Notre-Dame : interview de Francesco Bandarin

Francesco Bandarin était directeur du centre du patrimoine mondial de l’Unesco de 2000 à 2010 puis sous-directeur général pour la Culture de l’Unesco de 2010 à 2018. À ce titre, il est particulièrement qualifié pour nous dire ce qu’il pense de la restauration de Notre-Dame, de ce qu’il faudrait faire et ne pas faire, et du rôle que l’UNESCO pourrait tenir dans ce dossier. Nous l’avons interrogé à ce sujet.

Francesco Bandarin
Photo tirée d’une interview filmée
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Quelle est la place de Notre-Dame dans le classement des berges de la Seine patrimoine mondial de l’Unesco ?

Ce qui est inscrit, ce ne sont pas les monuments individuellement mais un ensemble urbain qui a un caractère monumental, historique et artistique de grande envergure. Notre-Dame est certainement le pivot de tout ce paysage urbain qui s’est construit en lien avec l’identité nationale et qui traduit la vision du patrimoine telle qu’elle existe au niveau international. C’est pour cela que, même avec toutes les flexibilités nécessaires pour la gestion d’un tel ensemble - par exemple pour la voirie - l’inscription sur la liste du patrimoine mondial entraine sa conservation en l’état où il se trouve au moment de l’inscription. On parle bien de Notre-Dame et de sa flèche. Il faut rétablir l’ordre qui a été détruit par l’incendie.

Que pensez-vous de l’argument disant que la flèche n’est pas d’origine, donc qu’elle n’a que peu d’importance ?

On sait bien que Notre-Dame n’a pas été bâtie dans une seule phase historique. Il y a eu la première étape de construction aux XIIe et au XIIIe siècles, à peu près pendant cent ans, puis une longue période d’ajustement et de construction d’éléments complémentaires. Le grand changement est venu seulement sept siècles après, avec Viollet-le-Duc. Il a trouvé un bâtiment qui était très abîmé, avec des problèmes structurels, et il l’a remis à neuf selon une vision très historiciste, pour créer une reconstitution de l’architecture du Moyen Âge. Bien sûr avec ses propres dessins, mais très inspiré de tout ce qu’il avait connu et étudié. Il est vrai que la cathédrale, pour une grande partie de ses décors, date du XIXe siècle. La flèche est nouvelle, mais c’est vrai aussi pour une partie de ses autres éléments : des arcs boutants ont été remplacés, beaucoup de vitraux, mais aussi presque toutes les sculptures, notamment sur la façade après les destructions de la Révolution. Donc la cathédrale est vraiment une stratification de constructions pendant sept siècles et Viollet-le-Duc, quoi qu’on pense, en est une partie essentielle. Il est évident qu’elle a été inscrite par l’Unesco également parce qu’elle représente un grand moment de l’histoire de la restauration. Viollet-le-Duc a fait de la cathédrale un modèle. Si l’Unesco avait pensé que c’était un faux elle ne l’aurait pas protégée. La pensée moderne du patrimoine intègre les reconstructions du XIXe dans la vision de l’histoire du monument. Quand elle devient un monument historique, son évolution se termine car on veut la conserver pour ce qu’elle est.

Il ne s’agit donc pas d’une lutte des anciens et des modernes ?

Les gens ont tendance à oublier que justement le concept de monument historique est moderne. Dans l’Antiquité et jusqu’à la Révolution française il n’y avait pas de monuments historiques. On ne peut pas dire que nous sommes des passéistes. Au contraire, nous sommes des modernistes, parce que nous préservons un concept de la modernité. Pour les ensembles urbains, la conception historique est encore plus récente, elle date du XXe siècle. Le précurseur fut Gustavo Giovannoni qui, dans la première moitié du XXe siècle, a théorisé le premier les villes historiques comme ensembles urbains à préserver, avec notamment son livre « L’Urbanisme face aux villes anciennes ». La Conférence d’Athènes 1931 a été le premier texte international sur le patrimoine international et on la doit à Giovannoni.Tout cela a été formalisé dans la seconde moitié du XXe siècle, après la guerre.

Pour vous, les objectifs de la restauration sont donc simples ?

