De bons tableaux anciens, il peut s’en trouver partout, même en dehors des musées (regrettons au passage que certains ferment comme le musée de l’Assistance publique [1] ou bien, tel le musée Marmottan [2], souffrent d’une certaine sous-exposition), sans parler bien sûr de tout ce qu’offrent à voir les églises, même si ce n’est pas, après tout, leur rôle premier. Et que ne pas dire du commerce et des salles de vente. Puisque la peinture du Siècle d’or hollandais est ou vient d’être mise à l’honneur ces temps-ci (suggestive exposition Kremer à la Pinacothèque de Paris, nécessaire et somptueuse présentation du fonds de peintures de la Fondation Custodia alias Lugt), profitons-en pour attirer l’attention sur une remarquable et imposante peinture de régents d’hospice ou d’orphelinat (?) à l’Académie nationale de médecine de Paris (ill. 1). Nul à vrai dire n’en soupçonnait la présence ; à notre connaissance, elle n’a jamais été publiée. Qui plus est, elle était longtemps restée anonyme, ce qui ne pouvait guère contribuer à sa promotion. Un opportun décrochage (elle était exposée à une grande hauteur dans un escalier) permit, il y a quelques années, d’y trouver la signature d’Isaac Palingh (Leyde, 1637- La Haye, 1728) [3].
- 1. Isaac Palingh (1637-1728)
Assemblée de régents d’un hospice ou d’une corporation ?
Huile sur toile – 176 x 344 cm
Paris, Académie nationale de médecine
Photo : Académie nationale de médecine - Voir l´image dans sa page
Une aubaine pour le patrimoine français, car de tels portraits collectifs, gloire de l’Ecole hollandaise, de Frans Hals à Van der Helst, de Jan de Bray ou de Ferdinand Bol à Rembrandt, ne se voient pratiquement que dans les collections publiques des Pays-Bas, notamment à Haarlem et à Amsterdam (n’omettons pas cependant ceux, un peu moins connus, qui relèvent de l’Ecole flamande et qu’on peut découvrir dans les musées de Belgique [4]). C’est le genre d’œuvres qui avaient toute raison, vu leur sujet et leur destination – hospices, hôtels de ville, confréries militaires, corporations de métiers, etc. – de rester sur place. Et d’être peu attractives pour le commerce, compte tenu du sérieux souvent ostentatoire de telles représentations et de la disposition forcément pesante et insistante sinon monotone de ces accumulations de portraits. Et ce, quand bien même, avec les changements des modes et des styles (de la fin de la Renaissance à l’avènement du baroque !), les poses, l’interrelation des figures, les visages ont pu gagner au fil des années en diversité et en souplesse. En France même, on ne trouverait guère à citer dans ce registre – écartons évidemment les portraits d’échevins, le genre du portrait collectif n’étant certes pas l’apanage des Ecoles du Nord – que la grande, disons même encombrante Garde civique de Saint-Adrien (de Haarlem ?) par Cornelis Engelsz., de 1612, au musée de Strasbourg [5], démonstration, il faut bien l’admettre, plus sociologique que picturalement exaltante. Ce même musée possédait pourtant un chef-d’œuvre de portrait de corporation avec les Orfèvres d’Amsterdam de Thomas de Keyser, de 1627, mais, par une vraie malchance, le tableau en question disparut à jamais (sauf en photo !) dans un incendie accidentel en 1947 [6]. Quant au petit Van der Helst du Louvre, Les chefs du corps des archers de la garde civique d’Amsterdam (confrérie de Saint-Sébastien), de 1653 [7], il ne peut que faire modestement écho au grand et opulent tableau analogue du Rijksmuseum d’Amsterdam. Les autres pays ne sont pas mieux lotis : lorsque qu’on aura cité de Ferdinand Bol, à Munich, Les Régents de la corporation des tonneliers et des marchands de vin d’Amsterdam, de 1659, et ceux de la même corporation, de 1657, par Gerbrand Van den Eeckhout, à la National Gallery de Londres, les deux Compagnies de fusiliers d’Amsterdam de Dirck Jacobsz., de 1532 et 1563, à Saint-Pétersbourg, enfin les superbes Orfèvres de Keyser, de 1627, à Toledo, si comparables à ceux déjà cité de Strasbourg, on aura au moins provisoirement noté l’essentiel [8].
