Louis Licherie et la Chartreuse de Bourgfontaine (vers 1681-1687)

A l’occasion de l’apparition sur le commerce de l’art parisien [1] d’un tableau signé de Louis Licherie, un Portrait de Charles de Valois, nous proposons de nous pencher sur trois autres tableaux, également inédits, et associés comme ce portrait à une commande exécutée pour les chartreux de Bourgfontaine (Aisne actuelle) entre 1681 et 1687.
Selon Guillet de Saint-Georges, biographe de l’Académie entre 1682 et 1703, les chartreux de Bourgfontaine commandèrent à Claude II Audran (1639-1684, oncle de Claude III et frère du graveur Girard) et Antoine Bouzonnet-Stella (1637-1682, neveu de Jacques Stella) un cycle de douze tableaux et d’autant de cartouches en grisaille, à l’image du célèbre cycle sur la vie de saint Bruno peint par Le Sueur quarante ans plus tôt pour la Chartreuse de Vauvert-les-Paris (vers 1645/48, aujourd’hui au Louvre). Louis Licherie (1642-1687) se joignit rapidement à cette commande - les trois peintres venaient d’exécuter en collaboration une commande pour l’église de Saint-Germain l’Auxerrois à Paris. Après les morts prématurées d’Audran et de Stella, la majorité des tableaux (huit sur douze) revint à Licherie. Toujours selon Guillet de Saint-Georges, les chartreux de Bourgfontaine demandèrent à ce peintre d’exécuter les portraits des fondateurs et des bienfaiteurs de leur Chartreuse, ainsi qu’une vue « à vol d’oiseau » des bâtiments. « L’ouvrage fut si fort applaudi que le prieur de la chartreuse de Gaillon l’employa aussi à peindre leur couvent à vue d’oiseau, pour envoyer cet aspect à la Grande-Chartreuse, où toutes les maisons de l’ordre se trouvent ainsi représentées » [2].
Les quatre tableaux que nous publions ici sont ainsi les deux vues des couvents, le portrait de Charles de Valois, fondateur de la Chartreuse de Bourgfontaine, et le portrait d’Henri IV, qui en fut un bienfaiteur.

La chartreuse de Bourgfontaine

De la Chartreuse de Bourgfontaine ne restent aujourd’hui que des ruines. Fondée en 1323 par le comte Charles de Valois (1270-1325), sur l’un de ses domaines situé entre Villers-Cotterêts et la Ferté-Milon en pays de Valois, la construction de l’église, des bâtiments conventuels, du corps de logis et des communs fut achevée dès 1328 sous l’entremise du fils de Charles de Valois, le roi Philipe VI de France (1293-1350) [3]. La façade de l’église était ornée d’une peinture à fresque représentant les fondateurs Charles de Valois et Philippe VI offrant l’église à son dédicataire, Saint Louis de Toulouse.
La Vue perspective de la Chartreuse de Bourgfontaine par Licherie (ill. 1) restitue l’état de ces bâtiments en 1686. Un dessin conservé à la Bibliothèque Nationale offre une vue datée de 1780 du grand cloître [4], par le dessinateur Tavernier de Joncquières (actif au XVIIIème siècle), qui a produit plusieurs vues des bâtiments de l’Aisne et de l’Oise.
Signalons que l’église de la Chartreuse abrita le cœur de Philippe VI de Valois (le monument fut détruit en 1567 lors d’une révolte de Réformés). François Ier fit édifier un château à Villers-Cotterêts, non loin de Bourgfontaine, vers 1532-1540. Le domaine royal accueillit plusieurs chasses, au temps des Valois comme des Bourbons. En 1680, lors d’une chasse à courre de Louis XIV, la Reine visita le monastère, selon une lettre de la marquise de Sévigné [5].
La suppression des ordres réguliers en 1790 contraignit les chartreux à quitter le monastère, et les biens de la Chartreuse de Bourgfontaine furent vendus les 26 et 27 septembre 1792 [6]. Dès 1793, la Commission temporaire des Arts se préoccupe du sort des tableaux du Cycle de la vie de saint Bruno [7], mais le résultat des recherches s’avère malheureux : « 24 tableaux de la Chartreuse de Bourg-Fontaine, longtemps cherchés, enfin découverts pliés et couchés sur le sol d’un magasin, garantissant de l’humidité plusieurs tas de sacs de blé » [8].

