Alors que le ministère de la Culture, victime de baisse d’effectifs et rendu impuissant, ou presque, par une passion décentralisatrice, est de moins en moins actif pour remplir son rôle de protection, il fallait s’attaquer désormais à ceux qui constituent souvent le seul rempart contre les vandales. Les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, comme aujourd’hui, ou de droite, comme hier, se sont donc efforcés, en l’espace de seulement sept ans, de limiter au maximum l’accès aux tribunaux des défenseurs du patrimoine. Un décret tout récent du 1er octobre 2013 [1] vient couronner cette évolution qu’il est utile de retracer ici.
Des associations sans droits
Ce mouvement a débuté avec un amendement, « suggéré par l’Association des maires de France [2] », introduit en avril 2006 dans la future loi portant engagement national pour le logement. Il dispose qu’une association ne peut contester un projet de démolition ou de construction que « si le dépôt des statuts de l’association en préfecture est intervenu antérieurement à l’affichage en mairie » des permis concernés [3]. Le but de cet amendement était « de limiter les recours des associations de pure circonstance qui tentent de négocier des désistements lourdement monnayées ou des associations de riverains, plus motivés par des considérations d’intérêt purement privé [4] ». Les débats apportent d’autres éclaircissements. On évoque ainsi le cas d’une « association [venant] indubitablement de rançonner – le terme n’est pas trop fort – un promoteur [5] ». Dans le même registre, les associations sont décrites par deux sénateurs - se sont-ils passés le mot ? - comme exerçant des « manœuvres spéculatives [6] », expression jusqu’alors plutôt appliquée aux promoteurs immobiliers.
Pourtant, les chiffres avancés n’étaient pas particulièrement inquiétants : ainsi, dans le contentieux de l’urbanisme, « de 15% à 20% des affaires se concluent par un désistement, ce qui peut démontrer l’existence, dont aucun de nous ne doute, de nombreux recours abusifs dont l’abandon est ensuite monnayé auprès des promoteurs [7] ». Il y a fort à parier, d’ailleurs, que les chiffres des autres contentieux sont comparables.
Ce texte, dont l’objectif est louable, s’applique cependant à toutes les associations constituées récemment et pas aux seules associations exerçant un chantage. Un sénateur considérait d’ailleurs avec raison qu’il est, de ce point de vue, « extraordinairement difficile de distinguer les associations entre elles », qu’« il f[allait] trouver des solutions pour parvenir à faire, autant que possible, la différence » et que le texte « risqu[ait] d’être perçu comme liberticide [8] ». On ne voit pas, en effet, quelle raison légitime pourrait empêcher d’agir une association locale de défense du patrimoine nouvellement constituée pour parer à un péril qui n’existait pas précédemment et qu’elle ne pouvait donc pas connaître [9] !
Le sénateur auteur de l’amendement, confus de l’ambigüité du texte qu’il relayait déclara : « Je vais bien évidemment retirer cet amendement, car j’ai conscience que, dans sa rédaction actuelle, il ne répond pas à la question posée [10] ». Il sera cependant « repris » en séance par l’un de ses collègues [11] et présenté comme une solution provisoire : « la disposition pourra ensuite être supprimée si le groupe de travail trouve des solutions adéquates [12] ». Parmi les pistes évoquées se trouvait l’idée de considérer comme « nulles d’ordre public » les transactions financières entre une association et un promoteur ou de leur appliquer la théorie de « l’abus de droit [13] ». Ces mesures étaient évidemment les seules qui s’imposaient si l’objectif avait été réellement d’éviter le chantage… Mais ce n’était qu’un prétexte ou le signe d’une irresponsabilité confondante car, comme cela fut souligné en séance : « il faut bien reconnaître qu’il y a en France des sites qui doivent leur préservation à des associations [14] ». C’est peu de le dire.
