sur l’exposition [3]. Nous savons qu’il n’en fit rien. Plus significatif encore, le silence de la correspondance. Lorsque Baudelaire écrit à Nadar, le 16 mai 1859, un mois après l’ouverture du Salon, sa longue lettre ne contient aucune référence à Manet. L’absence d’échanges épistolaires, sauf erreur, devait se prolonger jusqu’en janvier 1863. Encore s’agit-il d’une reconnaissance de dettes, l’impécunieux Baudelaire ayant vite fait entrer Manet parmi ses créanciers [4]. Tout porte donc à penser que leur rencontre fut plus tardive et qu’ils ne se lièrent vraiment qu’en 1860-1861. Les seuls peintres modernes dont Baudelaire ait tenu à entretenir Nadar, à l’occasion du Salon de 1859, étaient Amand Gautier et Alphonse Legros.
Les premiers articles à marquer leur complicité, assez limitée au fond, ne paraissent qu’en 1862. On parlerait à tort cependant d’enthousiasme extrême. Baudelaire, par exemple, ne dit mot de Manet quand l’occasion lui est offerte de parler de Louis Martinet et des expositions qu’il organise sur le boulevard des Italiens. Or le peintre avait compris l’intérêt commercial de cet espace alternatif depuis l’été 1861. Entre août et octobre, trois de ses tableaux furent confiés à ce « montreur d’art » (Tabarant), L’Enfant aux cerises (Lisbonne, musée Gulbenkian), Le Liseur (Saint Louis, City At Museum) et surtout son Espagnol jouant de la guitare (New York, The Metropolitan Museum of Art), dont il avait tiré un prestige inattendu. Deux ténors de la critique parisienne poussèrent la toile hispanisante. Théophile Gautier avec énergie, Hector de Callias avec réserves [5]. Aucun écho de tout cela dans la page que Baudelaire donne à la Revue anecdotique au début de janvier 1862. C’est Legros, une fois de plus, qui bénéficie d’un développement louangeur. La chute a dû faire rêver Manet. Accrochés en effet à proximité du Sardanapale de Delacroix, « lieu dangereux », les tableaux de Legros « vivent de leur vie propre. C’est tout dire [6]. » Même préséance, quelques semaines plus tard, à propos des estampes vues chez l’éditeur Alfred Cadart, rue de Richelieu.
Le nom de Manet est cité en passant parmi ceux auxquels le marchand « a donné l’hospitalité [7] » ! Et lorsqu’il écrit à Gautier, le 4 août 1862, afin de l’encourager à défendre « l’entreprise des Aquafortistes […] qui a contre lui tous les nigauds [8]. », Baudelaire n’appelle pas l’attention de son « cher Théophile » sur Manet, comme il le fera plus tard. Coup de théâtre pourtant, le 14 septembre de la même année, Baudelaire prend enfin fait et cause pour Manet, mais toujours à propos du renouveau de l’eau-forte, soutenu par Cadart. La Société des aquafortistes venait de publier à travers lui sa première livraison. C’est la feuille de Manet, Les Gitanos, qui déstabilisa le plus la critique. En dehors de la figure principale, les personnages en sont « insupportables » pour l’obscur Lamquet, qui ne peut s’empêcher de reconnaître « les puissantes qualités d’effet qui distinguent cette eau-forte [9] ». L’article de Baudelaire, confié au Boulevard de Carjat, part en guerre contre les adversaires de la cause, et ils sont nombreux :
« M. Manet est l’auteur du Guitariste, qui a produit une vive sensation au Salon dernier. On verra au prochain Salon plusieurs tableaux de lui empreints de la saveur espagnole la plus forte, et qui donnent à croire que le génie espagnol s’est réfugié en France. MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne, – ce qui est déjà un bon symptôme, – cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse, sans laquelle, il faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maîtres, des agents sans gouvernement [10]. »
Le passage, décisif, est précédé d’un rapide bilan, Baudelaire y prolonge en la ramassant sa réflexion sur le Salon de 1859. Longtemps dominée par Delacroix, l’école française n’a cessé de se dégrader depuis les années 1820 au profit de la « peinture proprette » et des « prétentieuses rapinades » ; le joli et le niais, d’un côté ; la boursouflure creuse, le faux romantisme, de l’autre. Puis vinrent, salutaire réaction, Courbet et sa « franchise ». Mais ce réalisme-là, en quelque sorte, a fait son temps [11] . Et Baudelaire de saluer, récente secousse, « deux autres artistes, jeunes encore, [qui] se sont manifestés avec une vigueur peu commune », Legros et Manet. Cette façon d’arbre de Jessé à trois étages, un portrait collectif célèbre de Fantin-Latour (ill. 1) le traduira en image après la mort de Delacroix : exposé au Salon de 1864, l’hommage associe à Champfleury, l’homme de Courbet, les forces montantes de l’autre modernité, soudées autour de la figure tutélaire du romantisme de 1820.
