S’agissant du débat patrimonial, un observateur inattentif pourrait croire que la situation française reste médiocre : à part quelques opérations parisiennes surmédiatisées, c’est depuis 2004 le marasme consécutif à l’effondrement des crédits du ministère de la culture qui domine le paysage. Les questions d’intendance, de survie même pour les entreprises et les architectes, relèguent comme accessoires sinon ringardes les seules questions qui pourtant valent d’être posées à savoir : les justifications théoriques préalables à toute opération de restauration.
En France, après une OPA inamicale initiale, car comment qualifier autrement la monopolisation du débat par l’Etat au XIX° siècle [1] , aussi bien d’ailleurs sur les monuments historiques que sur les musées, seules les associations et quelques intellectuels étourdis prennent encore parfois fait et cause contre ce qu’ils considèrent comme des interventions aussi déplacées qu’excessivement voyantes [2]. Les belles traductions de Ruskin par Proust [3], ou les coups de gueule de Rodin contre la brutalité des restaurations des cathédrales avant la guerre de quatorze [4] n’ont pas entamé l’unanimité doctrinale officielle.
A l’arrogance institutionnelle, il s’agirait d’opposer ce que le regretté Daniel Arasse a appelé une « déontologie minimum » : pour être nécessairement anachronique (elle cherche à corriger le plus dommageable du passage du temps), la restauration mérite d’être ramenée à ce qu’elle est, c’est-à-dire un « mal nécessaire » [5].
Cette opposition caricaturale décrit-elle toute la réalité française ? Une mise en perspective, dans le temps et dans l’espace, ne permettrait-elle pas d’éclairer nos pratiques ? C’est le détour américain qui est ici proposé.
Des pratiques qui, partout, évoluent peu
L’historien hollandais Wim Denslagen a très bien montré comment le modèle ontologique du XIX° siècle, d’origine française, le monument-type cher à Viollet-le-Duc, avait gardé jusqu’à aujourd’hui et dans toute l’Europe la préférence des institutions [6]. Ce modèle cadre à merveille avec le principe d’autorité hérité de la pensée médiévale, et il dispense l’administration d’être confronté directement avec la vie, les gens, le passage du temps, etc. : c’est la logique propre au monument qui décide, ses restaurateurs contempteurs n’ayant qu’à mettre au jour ce qui existe déjà. Dans ce monde platonicien, la « restauration du vaisseau de Thésée », paradoxe fondateur de notre métier sur lequel se sont acharnés les logiciens de l’antiquité (à partir de quelle quantité de matière remplacée l’œuvre d’art disparaît-elle ?) est rejeté comme sophisme inutile : la matière n’y compte pour rien [7].
En France la situation s’aggrave d’un goût persistant des « élites » pour le rationalisme : Descartes est aujourd’hui pour nos institutions ce qu’Aristote était pour l’université médiévale. C’est du moins ce que propose le diplomate Charles Cogan, mon premier exemple américain, qui cherche à comprendre pourquoi le pragmatisme anglo-saxon, sensé partir des problèmes pour balayer toutes les solutions avant de décider d’agir, s’épuise contre la « citadelle » française. Il propose que notre « réalité », qui « doit » coller à l’idée a priori que nous avons du monde (ou des choses), n’est pas la même que la sienne. « Fondée en raison », elle n’est ni malléable, ni négociable [8] . Ce qui ne cadre hélas que trop bien avec l’autoritarisme relevé précédemment.
Tout autre est l’approche qui conduit aux règles internationales : elles sont construites à partir d’un modèle juridique, qu’on pourrait appeler conséquentiel, en ce sens qu’il s’attache à prévenir les conséquences des interventions. Dans notre domaine, on suit sa mise au point dans l’espace européen depuis le milieu du XIX° siècle, de Ruskin à Brandi, en passant par Boito et Dvoràk. Il n’est certainement pas indifférent que leurs textes, dérangeant nos rationalistes (ces textes sont à l’origine de règles qu’on ne respecte pas) soient si mal et si tard traduits, quand ils le sont : l’italien Boito (1893) n’a été traduit qu’en 2000 [9] ; l’autrichien Riegl (1903), en 1984 [10] ; Dvoràk, successeur de Riegl à la tête de l’institution patrimoniale, auteur d’un remarquable Katechismus (1916), n’est pas traduit [11] ; l’italien Brandi (1963), l’a été en 2000 [12] .