Les vues perspectives


1. Louis Licherie (vers 1681-1687)
Vue de la Chartreuse de Bourgfontaine
Huile sur toile - 223 cm x 160 cm
Cartouche : "cartusia borboniensis prope
gallionem a carolo a borborino
cardinalefundata 1571
"
Ecu ovale : Vierge à l’enfant d’or sur fond d’azur.
Signé et daté : L. LICHERIE PIN. / 1687.
Saint-Pierre-de-Chartreuse, Musée de la Correrie
Photo : Musée de la Correrie
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2. Louis Licherie (vers 1681-1687)
Vue de la Chartreuse de Bourbon-lèz-Gaillon
Huile sur toile - 224 cm x 151 cm
Cartouche : "cartula [fontis] beata
maria a carolus valesio funda
"
Armoiries à 7 fleurs de lys d’or sur fond d’azur
Signé et daté à droite : L. LICHERIE PIN. / 1686.
Saint-Pierre-de-Chartreuse, Musée de la Correrie
Photo : Musée de la Correrie
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Louis-Joseph Jay, fondateur et premier conservateur du musée de Grenoble, mentionne ces deux paysages en l’an IX dans ses Notices des tableaux, statues, bustes et dessins du Musée de Grenoble : « ces deux tableaux ne peuvent que donner une haute idée des valeurs, par la manière dont il a traité ces sujets assez ingrats et par les belles figures dont ils sont ornés. Ils sont signés avec la date de 1686 et 1687 » [9]. L’historique de ces deux tableaux s’avère lacunaire, puisque Gilles Chomer ne les retrouve pas lorsqu’il procède au récolement du fonds du musée grenoblois (Inventaire des tableaux français avant 1800 du musée de Grenoble en 2000). Les deux toiles ont été redécouvertes en 2009 chez un particulier, et restituées à la Grande Chartreuse qui est aujourd’hui le musée Saint-Pierre de la Correrie, où elles ont été restaurées en 2011.
La « vue à vol d’oiseau » de la Chartreuse de Bourgfontaine (ill. 1) permet à Licherie de déployer ses talents de paysagiste : la description de la chartreuse, d’une précision topographique, rappelle la vue du couvent Saint-Lazare que Licherie avait représenté dans le Ravissement de saint Joseph [10]. Licherie agrémente la vue d’une scène de chasse à courre au premier plan, où il a également représenté les armoiries de la chartreuse, sept fleurs de lys d’or sur fond bleu, dans un écu, sur un piédestal en pierre.
La Vue de la Chartreuse de Bourbon-lèz-Gaillon (ill. 2) est construite de façon analogue : un cartouche au centre, au premier plan, indique le nom de la chartreuse et ses armes (un écu ovale avec une Vierge à l’enfant d’or sur fond d’azur) ; de part et d’autre, des chartreux et d’autres personnages s’affairent à leurs activités champêtres. Licherie prend ici un soin plus particulier encore à l’exécution du ciel, dont l’ombre d’un nuage assombrit le paysage. La justesse de la perspective, l’élégance du ciel tumultueux et la lumière particulièrement naturelle font de ce tableau une œuvre d’une exécution plus magistrale encore que la vue de Bourgfontaine.

Les Portraits de Charles de Valois et d’Henri IV


3. Louis Licherie (vers 1681-1687)
Portrait de Charles de Valois, 1686
Huile sur toile - 135 cm x 105 cm
Cartouche : "portrait / au naturel de
/ Charles de Valois / fils de Philippe /
le Hardy roy de / France qui fonda /
la chartreuse de / Bourfontaine en /
Valois au mois de / sptere lan 1325
"
Signé et daté : L. LICHERIE PIN.X 1686.
Vendu à l’hôtel Drouot le 18 juin 2014
Photo : Me Wapler
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4. Louis Licherie (vers 1681-1687)
Portrait d’Henri IV, 1687
Huile sur toile - 135 cm x 110 cm (dim. approximatives)
Signé : L. LICHERIE PIN.X 1687.
Localisation actuelle inconnue.
Photo : M. Michielin
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Le Portrait de Charles de Valois (ill. 3) nous a été signalé par Bénédicte Gady, que nous tenons vivement à remercier. Comme l’indique l’inscription sur le parchemin posé sur une table à droite du personnage, il représente « Charles de Valois, fils de Philippe le Hardy, roy de France », fondateur de la chartreuse de Bourgfontaine. S’il n’est pas explicitement décrit par Guillet de Saint-Georges, ce portrait idéal correspond bien aux « portraits des fondateurs et des bienfaiteurs de la chartreuse de Bourg-Fontaine » évoqués dans le Mémoire historique consacré à Licherie [11]. On retrouve, sur le drapé jaune en haut de la composition, l’écusson portant les armoiries de la chartreuse, également représenté, nous l’avons vu, sur la Vue de la chartreuse de Bourgfontaine.
Nous avons retrouvé la reproduction d’un Portrait d’Henri IV (ill. 4) parmi les archives conservées à la Documentation du Département des peintures du Louvre. Dans une lettre datée du 25 janvier 1986, le propriétaire de l’œuvre semble vouloir céder le tableau au Louvre (la correspondance est lacunaire) et fournit une photographie du tableau ainsi que la mention de la signature et de la date. Une réponse de Jacques Foucart, alors conservateur aux Peintures, indique qu’il est « surpris de cette attribution : Licherie n’est pas censé avoir fait de portraits, on ne lui connaît que des tableaux religieux dans le goût de Lebrun. » et l’affaire semble avoir été classée. La clé de l’attribution réside selon nous dans la signature, qui indique qu’il s’agit bien d’une œuvre autographe de Licherie, tout particulièrement à la lumière du portrait de Charles de Valois, signé et daté de la même façon. Les deux tableaux sont en outre de dimensions similaires, et si le portrait d’Henri IV, représenté en armure, est moins fastueux que celui du fondateur de la Chartreuse, il adopte toutefois une posture très proche de celle que Licherie a imaginé pour Charles de Valois. Car il s’agit bien d’Henri IV, dont le faciès très reconnaissable est sans doute inspiré des deux portraits du roi peints par Frans Pourbus le Jeune vers 1610 (Louvre), qui se trouvaient alors dans les collections de Louis XIV.