- 2. Isaac Palingh (1637-1728)
Assemblée de régents d’un hospice ou d’une corporation ?,
détail de la main gantée du personnage assis en avant, vers la droite
Paris, Académie nationale de médecine
Photo : Académie nationale de médecine - Voir l´image dans sa page
Pour en revenir à Palingh, l’assemblée – ou assemblage ! – dépeinte par cet artiste de grande rareté a toutes les vertus de la formule proprement imparable et comme inusable du portrait de régents (ou régentes) qui réussit à joindre unité et diversité, varie et différencie les poses pour mieux individualiser les visages, et joue d’une subtile dynamique pour faire se répondre en rimes mains, taches blanches des cols, port des têtes et direction des regards (aucun visage n’est à la même hauteur). On remarquera le rôle que joue ici le motif de la figure placée en avant et adossée à un fauteuil, qui creuse l’espace, comme on l’observe si souvent dans de tels portraits collectifs, ainsi dans les Régents de l’hospice des enfants pauvres de Jan de Bray, de 1663, à Haarlem, sans parler de l’exemple-clé de Frans Hals, Les régents de l’hospice Sainte-Elisabeth à Haarlem, de 1641, dans le même musée ; invoquons encore à cet égard les Régents de la maison de correction d’Amsterdam de Carel Dujardin, en 1669, au Rijksmuseum d’Amsterdam. Non moins typique est la figure de quelque serviteur, placée tout à gauche, en retrait pour respecter la hiérarchie vis-à-vis de la digne assemblée, ce qui se voit dans presque chaque tableau de ce genre. Quant à l’échappée sur un espace d’arbres et de jardin qui ménage une opportune diversité dans le fond plutôt sombre et uniforme du tableau, c’est l’un de ces habiles et inévitables artifices qui marquent fréquemment les grands portraits collectifs, comme si les groupes siégeaient sur une terrasse ouverte. Un morceau de choix, de grande élégance et de belle évidence visuelle, est le détail de la main gantée tenant un autre gant (ill. 2), qui distingue la figure assise au premier plan [9]. Pour une fois, mais ce n’est tout de même pas exceptionnel dans de tels portraits de groupes, nos héros sont sans chapeau (voir un autre exemple chez Jan de Bray : son tableau de 1675, à Amsterdam), mais arborent en revanche d’amples chevelures qui annoncent l’usage des perruques, ce qui justifie d’ailleurs dans de plus tardifs portraits collectifs, notamment ceux du XVIIIe siècle [10], l’abandon du port du chapeau (on ne peux exclure ici même que certains participants, le deuxième régent par exemple en partant de la gauche, portent déjà une perruque). Concluons sur la datation de l’œuvre : la mode des costumes, notamment dans la forme des cols à rigides rabats blancs, nous situe à la fin des années 1660 sinon dans la décennie suivante.
- 3. Isaac Palingh (1637-1728)
Assemblée de régents d’un hospice ou d’une corporation ?,
détail des fragments d’écorce de quinquina posés sur la table
Paris, Académie nationale de médecine
Photo : Académie nationale de médecine - Voir l´image dans sa page
Reste la précision essentielle qui fait hélas ! défaut, à savoir l’origine de cette peinture qui nous renseignerait du coup sur la nature de la réunion voire l’identité des personnages. On peut envisager qu’il s’agit, comme dans tant de représentations de ce type, de bourgeois aisés qui régissent un hospice charitable, à moins qu’il ne faille songer à quelque corporation de marchands ou de fabricants. Une recherche d’archives en Hollande livrerait-elle la solution ? L’œuvre pourrait provenir de Leyde : Palingh y fut longtemps actif (sa présence dans la guilde des peintres de l’endroit est documentée pour 1664 ; il en devient même le doyen en 1675 et à nouveau en 1680), avant de passer à La Haye où il est mentionné en 1682, non sans s’établir ensuite en Angleterre jusqu’en 1703 pour revenir définitivement à La Haye où il décède en 1728 [11]. Si le tableau émanait de l’Académie de Saint-Luc à Leyde, – on peut penser que cela se serait su. En tout cas, dans les fiches de Bredius et de Hofstede de Groot conservées au R.K.D. [12], nulle mention n’est faite d’une telle œuvre de Palingh, et il n’y a rien à tirer des catalogues de ventes anciennes, relativement à cet artiste [13]. A l’Académie nationale de médecine en tout cas, le tableau passait pour représenter, dans une interprétation typiquement XIXe siècle, des « savants hollandais dissertant sur la découverte du quinquina » – voir le détail (ill. 3) de deux fragments d’écorce de cet arbuste exotique qui a pu justifier un tel titre [14]. C’est ainsi qu’était désignée cette peinture (sans nom d’auteur) dans le seul inventaire des œuvres d’art conservées à l’Académie, rédigé en 1905, probablement par le bibliothécaire d’alors, Alexis Dureau [15]. Le tableau aura-il été offert comme bon nombre de tableaux et sculptures de la collection par quelque docteur membre de ladite académie ? Sans doute le dépouillement des bulletins de l’Académie devrait-il pouvoir préciser la date d’entrée du tableau, compte tenu du fait qu’elle fut fondée en 1820, et sa bibliothèque, vraiment opérationnelle à partir de 1846.
