- 1. Image extraite d’un clip promotionnel d’Etihad
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Le traité de 2007 sur la création du Louvre Abu Dhabi prévoyait que l’émirat verse 400 millions d’euros au Louvre au titre de l’utilisation du nom Louvre pour désigner le nouveau musée. Le versement devait se faire en cinq fois : 150 millions à la signature (ils ont été payés en avril 2007), puis 62,5 millions à l’ouverture, et encore 62,5 millions tous les trois ans. Ces paiements étant indexés sur un indice d’inflation, le deuxième, qui se montait à 75 millions après actualisation, a été payé fin 2017. Il reste donc (au taux de 2017) trois fois 75 millions à recevoir. Sur ce plan donc, le contrat est respecté.
En revanche, l’autre partie pécuniaire du traité entre la France et les Émirats arabes unis, qui résulte de l’article 14, est restée lettre morte. Nous avions déjà évoqué ce point dans notre longue enquête consacrée au bilan de Jean-Luc Martinez au Louvre, publiée au début de l’année. Nous avons depuis appris que la situation n’a pas évolué et que cet accord d’État à État n’est toujours pas respecté par les émiriens, sans que le Louvre ne réagisse. La Cour des Comptes rendra d’ailleurs bientôt un rapport au Parlement sur l’utilisation des marques culturelles où cette question sera largement traitée. Quant au Sénat, qui avait mené en 2017 une enquête rendant un satisfecit public à l’agence France-Muséum, il a envoyé une note confidentielle aux autorités politiques en mettant en garde contre les risques de non respect de l’accord sur la marque du Louvre.
Rappelons ce que contient cet article 14 : « Toute autre exploitation du nom du Musée du Louvre [que pour la dénomination du musée], de sa marque, de son image et/ou de la dénomination du Musée ou toute apposition de l’un de ces éléments sur un quelconque produit ou service fait l’objet d’une autorisation expresse et préalable du Musée du Louvre sous forme de convention conclue au cas par cas et prévoyant notamment l’intéressement au bénéfice de l’Établissement public du Musée du Louvre ». Cet intéressement ne peut être inférieur à 8% du chiffre d’affaire, le Louvre pouvant demander plus et éventuellement refuser l’exploitation.
Or, non seulement aucune convention n’a été signée par le Louvre pour les contrats publicitaires et marketing en cours utilisant le nom du Louvre, ni pour les produits dérivés, mais l’établissement public n’a reçu aucun argent à ce titre. Et pour cause : il n’a jamais été saisi par les émiriens des utilisations qu’ils font largement du nom du Louvre à titre commercial, en infraction totale avec le traité.
La démonstration de ce que nous affirmons nous est donnée par la réponse que nous avons reçue à nos questions très détaillées, envoyées à la fois au Louvre, au Louvre Abu Dhabi et à l’agence France-Muséums (cette réponse engage les trois entités) : « L’article 14 de l’accord intergouvernemental de 2007 est scrupuleusement appliqué depuis 10 ans. Les discussions entre les équipes du Louvre et du Louvre Abu Dhabi en charge des thématiques liées à la marque se tenaient déjà régulièrement avant l’ouverture du musée du Louvre Abu Dhabi. Elles se sont renforcées depuis son ouverture avec des relations nourries, régulières et constructives afin de promouvoir le développement de la marque Louvre dans le respect de son identité, de ses valeurs et de son image. Aujourd’hui, les principaux revenus de la licence de marque sont générés par la boutique du Louvre Abu Dhabi, opérée par la Rmn-Grand Palais et un partenaire local qui en ont remporté l’appel d’offres. »
Au moins cette réponse, malgré son caractère alambiqué, a-t-elle le mérite de la clarté. Nous voulions connaître « le nombre de conventions signées en application du traité et donc d’autorisations délivrées par le Louvre », la réponse est donc zéro. Nous demandions quel était : « le profil des demandeurs : entreprises émiriennes, ou d’autres continents, secteurs les plus intéressés », la réponse est donc qu’il n’y a pas de demandeurs. Nous demandions sur quel « type de services, de partenariats ou de produits [...] la marque du Louvre [était] la plus sollicitée », la marque du Louvre n’est donc pas sollicitée. Nous demandions aussi ce qu’étaient : « les taux de redevance perçus pour chaque convention », il n’y a donc eu aucune redevance perçue, à l’exception des ventes de la boutique dont nous ne saurons pas combien elle rapporte. Nous demandions enfin à connaître : « les sommes perçues par le Louvre pour ces exploitations par année depuis la signature du traité et depuis début 2018 », il s’agit donc au mieux des sommes perçues sur la boutique du musée (dont nous ne connaîtrons pas le montant).
Des contrats publicitaires et marketing ont pourtant déjà été conclus par les émiriens. Comme nous l’avons déjà souligné, en octobre 2017 le Louvre Abu Dhabi a signé un contrat exclusif avec la compagnie d’aviation Etihad (ill. 1). À l’époque, le Louvre nous avait déjà répondu que l’article 14 était scrupuleusement respecté. On voit bien que cela est faux puisqu’il n’y a eu aucune convention signée entre le Louvre et Abu Dhabi pour l’utilisation de la marque Louvre par Etihad, et qu’il n’y a donc eu aucun reversement au Louvre à ce titre [1] ».