Aussi ces deux portraits, distinctement signés et datés par Louis Licherie, correspondent aux mentions de Guillet de Saint-Georges. Comment ont-ils pu échapper à la destruction du cycle ? Rappelons que les rapports de la Commission temporaire des arts ne mentionnent que vingt-quatre tableaux, qui correspondent sans doute aux douze scènes de la vie de saint Bruno et aux douze cartouches qui constituaient le décor du cloître de Bourgfontaine [12].
Les tableaux des fondateurs et des bienfaiteurs avaient-ils été enlevés avant la Révolution et entreposés dans quelque autre endroit ? Ont-ils au contraire été vendus les 26 et 27 septembre 1792, et ainsi dispersés, tandis que les tableaux du cloître, maintenus ensemble, peut-être dans un souci de sauvegarde, ont été tristement voués à servir de tapis d’humidité ?
Nous n’avons malheureusement pas pu obtenir davantage d’informations sur la provenance du portrait de Charles de Valois - l’étude garantissant la confidentialité du vendeur - qui aurait pu apporter quelques éclaircissements sur la question.
Si les tableaux que Licherie peignit pour illustrer les épisodes de la vie de saint Bruno semblent bien avoir été détruits à la Révolution, nous avons cependant pu rassembler un important corpus d’études préparatoires, à la suite d’Alain Mérot qui le premier proposait d’attribuer à Louis Licherie un ensemble de dessins représentant des moines chartreux longtemps donnés à Le Sueur [13], nous préparons actuellement une publication sur cette question.

Marijke Michielin

Notes

[1Vente le 18 juin 2014, Hôtel Drouot, Me Vincent Wapler, lot n°24

[2Dussieux et al., Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’École impériale des Beaux-Arts, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, t. II p. 68

[3Lucien Marchand, Essai historique sur la Chartreuse de Bourgfontaine ou la Fontaine Notre-Dame, ancienne Chartreuse du diocèse de Soissons, 1323-1792, Château-Thierry, Impr. M. Marchand, 1953, p. 10.

[4Vue du cloître de la Chartreuse de Bourgfontaine en 1780, signé et daté en bas à gauche : « Tavernier de La Jonquière 1780 » ; H. : 176 mm ; L. : 245 mm. ; plume et encre brune, aquarelle ; Paris, Bibliothèque Nationale, Réserve du Cabinet des Estampes, inv. VE-26 (J)

[5Marchand 1953, op. cit., p. 14.

[6Ibid., p. 27.

[7Louis Tutey, Procès-Verbaux de la commission temporaire des arts publiés et annotés par M. Louis Tuetey, bibliothécaire-archiviste adjoint au ministère de la guerre, tome 1, 1er septembre 1793 – 30 frimaire an III, Paris, Imprimerie Nationale, 1812, p. 404.

[8Ibid., p. 540.

[9Cité par Gilles Chomer, cf. Gilles Chomer, Peintures françaises avant 1815, la collection du musée de Grenoble, Paris, éd. RMN, 2000, p. 21 note 21.

[10Nantes, musée des Beaux-Arts, Inv. 653 ; voir Marianne Cojannot-Leblanc, A la recherche du rameau d’or : l’invention du Ravissement de saint Paul de Nicolas Poussin à Charles Le Brun, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 173, fig. 36, repr.

[11Dussieux 1854, op. cit., t. II, p. 68.

[12Ibid, t. I, p. 429

[13Alain Mérot, Eustache Le Sueur (1616-1655), Paris, Arthéna, 1987, pp. 428-429.

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