Pour une contre histoire de la restauration
Sommes-nous pour autant restés complètement en marge de ce courant conséquentiel ? Une histoire de la restauration qui prenne en compte cette question manque. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe que des histoires officielles, quasi apologétiques du modèle ontologique [13]. D’abord du fait de la constitution du service évoquée ci-dessus. Ensuite parce que le pragmatisme, par définition, s’attaque aux petites choses. Si le travail est bien fait, il n’est pas visible, donc, du point de vue de l’historien, destiné à disparaître. On peut donner un exemple spectaculaire de cet oubli : le travail de l’architecte Félix Duban à l’aile François Ier du château Blois en 1847-1848, une des toutes premières restaurations telles que nous comprenons aujourd’hui le mot. Duban, d’une certaine manière, y invente, à partir de ses convictions romantiques, des principes originaux de restauration, en même temps que Mérimée et Viollet-le-Duc, mais sensiblement différents. Les travaux érudits qui ont accompagné la dernière restauration ont montré que ce travail avait disparu du monument ! D’abord, avant sa mort, phagocyté par les idées triomphantes de Viollet-le-Duc (il restaure l’aile Louis XII en 1865 suivant les principes de l’unité de style, démolissant par exemple le pignon de la Salle des Etats pour le faire ressembler aux dessins de Du Cerceau). Ensuite, sur l’édifice même, sous les coups de « l’élève préféré de Viollet-le-Duc » : au tournant du siècle, Anatole de Baudot, sous prétexte de sécurité, a systématiquement remplacé (et modifié dans le sens de l’unité de style) ce qui avait été religieusement conservé par son prédécesseur [14] !
Cette histoire fait écho à celle de Viollet-le-Duc, qui succède à Debret à Saint-Denis en démolissant la tour nord de la basilique, supposée dangereuse. Mettre en forme une contre histoire de la restauration donnerait sûrement une toute autre profondeur à la vie des monuments, aujourd’hui contée sur le seul mode dramatique de « ruine » puis « résurrection » (discours sacerdotal qui plait aux institutions), alors que les monuments célèbres font l’objet de campagnes continues de travaux.
Preuve que tout n’est pas simple : on note la présence de l’architecte en chef des monuments historiques Jean Sonnier [15] parmi les rédacteurs de la Charte de Venise en 1963 [16]. Les références à la Charte sont d’ailleurs monnaie courante dans les décisions de la commission supérieure dès son adoption en 1964. Malheureusement, le poids de la tradition rationaliste (viollet-le-ducienne et moderniste) d’un côté, la méconnaissance de l’arrière plan théorique (en particulier le texte de Brandi, traduit rappelons-le 36 ans plus tard) de l’autre affaiblissent considérablement les discussions, qui tournent souvent aux arguties byzantines. D’autant que la position officielle française reste, véritable oxymore, de « ne pas avoir de doctrine » [17] ! Ce qui lui permet, pour s’en tenir à deux exemples anciens, aussi bien de justifier « l’achèvement » de la façade orientale du Louvre (type même du faux historique qui a nécessité la destruction de vestiges authentiques, ceux du Louvre de Le Vau) ou le « démontage » de l’arc de Gaillon dans la cour de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (destruction destinée à permettre la restitution in situ, évidemment impossible, du château du cardinal d’Amboise). De la même façon que les ajouts modernistes à la mode à partir des années quatre-vingt sont plébiscités par référence abusive à la Charte.