Du point de vue de la conservation du patrimoine, il n’y a pas beaucoup de discussion à avoir. C’est un monument qui doit être remis dans son état d’avant l’incendie, comme d’ailleurs on le refait dans tous les cas similaires. Ce n’est pas le seul incendie qu’on a eu à traiter avec l’UNESCO, il y en a très fréquemment. La seule condition de l’UNESCO pour reconstruire un élément détruit, c’est ce que dit la charte de Venise : on ne doit pas être dans l’hypothèse, il faut des certitudes scientifiques. La profession évolue un peu sur un seul point, depuis la disparition des Bouddhas de Bâmiyân et les récentes destructions au Moyen Orient : on considère qu’il peut y avoir un intérêt à reconstruire, même sans certitudes scientifiques, notamment lorsqu’il y a une grande importance pour la population du monument détruit. Mais ce n’est évidemment pas le cas pour Notre-Dame, dont la structure est parfaitement connue.

Qu’avez-vous pensé de la réaction de la France ?

Ce qui m’a motivé pour écrire un article dans The Art Newspaper, c’est de voir qu’il n’y avait pas, de la part du gouvernement français d’approche internationale en rapport avec le patrimoine mondial. Or c’est une grande occasion pour la France de ne pas traiter cela seulement comme un objet d’intérêt national, mais d’en faire un exemple qui pourrait servir à d’autres pays pour améliorer leurs propres moyens de préservation et de préparation au risque. J’ai trouvé que la réaction de la France était trop refermée sur une vision nationale. Dès qu’il s’agit d’un patrimoine mondial, il est pourtant facile de choisir une approche internationale.

Que vous inspire le projet de loi du gouvernement ?

Si l’on veut faire un établissement public, une sorte d’agence en charge de Notre-Dame, pourquoi pas. Beaucoup de cathédrales - Saint-Pierre de Rome par exemple - sont gérées par des agences, et ça depuis le Moyen Âge ! On peut innover sur cette question, c’est le problème de l’État. Sur celle des dérogations en revanche, il y a beaucoup à dire. Tous les monuments sont restaurés selon les règles du code du patrimoine qui sont la conséquence de l’accumulation d’une expérience séculaire. Franchement je ne vois pas la raison pour laquelle il faudrait déroger d’un corpus juridique qui est l’expression de l’expérience de la France dans ce domaine.

On dit souvent que la France est l’un des pays les plus en pointe dans la législation des monuments historiques, qu’en pensez-vous ?

Le code français est un bon code, pour ce que j’en connais. Il donne un cadre d’action très clair. Si on enlève ça, que va-t-on faire ? On aboutit à une sorte de vide. Qu’est-ce qu’il y a à la place ? Ça c’est une vraie préoccupation. Je pense que ce n’est pas une très bonne idée. Le code du patrimoine n’empêche pas la restauration de Notre-Dame, au contraire, et il n’y a aucune justification à y déroger. Le Sénat a eu raison de supprimer l’article 9, il a mis exactement les doigts sur le point qui pose problème. Je ne sais pas quelle sera la conclusion, ni ce qu’en dira l’Unesco, mais c’est un véritable problème. Peut-être trouvera-t-on un compromis constructif, mais laisser un vide sur cette question, cela ne va pas tranquilliser les gens. J’espère qu’il y aura un débat intéressant lors du prochain comité du patrimoine mondial de l’Unesco (du 30 juin au 10 juillet, à Bakou) et qu’il soulignera l’importance de faire de la restauration de Notre-Dame un cas d’école.

Et que pensez-vous du concours sur la flèche ?

Quand j’ai vu ça, je me suis dit vraiment, on ne peut pas séparer les parties d’un monument. Quand on fait une restauration, on doit concevoir un projet intégral. On ne peut pas séparer la flèche du reste du monument. D’ailleurs, cela a créé une grande confusion : les architectes ont compris qu’il fallait refaire aussi le toit, ce qui est impossible, jamais le toit ne sera refait par un architecte avec les projets absurdes que l’on a vus. Pour ce qui est de la flèche, il faut penser que celle-ci joue aussi un rôle structurel, autant qu’un rôle artistique et stylistique. On peut faire un concours d’architecture, mais pour une restauration entière, et à l’identique ! La modernité, elle est dans les techniques, pas dans les formes. Je pense cela donnera une occasion d’introduire beaucoup de technologies et de techniques modernes.

Quelles sont les bonnes décisions à prendre pour restaurer Notre-Dame ?