- 2. Edouard Manet (1832-1883)
La Musique aux Tuileries, 1862
Huile sur toile - 76,2 x 118,1 cm
Londres, National Gallery
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L’appui chaleureux de Baudelaire en septembre 1862 coïncide avec la mise en chantier de La Musique aux Tuileries (ill. 2) dont le calendrier automnal a été suggéré de façon convaincante [12]. Parmi les figures du monde de l’art que Manet y a représentées, selon un mode additif qui sent son peintre d’histoire mais trahit quelque hésitation, le poète des Fleurs du mal occupe une place centrale, dans l’ambiance très XVIIIe siècle qui lui convenait [13]. Loin de confirmer que Manet s’était déjà acquis complètement les meilleurs critiques de l’heure, de Gautier à Zacharie Astruc, et qu’il avait fait un trou définitif dans la presse la plus boulevardière, où brillait un Aurélien Scholl, La Musique aux Tuileries tient davantage du pari sur l’avenir que de la satisfaction narcissique [14]. Manet peint un « groupe de pression » avant de le faire sien [15]. Position qui avait de quoi surprendre ceux qui, tel Théodore de Banville, possédaient les clefs du journalisme parisien. La douzaine de tableaux de Manet qu’il découvrit chez Martinet en mars 1863 le troublèrent donc par leur sauvagerie évidente et leur coterie implicite :
Dans ces esquisses barbouillées et farouches, dans ces figures terreuses, dans ces arbres chimériques, dans ces vêtements violents, on devine à coup sûr un tempérament de peintre […] mais en quittant ce spectacle hérissé et macabre, l’œil a soif de propreté, et peu s’en est fallu que, grâce au voisinage de M. Manet, on ne décernât les honneurs du triomphe à une Vénus de M. Amaury-Duval […]. Dans le tableau qui représente le jardin des Tuileries, on remarque M. Théophile Gautier et M. Baudelaire causant dans un groupe ; j’ai peine à comprendre que ces deux poètes si minutieusement épris d’élégance confortable aient pu se résoudre à causer dans un tableau si troublé et si mal balayé, et cela a dû, certes, apporter une grande perturbation dans leurs habitudes [16].
Son étonnement ne dut pas être moindre en découvrant que Lola de Valence, autre tableau présenté, portait sur son cadre le célèbre quatrain de Baudelaire, bientôt imprimé sur l’estampe issue du tableau. Mais ni le poète ni son ami Gautier ne prit pour autant la défense de Manet en 1863, à l’occasion de l’accrochage Martinet et du Salon des Refusés. Ceci dit, au cours des années suivantes, le peintre n’eut pas toujours à se plaindre d’eux : Baudelaire, que la Belgique et la maladie vont rendre moins accessible après 1864, continue à soutenir et à rassurer ce peintre tout en déplorant sa faiblesse de caractère ; quand à Gautier, il est loin d’agir en adversaire obtus de Manet [17]. Les rares critiques à s’être montrés favorables au peintre d’ailleurs appartiennent au cercle des deux écrivains, que La Musique aux Tuileries avait montrés aux côtés du baron Taylor, véritable trinité hispanisante [18].
