- Les fausses réserves du Louvre Lens (nous légendions alors :
« Les réserves d’un musée sans collection »).
Bientôt, à Lens, on aura aussi :
« des collections dans des réserves sans musée ». - Voir l´image dans sa page
Nous avouons avoir été surpris lorsque nous avons reçu jeudi dernier un communiqué du Louvre nous avertissant du choix de cinq architectes admis à concourir pour la création d’un centre de réserves à Liévin juste à côté du Louvre-Lens. Jean-Luc Martinez nous avait affirmé, le 26 novembre dernier, qu’à la suite du protocole d’accord signé le 2 octobre 2013 avec la région Nord-Pas-de-Calais, la faisabilité de cet équipement devait être étudiée. Alors que nous avions compris que cette étude devait d’abord déterminer si une telle implantation était faisable, il voulait dire, comme il nous l’a confirmé depuis, qu’il s’agissait surtout d’en étudier les modalités. Bref, les jeux étaient déjà faits depuis un an.
Il semble que, tout comme nous, ce n’est pas ainsi que les conservateurs du Louvre l’avaient compris. Ils pensaient être vraiment consultés sur l’opportunité ou non de créer des réserves à Lens, à 200 km du musée. Mis devant le fait accompli, et estimant qu’il s’agit d’une mauvaise solution, 40 conservateurs (soit une forte majorité) ont signé un long courrier rédigé par leurs collègues membres du Conseil d’administration, à destination de la ministre de la Culture, sous couvert de Jean-Luc Martinez. Cette procédure implique que des fonctionnaires peuvent écrire à une autorité supérieure mais doivent le faire par l’intermédiaire de la voie hiérarchique, même s’il s’agit d’un avis différent de celle-ci. Par exception, et si l’affaire leur paraît urgente, ils peuvent envoyer le courrier en copie directement au destinataire avec la mention « Copie transmise directement vu l’urgence ». C’est ce qui a été fait à cette occasion puisque la lettre a été adressée parallèlement à la ministre. Jean-Luc Martinez nous a indiqué l’avoir transmise même si, bien entendu, il n’en approuve pas le contenu. Le ministère de la Culture nous l’a confirmé et nous a dit que Fleur Pellerin y répondrait en « rappelant l’urgence et le bien fondé du projet, tout en accordant une grande attention aux remarques ».
Nous n’ignorons pas que la menace d’une crue de la Seine est bien réelle et que le Louvre (et les autres musées, qu’il ne faut pas oublier), ne disposeront que de 72 h pour y faire face. Comme Jean-Luc Martinez nous l’a rappelé, il faut 8600 m2 de réserves dont le Louvre ne dispose pas sur place.
Mais cela fait maintenant plus de dix ans que l’on a pris conscience du risque et que, pourtant, rien de concret n’a été fait. Jean-Luc Martinez hérite à cet égard d’une situation dont il ne peut pas être tenu pour responsable. Après bien des atermoiements, une « solution » à Cergy avait été choisie, finalement abandonnée par Aurélie Filippetti. Or – nous avions enquêté sur ce sujet, sans finalement rien publier car le projet avait déjà du plomb dans l’aile – ce grand centre de conservation, à cet endroit, était déjà une grossière erreur : trop coûteux, peu facilement accessible et, surtout, hypertrophié : il n’était plus question de faire de simples réserves, mais d’y ajouter un centre de restauration et des espaces d’exposition…
Bref, une décennie plus tard, la direction du Louvre et le ministère de la Culture ont été incapables de donner une réponse crédible à l’équation suivante : comment protéger les œuvres en réserve tout en les rendant accessibles aux chercheurs extérieurs et aux conservateurs du Louvre, et en ne les mettant pas en danger par des déplacements trop fréquents ? Jean-Luc Martinez est très sensible à cette question de l’accessibilité des œuvres et il a sans doute raison lorsqu’il affirme qu’actuellement la situation est très mauvaise, les réserves étant dispersées entre plusieurs localisations et, pour certaines d’entre elles, inaccessibles aux chercheurs. Mais depuis quand solutionne-t-on une organisation temporaire défectueuse par une autre pérenne qui ne l’est pas moins. Rappelons tout de même qu’aucun musée au monde ne conserve ses réserves à 200 km, ce qui entraînera des déplacements continuels d’œuvres puisque Jean-Luc Martinez nous a confirmé que ce seront bien toutes les collections du Louvre conservées en réserve (à l’exception bien sûr des dessins) qui seront envoyées à Lens, soit pas moins de 250 000 œuvres ! Ainsi, en dehors de petites réserves tampons dont on ne connaît pas encore les modalités, toute modification de l’accrochage impliquera que les œuvres décrochées du musée retourneront à Lens pour être remplacées par d’autres en provenance de ces réserves. À cette objection il rétorque – faisant sienne la réponse spécieuse d’Henri Loyrette – que « Lens, c’est nous », sous-entendant ainsi qu’il n’y aura pas vraiment de transport puisque les œuvres quitteront le Louvre pour rejoindre le Louvre !
