- Le Musée du Louvre
Photo : Benh Lieu Song (CC BY-SA 4.0) - Voir l´image dans sa page
Alors que les entreprises privées s’organisent comme elles le peuvent pour assurer une continuité du travail, en multipliant notamment lorsque cela est possible le télétravail, grâce, il faut le reconnaître, à des mesures très volontaires du gouvernement (prêts garantis par l’État, chômage partiel, indemnisation pour gardes d’enfant, fonds de solidarité, reports de charges, etc.), quelle est la règle pour les employeurs et agents publics ? La réponse est donnée sur le portail de la fonction publique : « Depuis le lundi 16 mars – à la double condition que les activités puissent être travaillées et que les agents ne soient pas concernés par un plan de continuité de l’activité (PCA) – le télétravail constitue la modalité d’organisation du travail de droit commun. L’agent utilise le matériel attribué par son employeur, ou le cas échéant son matériel personnel. » Appliquées à un musée, ces consignes sont claires : il y a d’un côté les agents en charge du plan de continuité de l’activité (à l’exception de ceux présentant une pathologie à risque face au virus) qui consiste essentiellement à assurer toutes les fonctions liées à la sécurité du bâtiment et des œuvres, et de l’autre les autres agents, ceux-ci devant si cela est possible télétravailler.
Les agents du musée du Louvre ont été divisés en quatre catégories : la première inclut les personnes placées en arrêt maladie, la deuxième celles en autorisation spéciale d’absence « du fait qu’elles ont la charge d’une ou de plusieurs personnes inactives à leur domicile de confinement (enfant de moins de 16 ans ou enfant handicapé, parent, autre…) », la troisième les membres de la « cellule de crise », et les personnes travaillant pour le PCA, ce qui inclut les chefs de département, et la quatrième, catégorie qui sont tous ceux « placés en autorisation spéciale d’absence ».
Les deux premières catégories sont en arrêt de travail, ce qui est normal. La troisième travaille, ce qui est normal aussi. On compte parmi eux le personnel de surveillance mobilisé pour assurer la sécurité du musée, la poursuite de certaines activités qui ne peuvent être interrompues comme les payes, mais aussi quelques personnes de la communication et une partie de celles en charge du web et des réseaux sociaux. Reste la quatrième, c’est-à-dire tous les autres, y compris le personnel scientifique (conservateurs, documentalistes...). Qui, tous sans exception « voient leur activité suspendue ». Et cette suspension n’est pas relative : il leur est formellement interdit de travailler.
Un ordre qui vient d’en haut
Ce sont deux mails, l’un daté du 1er avril envoyé par l’administrateur général Maxence Langlois-Berthelot, et l’autre du 6 avril signé de Jean-Luc Martinez, président-directeur du Louvre, qui précisent ces règles ahurissantes.
L’administrateur général est très clair : « Tous les autres agents des départements [1], y compris les adjoints aux chefs de département, sont en autorisation spéciale d’absence et voient leur activité suspendue : il ne doit pas leur être demandé (par quiconque de l’ensemble de la hiérarchie) de poursuivre leur activité. » Mais l’administrateur est grand seigneur : « Toutefois ils peuvent se tenir informés de la situation du musée en consultant leur messagerie à échéance régulière (recommandé une à deux fois par semaine), sauf s’ils ont déposé un congé et que celui-ci a été validé. » Il ajoute : « Si ces personnes souhaitent, à titre individuel, poursuivre certaines de leurs tâches dans le respect des règles de confinement, c’est une démarche purement personnelle qui ne fait l’objet d’aucune sollicitation du musée du Louvre. Cela n’aura donc pas d’incidence administrative car ces personnes demeureront en autorisation spéciale d’absence et leur activité opérationnelle considérée comme suspendue. Elles ne doivent pas solliciter d’autres agents dont l’activité est elle aussi suspendue, et si toutefois ces personnes sollicitées leur répondaient, le fait de répondre ne serait pas pris en compte par le musée comme une reprise d’activité opérationnelle pour ces agents. »
Dans son mail, Jean-Luc Martinez confirme ces consignes : « Afin de clarifier ce que cela signifie, je précise que seuls les agents qui font partie du plan de continuité de l’activité doivent travailler selon les modalités qui ont été définies avec leur encadrement. » Et il enfonce le clou pour ceux qui souhaiteraient télétravailler : « Tous les autres agents, en autorisation d’absence exceptionnelle, ne sont pas supposés exercer une activité, y compris ceux qui ont un matériel de télétravail. ».