Comme son maître Couture, comme Delacroix et la plupart des romantiques, Manet a consciemment, patiemment tissé un réseau d’écrivains autour de lui. Le formalisme cher au XXe siècle a préféré nier l’inscription et l’inspiration littéraires de l’artiste. Quelques études toutefois ont déjà permis de reconstruire en partie l’intertexte d’une peinture qu’on dit complaisamment muette [19]. Ce refus d’entendre est d’autant plus risible que les relations entre Baudelaire et Manet ont débuté par l’envoi de livres. Quand, par exemple, le premier adressa-t-il au second, dédicacée, sa plaquette sur Théophile Gautier [20] ? Dès la parution chez Poulet-Malassis en novembre 1859 ? Si tel était le cas, elle fournirait enfin un repère stable pour dater et mieux saisir ce qui se joua entre ces deux hommes remarquables.
Correctif
Dans la note précédente, et à propos du Portrait de Jeanne Duval (Budapest, Szépmüvészesti Museum), nous nous sommes arrêté sur la présence d’un miroir tronqué, que la partie gauche de la composition laisse deviner. Il convient de mentionner deux études qui intègrent ce « détail » à leurs analyses remarquables : Therese Dolan, « Skirting the Issue : Manet’s Portrait of Baudelaire’s Mistress, Reclining, Art Bulletin, décembre 1997, volume LXXXIX, n°4, p. 611-629 et Susan Strauber, « Manet’s Portrait of Jeanne Duval. Baudelaire’s Mistress Reclining : Feminity, Modernity and New Painting », cat. expo. Women in Impressionism. From Mythical Feminine to Modern Woman, Ny Carlsberg Glyptoteck, Copenhague, 2006-2007, p. 98-133.
Quant à la question des « cerises ajoutées » de La Chanteuse des rues (Boston, Museum of Fine Arts), elle a été brillamment abordée par Nancy Locke (Manet and the Family Romance, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2001, p. 68-71). Il y aurait même à parier que le tableau a évolué dans son iconographie entre sa présentation chez Martinet en 1863 et son exposition en 1867, quand Manet en fit l’un des pièces maîtresses de sa rétrospective. À suivre…
Enfin, Juliet Wilson-Bareau (com. écrite, le 29/06/2010) nous a obligeamment fait part de quelques observations au sujet de cette même note sur l’exposition Manet du musée Mitsubishi : à propos des tableaux « achevés » après la mort du peintre, comme La Maîtresse de Baudelaire et le Portrait de Méry Laurent (dit L’Automne), elle rappelle justement l’apport du catalogue Manet du musée Ordrupgaard (1989), assurément l’une des meilleurs publications consacrées à l’artiste en ces années clés de la recherche. La précieuse notice qu’on y lisait sur le Portrait de Monsieur Brun (p. 128-129) faisait état de la position de Juliet Wilson-Bareau quant à la présence de l’œuvre, alors traditionnellement admise, parmi celles que Manet regroupa en 1880 sur les murs de la galerie de la Vie moderne, tendus pour l’occasion de tissus orientaux. Il est en effet tentant de penser que le peintre a plutôt montré une version plus petite et plus poussée (RW I, 327), conformément aux objectifs de son accrochage, à la fois commerciaux (des toiles et pastels facilement vendables) et esthétiques (imposer définitivement l’impressionnisme piégé, qui était le sien depuis 1872-1873). Notons au passage, quant à l’exposition de la Vie moderne, les vues très stimulantes de Carol Armstrong (Manet Manette, notamment le chap. IX : « Facturing Feminity, Fashioning the Commodity : Between Nana and La Vie Moderne », New Haven et Londres, Yale University Press, 2002, p. 227-267).