Cet amendement, adopté avec la loi du 13 juillet 2006 (actuel article L. 600-1-1 du Code de l’urbanisme [15]), fit l’objet d’une question prioritaire de constitutionalité. Une association lui reprochait de ne pas permettre un recours juridictionnel effectif, de porter atteinte à la liberté d’association et au principe d’égalité devant la justice. Le texte fut cependant jugé conforme à la Constitution au motif que « seules les associations dont les statuts sont déposés après l’affichage en mairie [du permis] sont privées de la possibilité d’exercer un recours » et que cette « restriction est limitée aux décisions individuelles relatives à l’occupation des sols ». Ainsi, le texte était conforme à la Constitution car ne remettant pas en cause le droit d’agir en justice de toutes les associations, mais le cas de celles dédiées à la contestation des autorisations d’urbanisme, pourtant objet de la question, était laissé de côté ! La décision comportait aussi ce motif important : le texte « ne porte aucune atteinte au droit au recours [des] membres » des associations [16], qui peuvent toujours agir individuellement. C’est d’ailleurs un argument similaire, celui de la liberté d’agir des autres défenseurs du patrimoine, qui avait conduit à l’adoption du texte devant le Sénat : « La commission [des affaires économiques] constate que le présent amendement ne remet nullement en question le droit d’agir des riverains non plus que celui des associations existantes. [17] »
Les recours des particuliers limités
Nicolas Sarkozy battu, le nouveau gouvernement de François Hollande enfila immédiatement ses bottes en amplifiant même sa politique en matière de réduction de l’accès aux tribunaux. La ministre de l’égalité des territoires et du logement, Cécile Duflot, demandait, en effet, le 11 février 2013, un rapport à un groupe de travail dans le but de « faciliter la réalisation de projets permettant la production de logements [18] », groupe de travail composé de 8 membres parmi lesquels ne se trouvaient aucun représentant du minitère de la Culture ou des associations de protection du patrimoine [19]. Ce rapport, remis le 25 avril 2013, est directement à l’origine de deux dispositions récentes : l’une émanant d’une ordonnance estivale du 18 juillet 2013, l’autre d’un décret du 1er octobre 2013.
Le rapport est sans ambiguité s’agissant du but poursuivi et de ses sources d’inspiration : « Le libéralisme qui, indubitablement, caractérise l’appréciation, par le juge administratif, de l’intérêt [permettant de] demander l’annulation […] d’une autorisation d’urbanisme [permis de construire et de démolir notamment], a fait l’objet, dans les auditions auxquelles a procédé le groupe de travail, de nombreux commentaires critiques, de la part des constructeurs essentiellement, sans du reste, dans l’immense majorité des cas, que soit précisément identifiée telle décision particulière qui justifierait ces alarmes. Le groupe en a pris acte et a estimé possible de travailler pour répondre à cette préoccupation […] [20] ».
Or, parmi les 22 personnes auditionnées, au nombre desquelles figuraient de nombreux promoteurs et un dirigeant de l’Association des maires de France, on ne trouve aucun représentant d’association de défense du patrimoine urbain - pourtant concerné au premier chef - et un seul représentant d’association de protection de l’environnement [21]. Et bien que le rapporteur reconnaisse explicitement qu’aucune des critiques venant des promoteurs n’ait pu être étayée, on va pourtant s’empresser de museler les défenseurs du patrimoine.
L’idée est, cette fois, de restreindre l’accès aux tribunaux des personnes physiques, dont le caractère étendu fondait pourtant, on s’en souvient, le vote et la constitutionnalité de la réduction de celui des associations ! Pour ce faire, le texte, s’inspirant de certaines jurisprudences, dispose qu’une personne ne peut contester un projet de démolition ou de construction que si « les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ». Le rapport précise que le texte sera reçu « par les juridictions comme un signal les invitant à retenir une approche un peu plus [sic] restrictive de l’intérêt pour agir [22] ». Il sera, dans ce nouveau cadre, bien difficile pour un particulier soucieux du patrimoine de contester une opération immobilière située dans son quartier ou à quelques immeubles du sien. S’agit-il, en effet, d’une atteinte « directe » à la « jouissance » du bien qu’il possède ? Rien n’est moins sûr.
Le rapport d’avril 2013 proposait, en outre, de faciliter la régularisation des permis de démolir ou de construire en cours d’instance [23], dispositions s’appliquant « aux vices de fond, de forme et de procédure [24] », souvent bien utiles aux défenseurs du patrimoine.
Ces propositions du rapport ont été reprises textuellement le 18 juillet 2013 par ordonnance (actuels articles L. 600-1-2 [25], L. 600-5 [26] et L 600-5-1 [27] du Code de l’urbanisme) et n’ont donc été soumises qu’en théorie au Parlement [28]. Un véritable débat public était pourtant nécesssaire afin de s’assurer que le texte avait pour seule conséquence « d’accélérer le règlement des litiges dans le domaine de l’urbanisme et de prévenir les contestations dialtoires ou abusives [29] ». Il est très surprenant de constater que la physionomie de nos villes et de nos paysages se joue parmi un cénacle d’experts – qui font la loi – sans qu’aucun repésentant de la cause du patrimoine ne soit même admis au débat. Est-ce bien démocratique ?