Pour quelles raisons ce télétravail est-il non seulement impossible, mais même interdit ? Le président-directeur du Louvre apporte la réponse : « Il est en effet impossible et pas souhaitable pour le moment d’organiser le télétravail pour l’ensemble des équipes et des missions : les personnels en autorisation d’absence pour s’occuper de leurs enfants ou pour aider une personne à charge, ceux qui sont peut-être malades ne pourraient pas répondre à vos sollicitations. »
Donc, le personnel du Louvre ne peut pas travailler, car d’autres ne le peuvent pas. On se demande comment fonctionne ce musée en juillet et août, quand une grande partie des personnes sont en congés. On se demande comment font les autres administrations, et les autres entreprises en France dont beaucoup continuent à travailler.
Jean-Luc Martinez précise, s’il en était encore besoin, ses interdictions : « Il vous est donc demandé de ne pas organiser de réunion, de ne pas échanger par mail, de ne pas vous solliciter les uns les autres. » En revanche, il reste humain néanmoins : « Vous pouvez bien sûr prendre des nouvelles les uns des autres… » C’est trop gentil. Et il enfonce le clou : « De même si vous souhaitez continuer à travailler car vous avez la possibilité d’avancer vos dossiers - mais cela ne concerne qu’une partie de nos métiers- cela peut se faire à titre d’initiative personnelle, mais je le répète cela ne doit pas vous conduire à solliciter d’autres personnes. »
Pourquoi le Louvre mène-t-il cette politique ? Nous l’avons bien sûr interrogé et avons eu la réponse suivante, que nous citons intégralement, et qui ne fait que confirmer nos informations sans donner une seule explication :
« Le musée du Louvre, le musée national Eugène-Delacroix et le jardin des Tuileries ont fermé le vendredi 13 mars. En conséquence du confinement, aucune activité ne peut avoir lieu et les personnels doivent rester chez eux. Seul un petit groupe de personnes assure la sécurité du domaine et des collections en faisant des rondes régulières dans et autour du palais. Nous avons organisé le travail à distance pour certaines opérations : par exemple, payer les prestataires afin de ne pas les pénaliser et les salaires, assurer la maintenance informatique ou encore communiquer sur les réseaux sociaux. Ces personnels mobilisés font partie du Plan de continuité de l’activité. Tous les autres agents sont en autorisation exceptionnelle d’absence et ne peuvent travailler. La cellule de crise qui se réunit de façon hebdomadaire, définit actuellement les projets et les dispositifs qui permettront la reprise partielle des activités à partir du 11 mai et prépare la réouverture du musée espérée pour le 15 juillet. Pour ce faire, la deuxième phase du plan de continuité de l’activité va être étendue aux agents qui doivent être mobilisés sur ces projets précis, notamment les expositions à reprogrammer à l’automne et les chantiers de travaux en cours à relancer. »
Les autres musées sont au travail
Comment font les autres musées ? Bien évidemment comme toutes les administrations, ils suivent les règles données par le gouvernement, qui sont d’ailleurs parfaitement saines : s’ils peuvent télétravailler, ils télétravaillent. Nous n’avons pas trouvé un autre musée interdisant à son personnel de travailler. Fontainebleau, Versailles, le Centre Pompidou, la Bibliothèque nationale de France, le Musée Picasso... Tous ces musées se sont organisés pour être les plus efficaces possibles, poursuivre leurs projets en cours et préparer dès maintenant la réouverture, même sans en connaître les modalités, ni même la date. Prenons l’exemple du château de Versailles qui a fait un gros travail d’organisation du télétravail (qu’il refusait jusqu’à présent), avec campagnes d’équipement des portables en VPN après recensement, réquisitions et redistributions, détermination très précise des rôles et pointage journalier des effectifs sur place, en télétravail ou autorisation spéciale d’absence pour ceux dont le travail est impossible hors du château. Il n’est pas le seul, et de loin à s’être organisé pour poursuivre toutes les activités (hors l’accueil du public) pendant ce confinement. Et, bien sûr, les conservateurs peuvent travailler. À Orsay, la présidente Laurence des Cars a adressé il y a quelques jours un message à tous les agents pour faire part notamment de sa fierté devant la mobilisation, dont « celle des personnels qui travaillent depuis leur domicile dans des conditions que je sais parfois difficiles, celle des agents qui peuvent travailler à distance et qui bien que confinés continuent à suivre assidûment nos publications et actualités ».