Il faut d’abord la consolider, ce qui est en cours, et ensuite il faudrait mettre en place un comité scientifique international pour orienter la restauration et la reconstruction. Ça a été fait à Lascaux par exemple quand il y a eu la crise de sa conservation. Quand il y a un problème de ce type, on crée toujours un comité scientifique international, et d’ailleurs la France participe à tous ces comités. Voilà encore un cas où la France joue un rôle majeur. On a plusieurs comités internationaux actuellement, un pour l’Irak, un pour les sites cambodgiens de Angkor et Preah Vihar. À Venise l’UNESCO participe aux travaux du Comité interministériel pour la sauvegarde de la ville et de sa lagune.…. On en a eu un pour la tour de Pise quand il s’est agi de la sécuriser. C’est assez normal de mettre cela en place, pour deux raisons : pour bénéficier des compétences qui existent dans le monde, et pour faire bénéficier de l’expérience acquise à cette occasion au dehors du pays. La France a toutes les compétences, mais son ingénierie ne s’est pas beaucoup penchée sur la question des maçonneries. Ce n’est pas un pays sismique, et ce sont les pays sismiques qui ont développé cela. En France, on privilégie la pratique. Il y a une grande tradition du compagnonnage qui vient du Moyen Âge, et le système des architectes en chef des monuments historiques. Mais ni les uns ni les autres n’ont vraiment les outils d’ingénierie contemporaine nécessaires pour connaître bien l’état d’un monument, par exemple en faisant ce que fait Paolo Vannucci, qui est plutôt un modéliste. La France pourrait bien bénéficier des expériences d’autres pays dans le domaine de l’ingénierie structurelle des monuments historiques, thème sur lequel il y a même une charte de l’ICOMOS (Principes pour l’analyse, la conservation et la restauration des structures du patrimoine architectural, 2003). C’est l’Italie et la Grèce qui sont les plus en pointe dans ce domaine car ce sont des pays sismiques. Je pense que la France pourrait d’un côté exporter son expérience et aussi importer des connaissances provenant d’autres pays, avec des bénéfices très importants, surtout pour le futur. Je pense qu’on pourrait utiliser l’argent qui arrive et qui ne va pas être dépensé entièrement, pour faire de Notre-Dame un chantier pilote pour les autres cathédrales de France et qui sont dans un état désastreux. Je suis allé récemment à Beauvais par exemple, c’est terrible. Les autres cathédrales font face à des risques comparables et elles n’ont pas les ressources techniques disponibles. Si on crée une forte mobilisation d’ingénieurs, de spécialistes, jusqu’aux tailleurs de pierre à la fin il y aura les compétences pour aborder les problèmes des autres. Je pense qu’il y a des opportunités énormes pour faire d’autres choses ce qui correspond d’ailleurs à l’esprit de ce que fait l’UNESCO.

Comment l’Unesco peut-elle intervenir dans cette restauration ?

Le comité du patrimoine mondial, comme je l’ai dit, se penchera certainement à Bakou sur la question de Notre-Dame, mais à ce jour l’UNESCO n’a pas reçu le rapport que la France doit faire, comme c’est le cas dès qu’il y a une crise majeure sur un site du patrimoine mondial. Ce rapport contient l’état des lieux et les mesures qui ont été prises par l’État pour réagir à la crise. Il est sans doute trop tôt mais je pense qu’après la promulgation de la loi, dans le courant du mois de juin la France devra présenter ce rapport, et on pourra ouvrir la discussion sur cette base. Le comité discutera de cette affaire. Dans des cas similaires, comme je l’ai vu souvent, le comité pourra demander d’envoyer une mission technique. Il demandera d’être informé au fur et à mesure que les choses avancent et discutera pour savoir s’il convient de déclarer le site en péril, ce que je ne pense pas. L’UNESCO et l’ICOMOS ne se sont pas encore prononcés sur la restauration à l’identique. Mais du point de vue des principes qu’ils soutiennent depuis toujours, c’est la seule conclusion possible.

Si l’UNESCO dit cela et que la France décide de passer outre, que se passera-t-il ?


Je pense que la France a un grand intérêt à être alignée avec l’UNESCO, et réciproquement, donc je pense qu’ils vont trouver une formule. Il est vrai que l’histoire de la flèche a pris une résonance particulière, mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Ce sera vraiment la dernière chose dont il faudra s’occuper, et on ne va plus en parler pendant des années. Il est impossible de lancer un concours maintenant.

Que concluriez-vous ?

Je pense que l’idée de refaire le toit avec les techniques traditionnelles est possible, ce qui serait aussi une chose nouvelle car pour les deux cathédrales qui ont brûlé, Chartres au XIXe et Reims au XXe, la charpente n’a pas été refaite à l’identique. Cela prouverait que la modernité est capable d’intégrer l’expérience et les capacités techniques du Moyen Âge.

Propos recueillis par Didier Rykner (le 24 mai 2019).

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