Le rapport d’avril 2013 contenait aussi, cependant, de véritables réponses au problème du chantage aux procès, qui seront reprises par l’ordonnance du 18 juillet 2013 (actuels articles L. 600-7 [30] et L. 600-8 [31] du Code de l’urbanisme). Devient ainsi obligatoire l’enregistement auprès de l’administration fiscales d’une « transaction par laquelle une personne […] s’engage à se désister [d’un contentieux immobilier] en contrepartie du versement d’une somme d’argent », l’absence d’enregistrement rendant ce contrat nul. L’exercice d’un chantage devient ainsi bien délicat, d’autant que le rapport permet à sa victime de « demander, par un mémoire distinct, au juge administratif saisi du recours de condamner l’auteur de celui-ci à lui allouer des dommages et intérêts [32] », disposition qui peut être cependant intimidante pour d’authentiques défenseurs du patrimoine [33].
La solution recherchée en 2006 pour distinguer les associations désintéressées de celles qui ont été dévoyées a, par conséquent, été trouvée et l’interdiction d’agir pour l’ensemble des association déclarées après l’affichage d’un permis n’a plus d’objet. Cette disposition, devenue manifestement incohérente, est pourtant toujours en vigueur…
Un seul degré de juridiction
Dernière proposition du rapport d’avril 2013 - à double tranchant puisque pouvant pénaliser les amis du patrimoine comme les promoteurs immobiliers -, certaines opérations immobilières importantes seraient soumises directement aux Cours administratives d’appel, ne bénéficiant ainsi que d’un degré de juridiction. Le rapport affirme en effet, vision statistique un peu curieuse de la justice, que les décisions de première instance sont très généralement confirmées en appel [34]. Autant finalement supprimer un degré de juridiction ! Le rapporteur admet cependant hésiter sur ce point, « les affaires d’urbanisme [faisant] une large place à des questions d’appréciation pour lesquelles le double degré de juridiction […] constitue une garantie qui profite, quoi qu’elles en pensent, à l’ensemble des parties au litige […] ; il a aussi des vertus de décantation que l’on n’aurait garde de négliger […] car le contrôle de cassation […] ne peut se substituer, eu égard à l’office très particulier qui est le sien, à un deuxième regard sur l’affaire. [35] » La cassation (au demeurant fort coûteuse) est, en effet, distincte de l’appel puisqu’elle ne s’occupe que du droit, les faits - essentiels en matière patrimoniale - étant définitivement appréciés par le juge du fond.
C’est ce point du rapport que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault vient de reprendre dans son décret du 1er octobre 2013 en l’étendant cependant à l’ensemble des litiges d’urbanisme et en confiant l’unique degré de juridiction, non pas aux Cours administratives d’appel, mais aux simples Tribunaux administratifs (actuel article R. 811-1-1 du Code de justice administrative [36]). Cette mesure s’applique pendant 5 ans aux communes « marquées par un déséquilibre entre l’offre et la demande de logements [37] » dont une liste est fournie (les principales villes patrimoniales françaises sont concernées) [38]. Qu’un simple décret puisse supprimer un droit aussi fondamental que l’appel est malheureusement possible, la Constitution de 1958 donnant une définition trop restrictive de la loi (compétente dans le seul domaine de la procédure pénale [39]).
Sous prétexte de remédier à un problème réel mais marginal, celui du chantage aux procès - que deux article du Code de l’urbanisme ont finalement résolu [40] - on a sournoisement, et sans même passer par le parlement, réduit drastiquement les droits des défenseurs du patrimoine. Qu’une ministre « écologiste », en principe éprise de démocratie directe et du monde associatif, soit aujourd’hui le fer de lance de cette réforme - nuisible à la nature comme au patrimoine - n’est pas le moindre des paradoxes.
Une association de défense locale du patrimoine ne peut plus se constituer pour attaquer un projet, tandis que les particuliers voient leur recevabilité à agir également limitée. Restent les anciennes associations nationales ou régionales de protection du patrimoine [41], dotées de peu de moyens, et qui ne disposeront plus de la possibilité de faire appel.
À quoi bon préparer, comme le fait le ministère de la Culture une nouvelle loi patrimoine [42], aux intentions louables mais un peu déconnectées des réalités et qui risque d’être dangereusement amendée par le parlement, lorsque l’on musèle par tous les moyens les citoyens qui s’acharnent, avec souvent peu de moyens, à faire respecter le droit ? Une véritable réforme s’impose [43].