Un réel intérêt pour les textes internationaux est donc resté marginal, sauf dans les discours officiels [18] qui doivent se prévaloir du respect des règles. Au moins jusqu’en 1985, date de réforme en profondeur de l’administration des monuments historiques [19] , concomitante à la ratification de la Convention de Grenade (à la différence de la Charte de Venise, ce document juridique serait opposable à la France [20] ). Sont alors très strictement réorganisées les études et les travaux, suivant la seule manière que connaisse l’administration française : un raffinement de procédures ou de contenants (nombre de pages ou destinataires) plutôt qu’un texte court sur les contenus [21] . Il n’empêche, cette avancée significative a ouvert le monde clos des monuments historiques vers d’autres horizons et une indispensable pluridisciplinarité : les archéologues, historiens de l’art et scientifiques pouvant alors être associés aux études.
A cette réserve près que le service des monuments historiques reste un « service constructeur », au sens où l’était le service des Bâtiments civils ou celui des édifices diocésains du XIX° siècle. D’où deux conséquences pratiques très importantes : l’urgence et la « visibilité ». La première résulte à la fois de l’annualité du budget de l’Etat et de la rigueur des temps (l’argent est rare et cher : il est hors de question que celui affecté ne soit pas dépensé, et tout de suite). La seconde, du poids financier important des études, de leur durée et de leur côté éminemment virtuelle : dans ce contexte, à quoi servent des relevés archéologiques d’élévations ou des études climatologiques destinées à vérifier les difficultés éventuelles de telle ou telle modification ? Le colloque réuni sur ce thème à l’IFROA en 2002 a montré l’écart vertigineux qui subsiste entre les attendus théoriques de la réforme et la permanence des pratiques officielles [22].
Ces difficultés institutionnelles incontestablement très grandes, sont heureusement mises à mal de deux manières. D’abord par l’arrivée de nouvelles générations (les conservateurs de l’Institut national du Patrimoine, les restaurateurs de l’Institut français des œuvres d’art ou de la MST) formées à l’approche théorique de Brandi et aux règles austères de la conservation préventive. Ensuite par l’ouverture européenne : plusieurs chantiers de grands décors ont suscité l’intérêt d’ateliers italiens, aussi bien en peinture qu’en sculpture. J’ai raconté ailleurs comment en 1997, sur le chantier de la restauration de la façade des Loges de Duban, conduit par un atelier italien sous le contrôle de l’Institut Central de Restauration de Rome, la confrontation de cultures a priori irréductibles (Chateaubriand versus Brandi) avait été difficile, puis éminemment productive [23] . Je retrouve quelque chose du métissage exemplaire qui en a résulté au Louvre (voûte de la galerie d’Apollon) et à Versailles (voûte de la galerie des Glaces) [24].
Il est donc certainement abusif de réduire le champs patrimonial à ce qui est médiatisé : l’auto satisfaction dithyrambique des institutions d’un côté, les critiques systématiques qu’elles provoquent de l’autre, cachent l’une et l’autre l’émergence de quelque chose. De ténu encore, mais qui résulte à la fois d’une tradition longue (la restauration considérée comme un mal nécessaire), de choix théoriques ouverts à la discussion (puisque non doctrinaires) et, last but not least, de l’appui des instances internationales.
Exemples américains
Peut-on trouver ailleurs que dans notre pré carré des exemples susceptibles de conforter cette hypothèse de l’émergence ou de la continuité de quelque chose ? Deux publications américaines me semblent exemplaires de ce point de vue : la première sur l’histoire de la restauration des sculptures antiques (Getty, 2001 [25] ) ; la seconde, modestement intitulée « Approches pour la conservation », sur la restauration des panneaux italiens de l’université de Yale (2002 [26] ).