La fierté, c’est aussi ce qui revient souvent dans la bouche de Sophie Makariou, présidente du Musée Guimet, qui nous a confirmé également que tout le monde - ceux qui le peuvent bien sûr, qui ne sont pas malades ou en charge de jeunes enfants - travaille : « L’organisation a été prévue dès le jeudi 12 mars au soir, et largement déployée entre le vendredi et le mardi 17. Nous avons soixante-cinq sessions de télétravail depuis le confinement, nous nous téléphonons énormément, nous organisons beaucoup de réunions en visioconférences, nous réunissons le comité de direction trois fois par semaine, également en visioconférence. Les équipes ont accès à tout leur disque dur et aux dossiers partagés du réseau. Le musée travaille aussi à l’après 11 mai : nous n’avons pas arrêté d’émettre des bons de commande pour que nos prestataires ne soient pas trop en difficulté. C’est une de mes grandes inquiétudes : que va-t-il rester de cet écosystème que sont les socleurs, les restaurateurs... Même si le musée ne rouvre pas, il faudra relancer les travaux de restauration entre autres. Je pense aux effets du déconfinement dans un lieu qui n’aura pas retrouvé ses fonctions de plein exercice, notamment l’accueil du public et à la façon de le gérer dans l’écoute nécessaire à toute l’équipe. »
Les Musées de la Ville de Paris sont également, sous l’égide de Paris Musées, très actifs. Les agents ont accès en télétravail au serveur central, et peuvent soit s’y connecter via un VPN, ce qui donne accès aux dossiers qui s’y trouvent, soit via l’application appelée « Mon bureau » qui donne en plus accès aux applications, dont ADLIB qui permet de travailler sur la base de données des œuvres. Il y a des réunions régulières par visioconférence, et les conservateurs sont invités à travailler sur leurs prochaines expositions, mais aussi sur les PSC (projets scientifiques et culturels).
La direction d’un musée nous a même écrit, surprise : « ce que vous me dites est si bizarre que je ne suis pas sûr d’avoir compris : le Louvre met tout le monde en autorisation d’absence et refuse le télétravail ? » Oui, effectivement, c’est incompréhensible. Une autre direction nous a dit : « je ne sais pas comment ils font, car du travail il y en a. »
L’attitude du Louvre va clairement à l’encontre non seulement du sens commun et de la politique menée par tous les autres musées (il en va de même, bien entendu, dans les musées de province), mais elle s’oppose aussi aux directives gouvernementales. On peut se poser la question de la légitimité d’un tel procédé (sans même prendre en compte son caractère cavalier) : rien n’autorise le directeur du Louvre à empêcher les gens de remplir leurs missions... Comment, par ailleurs, justifier les efforts de tous quand un musée se croit autorisé à cesser le travail ? Comment admettre de dépenser de l’argent public en payant des agents qui ne travailleraient pas, alors que non seulement ils le peuvent, mais encore ils le souhaitent ? Plus largement, cela démontre une fois de plus - mais il semble que cela ne gêne ni le ministre de la Culture, ni le président de la République (qui nomme le président du Louvre) - qu’il y a vraiment de graves erreurs de casting dans la direction du Louvre, à commencer par son président-directeur dont le mandat se termine l’an prochain.