La question des chercheurs étrangers ou provinciaux qui seront obligés de se rendre à Lens, est également balayée d’un revers de la main puisque « Il n’y aura que deux lieux : les salles permanentes et le centre de conservation. Pour le chercheur ce sera une amélioration ». Une amélioration peut-être, en partie, par rapport à l’existant, mais certainement pas à long terme en pérennisant un partage en deux du Louvre entre Paris et Lens.
Ce projet de réserves à Liévin est discutable au moins sur deux autres points. D’abord, qu’a-t-on besoin une nouvelle fois de lancer un concours international incluant des stars comme Richard Rogers [1] ? Il ne s’agit que de créer un bâtiment technique qui ne nécessite pas un de ces grands gestes architecturaux comme on les affectionne, forcément beaucoup plus coûteux et dont on sait que les devis initiaux ont une tendance systématique à déraper fortement ?
Par ailleurs, faire participer la région Nord-Pas-de-Calais au financement nous semble une grave erreur. On préférera sourire devant la répartition : le Louvre mettra 51% des 60 millions nécessaires, et la région 49%, comme s’il s’agissait de la création d’une filiale sur laquelle on voudrait garder la majorité ! Mais il ne faut pas s’y tromper : si le Louvre pourrait un jour se passer de Lens, il ne le pourra pas de ces réserves qu’il aura payées à moitié. En s’associant ainsi avec Daniel Percheron dont on sait qu’il n’aime rien tant que la culture spectacle, le Louvre se livre pieds et poings liés. Nul ne peut penser que le président du Conseil régional (ou son successeur) se contentera de payer la moitié d’un bâtiment technique. Lorsque l’on sait que son plus grand rêve est de faire venir la Joconde à Lens, comment peut-on penser une seconde qu’il se satisfera de payer et de laisser faire ? C’est en réalité à une véritable OPA sur le Louvre que nous assistons.
Jean-Luc Martinez ne partage pas notre avis, bien sûr. Mais la question de la pérennité de Lens est bien présente. Il projette en effet cette antenne du Louvre sur le long terme : « que signifie le musée de Lens dans dix ans, dans vingt ans, dans cinquante ans ? En y installant les réserves, l’État fait un pas de plus pour pérenniser cet ensemble. » La participation de la région a donc pour objectif de sécuriser l’avenir du Louvre-Lens (ce qui, à bien réfléchir, n’est pas très loin de ce que nous écrivons). Jean-Luc Martinez estime d’ailleurs préférable de gérer deux entités plutôt que trois, ce qui renforce pour lui l’intérêt de ne pas installer les réserves sur un autre site.
On voit ainsi les conséquences délétères de la création du Louvre-Lens. Ce qui était au départ une décision politique (décentraliser le Louvre) entraîne désormais une véritable coupure du musée parisien entre deux sites distants de deux cents kilomètres.
Le Louvre-Lens étant une réalité dont il faut bien sûr tenir compte, redisons ici que le seul avenir vertueux pour cet établissement serait de devenir un vrai musée, conservant de vraies collections, qui pourraient être constituées par exemple de dépôts du Louvre dans des musées de province jamais exposés (comme Aix-en-Provence ou Saint-Étienne qui conservent dans les réserves de véritables chefs-d’œuvre appartenant au musée parisien qui ne sont jamais montrés) et de collections qui ne seront jamais montrées ailleurs comme les sculptures de Pierre Julien entreposées dans les combles du Panthéon (nous pourrions prendre des dizaines d’exemples d’œuvres majeures complètement abandonnées un peu partout en France).
Il serait alors plus que temps que le Louvre réfléchisse enfin sérieusement à ses réserves en se donnant les moyens de le faire. Quant au coût, il serait peut-être également judicieux que le Louvre se pose la question des priorités : s’il est essentiel d’aménager rapidement des réserves à l’abri de la crue, cela aurait pu être préféré pour l’instant à une réorganisation de l’accueil du public, utile certes, mais non indispensable. Les 50 millions prévus pour ce dernier chantier auraient ainsi pu être ajoutés aux 30 millions planifiés pour les réserves, soit 80 millions dont on ne nous fera pas croire qu’ils ne suffiraient pas à aménager de vraies réserves dans un lieu pratique d’accès. Cette situation est aussi le résultat d’un abandon d’une vraie politique culturelle de l’État. Est-il normal que ce soit au Louvre, et seulement au Louvre de financer des réserves à l’abri de la crue, surtout au moment où ses dotations sont réduites chaque année ? Et que va-t-il se passer pour les autres musées maintenant que le centre de Cergy (qui n’était pas, comme on l’a vu, une bonne solution) est abandonné ? Tout cela souffre cruellement d’un manque de vision et d’anticipation qui n’est finalement qu’un signal de plus de la déliquescence du ministère de la Culture. Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions. Encore faut-il se donner les moyens de les trouver.