En marge de l’incroyable, voire parfois déconcertante exposition Devambez qui se tient à Paris au Petit Palais et qui vient de faire l’objet d’un sagace compte-rendu d’Alexandre Lafore (voir l’article) après s’être déroulée à Rennes – elle révèle sans conteste un vrai grand maître qu’on ne saurait évidemment réduire aux charmants petits formats souvent facétieux, genre tableau pour enfants et bandes dessinées, qui affolent à trop bon compte le marché ! –, que l’on nous permette de regretter l’absence de son Couchez-vous ! (ill. 1), une magnifique (oui, vantons-la !) aquarelle qui vient pour un peu glorifier et comme excuser par l’allègre densité très orchestrée de sa couleur les terrifiques et lugubres déflagrations de l’artillerie allemande sur le Front en pleine Picardie, en 1915 (l’œuvre est localisée sous la signature avec le mot Somme qu’accompagne la date) [1].
- 1. André Devambez (1867-1944)
Couchez-vous !
Mine de plomb et aquarelle - 26 x 34 cm
Beauvais, Musée départemental de l’Oise
Photo : Musée départemental de l’Oise - Voir l´image dans sa page
Nous avons cru bon d’offrir cette œuvre en 1986 (ill. 1) au musée départemental de l’Oise à Beauvais (aujourd’hui expéditivement dénommé Mudo ; ah ! ce bête goût des abréviations que génère le dieu numérique…), un don effectué en vue de l’exposition réalisée par ce musée en 1988 pour faire connaître la magistrale donation d’œuvres d’André Devambez qui venait d’être consentie en 1986-1987 [2] par Valentine Bousquet (1907-2003), la très généreuse et perspicace fille du peintre [3]. Cette fascinante vue de guerre n’avait pu être reproduite hélas ! qu’en noir et blanc dans le catalogue publié alors par Michel Ménégoz à partir de son mémoire de maîtrise à l’Institut de l’histoire de l’art de Strasbourg sous la direction du professeur Albert Châtelet, travail universitaire soutenu en 1986 et resté malheureusement inédit [4]. Discrétion certes réparée dans le cas présent qui nous intéresse grâce à deux publications postérieures de 1994 et de 2009, qui auraient quelque peu mérité d’être mises à contribution [5].
- 2. André Devambez (1867-1944)
Un Schraprell
Eau-forte - 36,7 x 48,3 cm
Poitiers, Musée Sainte-Croix
Photo : Musée Sainte-Croix - Voir l´image dans sa page
Dans le catalogue de l’exposition vraiment pionnière de Beauvais, Michel Ménégoz, sans toutefois s’appesantir sur l’historique du Couchez-vous !, situait fort logiquement l’œuvre dans le cadre d’un album de Douze eaux-fortes relatif à la Grande Guerre et réalisé entre 1915 et 1917, soit les nos 121-129, 131-133 de cette exposition – l’aquarelle étant étudiée là au n° 130 et les gravures données à Beauvais figurant en plusieurs épreuves d’état et d’artiste. Ainsi le Couchez-vous ! se voyait-il mis directement en relation avec la gravure dudit album (ill. 2) intitulée finalement Un Schrapnell (n° 129), alors qu’elle portait initialement le titre Le Minenwerfer, lequel se devine en transparence sous la couche colorée du Couchez-vous ! comme l’avait bien observé Ménégoz en 1988 en déduisant à tort que l’aquarelle était un travail préparatoire à la gravure, ce qui est impossible pour des raisons pratiques [6]. Cela dit, on ne peut que relever la plaisante ironie de Devambez qui ponctue son aquarelle, en la dédicaçant à Henri Torre, d’un éloquent Couchez-vous ! avec le point d’exclamation qui s’impose en pareil cas [7].
Le fait est que Ménégoz, dans sa notice de l’exposition de 1988, relève sans plus de commentaire le nom du dédicataire, Henri Torre, pas davantage, reconnaissons-le, que nous-même à l’époque, jusqu’à ce que, tout dernièrement, nous prenions enfin conscience qu’il s’agissait rien moins que d’Henri Torre (1887-1971) [8], le premier conservateur et quasi fondateur du musée de l’Ordre et la Légion d’honneur inauguré en 1925 où il resta très longtemps en fonction, jusque dans les années 60 [9], soit une personnalité éminemment liée à la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur et, fait on ne peut plus significatif, en rapports suivis avec Devambez. Michel Ménégoz, décidément incontournable pour tout ce qui concerne Devambez car il dispose du précieux, ô combien méticuleux Journal de l’artiste [10], pouvait nous signaler ainsi tout récemment que Henri Torre rencontre Devambez pas moins de 65 fois entre 1926 et 1938 [11], notamment pour des commandes de tableaux, comme celle d’un évident intérêt historique autant que pictural, Le général Joffre remet des décorations sur le front en 1914, peint par Devambez vers 1926 et conservé au musée de la Légion d’honneur [12].
Ce qui explique suffisamment que l’artiste dédicace Couchez-vous ! à Henri Torre et le lui offre à une date que Ménégoz situe justement entre 1926 et 1931 [13], tant et si bien qu’on comprend aisément que ladite aquarelle ait pu se retrouver en 1972 dans une vente anonyme et certes mineure à Drouot où je l’achetai [14], vente effectivement de peu postérieure au décès de Torre en 1971. Autant de petites données qui auraient suffi, croyons-nous, à justifier l’inclusion de cet alerte et richement colorée Couchez-vous ! dans la grande et superbe exposition monographique de 2022 [15] où l’aquarelle en question aurait été quand même plus représentative et infiniment plus parlante que la simple gravure intitulée finalement Un Schrapnell, planche austère et très linéaire relevant de la série susmentionnée des Douze eaux-fortes [16].