Elles ont en commun une attention extrême à la constitution matérielle des œuvres, marbres antiques pour les premières, panneaux de bois peints à la Renaissance pour les secondes. Egalement, à la question récurrente de passage du temps, à ses conséquences sur les œuvres. Pour terminer, sont clairement posées les questions éthique de la restauration : que restaure-t-on, quel âge a ce qu’on restaure, quelles sont les conséquences de chacun des gestes du restaurateur ? Cette question d’autant plus sensible pour les panneaux italiens qu’ils ont été victimes d’une précédente et drastique intervention conduite dans les années cinquante.
De la première publication, qui est bien quoiqu’en dise son titre une étude sur la restauration des marbres antiques, je retiendrai l’exemplarité de la méthode. Elle illustre magnifiquement le concept fondateur de Brandi : « la restauration est le moment méthodologique de reconnaissance de l’œuvre d’art ». Il suffit pour s’en convaincre de comparer les croquis qui dissèquent les parties constitutives des sculptures, donc leur âge relatif, avec les analyses de Haskell [27] L’antiquité qu’il nous sert est désincarnée parce qu’hors du temps. Reconnaître les accidents de l’histoire, les restaurations successives lui rend une vitalité extraordinaire. Non bien sûr pour dérestaurer (quelques exemples ici présentés, d’autres qu’on a en tête, montrent qu’on transforme alors irrémédiablement une œuvre d’art en ruine), mais simplement pour rendre sensible un passage du temps d’autant plus émouvant qu’il est long.
De la seconde, la prudence. Que le grand historien Charles Seymour soit à l’origine des choix malheureux des années cinquante ne pouvait peut être que rendre modestes ses successeurs. Mais plus remarquable là encore est l’étendue des études initiales, la connaissance qui en résulte des œuvres elles-mêmes, et la retenue quant aux choix d’interventions.
Dans le contexte désargenté et déréglementé (la situation aujourd’hui), l’absence de cadre théorique accepté, qui est une spécificité française, est le terreau de toutes les dérives, de tous les abus. Donc de tous les dangers pour les monuments : leur âge en fait la richesse, mais aussi l’excessive vulnérabilité. Tout milite pourtant dans le sens de la prudence : la fragilité de l’objet sur lequel on travaille, la difficulté du décodage des traces du passage du temps et l’irréversibilité de nos propres interventions.
Il n’est dans ce contexte certainement pas inutile de relire le grand humaniste américain Edward Saïd (mon dernier exemple américain). Ses propos sur la littérature sont comme un écho aux principes mesurés d’intervention sur les monuments et les œuvres d’art dont j’ai cherché à montrer l’émergence :
Une véritable lecture philologique est une lecture active ; elle exige qu’on pénètre à l’intérieur […] des mots et qu’on dévoile ce qui pourrait y être caché, incomplet, masqué ou déformé, quelque soit le texte qui nous occupe. Selon cette approche du langage, les mots ne sont pas des indicateurs passifs ou de modestes signifiants qui symbolisent une réalité supérieure. Ils font partie au contraire de la réalité elle-même [28].
C’est le manque d’attention à la réalité des monuments, œuvres d’art et non « choses d’art » [29], qui est leur plus mortel ennemi. Leur originalité, leur poids d’histoire sont irréductibles à la lecture rapide, univoque et réductrice. Si on y prend suffisamment garde, leur potentialité initiale reste toujours active, donc dérangeante. Aux institutions toujours pressées de trouver une utilité pratique et immédiate, opposons l’austère postulat initial de Brandi déjà cité : « la restauration est le moment méthodologique de reconnaissance de l’œuvre d’art ». Restaurer ne sert à rien, sauf à donner ou retrouver du sens.
Et, fort d’une pratique qui n’est pas unique sinon encore reconnue, je fais le pari que ce gisement dormant de débats et de réflexions est à même d’intéresser tout le monde. Partager une connaissance en train de se constituer, débattre de partis de restauration dans les limites acceptées des conventions internationales : comment l’homme de la rue qui y est associé pourrait-il regretter le temps d’une pratique ontologique de la restauration ?
Blois, Chambord,
5 juin 2006