Le contrat avec Ethiad prévoit un nombre d’actions considérable (voir le site de la compagnie) : « Etihad travaillera en étroite collaboration avec le Louvre Abu Dhabi dans les domaines du partenariat de marque, du marketing, des médias sociaux, des relations publiques et médiatiques, des événements et des expositions, des échanges culturels, du soutien au fret, de la programmation en vol et du soutien du secteur du voyage [2]. »
Voici un exemple de ce que donne ce contrat avec Ethiad : une « pyjama party » au Louvre Abu Dhabi. Pas sûr que ces « pyjama party » soient conformes à la réputation du Louvre et au prestige de son nom... Le contrat avec Ethiad n’est pas le seul bien sûr. On peut citer aussi, l’importante campagne de publicité organisée le long de l’autoroute qui mène de Dubaï à Abu Dhabi, en partenariat avec plusieurs radios locales (voir ici). Cette opération correspond parfaitement aux termes de l’article 14, puisqu’il s’agit bien d’exploiter le nom du Musée du Louvre, sa marque et son image, notamment à travers les œuvres envoyées par le musée à Abu Dhabi (on voit La Belle Ferronnière sur le panneau publicitaire, par exemple) et pourtant aucune convention n’a été signée, aucun accord n’a été donné, et le Louvre n’a rien reçu en paiement de la part d’Abu Dhabi. Et ceci bien que le traité reconnaissait au Louvre le pouvoir de « mettre en demeure » les Émirats arabes unis en cas d’utilisation non conforme du nom du Louvre, la sanction pouvant aller jusqu’à la rupture des accords… On s’interroge également sur la responsabilité de Manuel Rabaté, proposé par Jean-Luc Martinez pour être directeur du Louvre Abu Dhabi et qui, en tant qu’ancien directeur de l’agence France muséums, est parfaitement au courant des dispositions du traité.
- 2. Campagne publicitaire pour le Louvre Abu Dhabi
dans le métro londonien (janvier 2018) - Voir l´image dans sa page
- 3. Image extraite du clip du rappeur Alkpote
Traquenard devant le Louvre Abu Dhabi - Voir l´image dans sa page
Nous pouvons encore citer deux cas d’utilisation du nom et de l’image du Louvre relevant de l’article 14, qui n’ont fait eux aussi l’objet d’aucun accord ni d’aucun versement ; il y en a probablement bien davantage dont nous n’avons pas connaissance.
Voici une photo (ill. 2) prise dans le métro londonien en janvier 2018 vantant le Louvre Abu Dhabi. Il est évident qu’il y a eu dans beaucoup de pays des campagnes du même genre, qui ont donné lieu à de gros contrats publicitaires sur lesquels le Louvre n’a rien eu à dire et ne touche rien.
Et voici un clip du rappeur français Alkpote. On y voit à plusieurs reprises le Louvre Abu Dhabi (ill. 3) ainsi que d’autres sites de l’émirat, où il a donc dû demander l’autorisation de tourner. Entre des paroles délicates faisant allusion en termes choisis à diverses pratiques sexuelles, on peut y entendre également :
« Un nouveau traquenard
Un nouveau trac noir
L’argent du Qatar
Planqué dans l’calbar
J’écrase les cafards
Comme Conan le barbare »
Après l’épisode du Qatar rayé d’une carte exposée au Louvre Abu Dhabi (voir l’article) et en ces temps de diplomatie difficile pour la France qui veut maintenir de bonnes relations à la fois avec les Émirats arabes unis et avec le Qatar, nul doute que cela va venir apaiser les tensions...
Pourquoi Jean-Luc Martinez et le Louvre laissent-ils ainsi échapper une manne considérable qui leur serait bien utile à l’heure où l’État se désengage encore davantage du financement des musées ? En 2018, la subvention de l’État a encore diminué de 900 000 €, soit 90% du montant que demande le musée pour sa souscription annuelle « Tous mécènes » qui a pour objectif la restauration de l’Arc de Triomphe du Carrousel. Si l’on ne peut que soutenir cette opération, notamment en raison de l’état critique du monument, un tel appel aux dons des particuliers est doublement discutable. Est-il normal de demander au public de restaurer ce qui devrait être entretenu par l’État ? Et ceci d’autant plus que le Louvre est incapable de faire respecter un traité qui pourrait lui rapporter beaucoup d’argent ?
Il est peu probable, quoi qu’il en soit, que cette question soit abordée par le président Macron dans sa prochaine rencontre avec Mohamed Ibn Zayed, le prince héritier des Émirats arabes unis (elle devait avoir lieu aujourd’hui mardi 16 octobre mais a été reportée). Car la non application de cet article 14 et les tensions que, selon nos sources, cela engendre avec Abu Dhabi, n’ont pas été signalées par Jean-Luc Martinez à Matignon ni à l’Élysée ou au ministère de la Culture. Il n’y a pas de raison n’est-ce pas ? Comme le dit le musée, « L’article 14 de l’accord intergouvernemental de 2007 est scrupuleusement appliqué depuis 10 ans »… Espérons que Franck Riester, nouveau ministre de la culture, se penchera avec attention sur ce dossier brûlant.