- 4. Isaac Palingh (1637-1728)
La diseuse de bonne aventure, 1677
Huile sur bois – 78 x 68 cm
Genève, collection particulière
Photo : D.R. - Voir l´image dans sa page
- 5. Isaac Palingh (1637-1728)
Concert sur une terrasse avec un couple
Huile sur bois – 85 x 67 cm
Localisation actuelle inconnue
Photo : D.R. - Voir l´image dans sa page
La découverte d’un tel tableau, un unicum jusqu’à plus ample informé, constitue un enrichissement appréciable dans la connaissance de ce bel artiste peu ou mal représenté dans les musées (citons au moins une paire de sages portraits d’un couple, de 1702-1703, à Leyde). On le confinerait un peu vite dans une simple activité, banale tout de même, de portraitiste, comme il appert de sa période anglaise marquée par la manière mondaine de Kneller. Formé sinon influencé par le Leydois Abraham van den Tempel, Palingh sait pratiquer aussi une peinture souple et colorée, avenante, agréable, qui caractérise à merveille une réussite de la peinture de genre fine et mondaine comme l’est sa Diseuse de bonne aventure (ill. 4), signée et datée de 1677 [16], qui appartint à l’illustre collectionneur Tronchin à la fin du XVIIIe siècle, soit un tableau à situer flatteusement entre Mieris père, Karel de Moor et surtout Jacob van Loo. On y retrouve toute l’élégance des drapés et des poses qui marque si bien le grand portrait collectif de l’Académie nationale de médecine, comme l’heureux usage d’un clair-obscur velouté. Pour la petite histoire, signalons que la signature du peintre fut chaque fois tardivement redécouverte : en 1974 pour la Diseuse de bonne aventure, en 1990 pour nos Régents de l’Académie de médecine, à croire que, parfois, l’habitude ou la commodité l’emportent sur la vérification d’un nom trop peu connu… Et l’on pourra désormais accroître assez aisément l’œuvre de ce doué Palingh, à preuve par exemple la convaincante réattribution, en 1994, d’un Concert sur une terrasse passé en vente en 1955 sous le nom d’Ochtervelt que David Mandrella a reproduit à bon escient dans sa récente monographie de Jacob van Loo parmi les œuvres rejetées de ce dernier (le Concert en question (ill. 5) [17] avait un temps porté une attribution à Jacob van Loo qui pouvait s’expliquer, eu égard justement à sa capiteuse qualité picturale).
La belle surprise de ce Palingh pas si académique (au sens péjoratif du mot !) donne l’occasion d’attirer l’attention sur la riche collection de peintures (au moins 85) et de sculptures (près de 140) abritée dans les murs de l’Académie nationale de médecine et restée trop méconnue [18]. La bibliothèque de cette institution prend soin de cet ensemble répertorié désormais dans un précis et précieux fichier informatique, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’un catalogue imprimé serait encore plus commode et plus stable d’accès. En attendant, signalons déjà en sus du rarissime et inattendu Palingh, seul ou presque de son genre en France, des peintures d’histoire fort estimables d’Aparicio, Mélingue, Fichel, Ch.-L. Muller, Lhermitte – un vrai triomphe du XIXe siècle à deux pas du musée d’Orsay –, sans compter une suite impressionnante et typique de portraits de diverses personnalités médicales (l’exercice devait plaire à la profession !), dus entre autres à Scheffer, Delaroche, Bonnat, Callande de Champmartin, Giraud, Boulanger, Guérin, Gervex, Gigoux, Gérôme, Domergue – mais oui ! et pour célébrer le fameux docteur Pozzi –, plus une pathétique scène d’hôpital du fameux Vuillard : gloire au docteur Vaquez en action à Saint-Antoine dans toute une symphonie de blancs, de gris et de bruns. Décidément, la connaissance et la protection afférente du patrimoine public sont des tâches proprement inépuisables et exaltantes.