Qui ne féliciterait le département des Hauts-de-Seine et la ville de Saint-Cloud d’avoir su (admirablement) restaurer en 2018-2019 [1] l’immense Salvator mundi (ill. 1) – il a près de 4 m de haut – du peintre lyonnais Michel Dumas ? Une œuvre fort remarquée au Salon de 1863 (n° 625) – elle valut à l’artiste une médaille de première classe –, et bientôt achetée par l’État puis passablement oubliée depuis… Il fallut tout de même attendre 2006 (le 25 janvier exactement) pour qu’elle soit tout à la fois inscrite au titre des Monuments historiques – mieux vaut tard que jamais ! – et reproduite (en couleurs) cette année-là dans le plus qu’utile Guide des tableaux conservés dans les édifices publics et privés d’un département décidément soucieux de son patrimoine (le mot figure dans le titre de l’ouvrage) [2].
- 1. Michel Dumas (1812-1885)
Salvator mundi, 1863
Huile sur toile - 374,5 x 242,5 cm, signé et daté 1863
Après restauration (2019)
Saint-Cloud, église Saint-Clodoald
Photo : Ludovic Roudet - Voir l´image dans sa page
Mais pourquoi ce tableau de Saint-Cloud, précisément en l’église de Saint-Clodoald dont le svelte clocher ponctue très heureusement la silhouette de la ville, hors des balourds et tellement disgracieux bureaux XXe siècle dits de la Colline ? Dans une belle étude sur Michel Dumas parue en 1886, juste au lendemain du décès du peintre, Pierre Bonnassieux (1850-1895) [3], archiviste-paléographe de son état, mieux placé que quiconque en tant que fils du célèbre sculpteur Jean-Marie Bonnassieux (1810-1892), livre quelques éclairantes informations sur ce Salvator mundi, en même temps qu’un commentaire très senti de l’œuvre. Le fait est que Michel Dumas et Jean-Marie Bonnassieux se connaissaient fort bien : issus du même creuset lyonnais, ils se voient à Rome dans les années 1840 [4], et montrent une égale appétence pour les thèmes d’inspiration chrétienne. Ainsi Bonnassieux fils, tout à fait digne de créance, rapporte-t-il que la toile de Dumas, après avoir été acquise par l’Etat, « fut transportée aux Tuileries où elle est restée quelque temps. Plus tard, le tableau fut trouvé trop grand pour la place qu’il occupait dans la chapelle, et le gouvernement le céda [sic] à l’église de Saint-Cloud où il est encore, mais sous un jour très défectueux », une observation qui, nous le verrons, a tout son poids.
Ce transfert dut probablement s’effectuer en octobre 1865 [5] attesté au moins par le cartel toujours en place au bas du cadre du tableau : « Donné par L’EMPEREUR à L’Église de St-Cloud », et non spécifiquement à la ville, soit un classique libellé pour ce genre de tableaux, souvent d’église, octroyés en ce cas aux fabriques paroissiales par le pouvoir (royal ou impérial), le terme de « don » restant quelque peu approximatif en la circonstance, car il s’agit évidemment d’un geste supporté par les derniers publics… Nul besoin d’insister ici sur l’attachement forcément logique de Napoléon III à Saint-Cloud.
- 2. Le Salvator mundi de Michel Dumas
en place dans l’église
Carte postale, Abeille éditeur, vers 1900
Collection du musée des Avelines
Photo : Ville de Saint-Cloud - musée des Avelines - Voir l´image dans sa page
- 3. Le Salvator mundi en place dans l’église, état actuel
Photo : DR, 2019 - Voir l´image dans sa page
Cela dit, le défaut de bon éclairage que remarque déjà l’attentif Bonnassieux dans son texte de 1886, fait penser que, au départ déjà, le grand tableau de Dumas avait dû probablement trouver son emplacement (de fortune) qu’il occupe encore aujourd’hui sous le tribune du narthex et si mal éclairé de fait (ill. 2 et 3). Certes, rien ne prouve que l’œuvre ait pu être initialement d’abord placée dans le chœur [6] où le fond d’arcatures moulurées d’un goût un je ne sais quoi romano-byzantin ne s’y prêtait guère, d’autant que le tableau fut bientôt montré à la fameuse Exposition universelle de Paris en 1867 (n° 226) qui dura fort longtemps, soit huit mois d’affilée, d’avril à novembre et que, entretemps, avait été prévue pour le chœur de l’église toute une décoration murale [7] confiée à Duval Le Camus fils (toiles marouflées aux murs, donc dans les espaces ménagés par les arcades décorées quant à elles par Denuelle), et d’un paiement étalé sur quatre ans à partir de 1868. Quand bien même la Guerre de 1870 eût-elle retardé la marche des travaux du décor (achevés en 1878), un tel projet n’incitait guère, il est vrai, à encombrer le chœur, même à titre provisoire, de l’imposant tableau de Dumas. Tout semble se passer comme si l’on n’avait pas trop su quoi en faire – rien d’étonnant avec les administrations ! – dans une église récemment construite (elle est bénie en 1863 et son clocher achevé en 1864) où l’on devait tenir compte de l’existence de plusieurs tableaux arrivés là antérieurement, comme le très important Durupt relégué dans une chapelle d’entrée ou telle autre peinture (hélas ! encore anonyme) de Christ en croix (ill. 4) [8] entouré cette fois de personnages, encastrée dans une discrète boiserie au-dessus d’une porte près du porche d’entrée, tant et si bien que cette dernière toile se laisse à peine remarquer : le Guide de 2006 cité plus haut la passe tout simplement sous silence, alors qu’elle n’est nullement négligeable d’un point de vue artistique, et nous en profitons pour la reproduire, à coup sûr pour la première fois…
- 4. France, milieu du XIXe siècle
Le Christ en croix entouré de personnages
Huile sur toile - 330 x 220 cm
Saint-Cloud, église Saint-Clodoald
Photo : Ville de Saint-Cloud / Gilles Plagnol - Voir l´image dans sa page
- 5. Charles Durupt (1804-1838)
Saint Clodoald se coupant les cheveux pour renoncer au trône, 1831
Huile sur toile - 450 x 370 cm
Saint-Cloud, église Saint-Clodoald
Photo : Ville de Saint-Cloud / Gilles Plagnol - Voir l´image dans sa page
Il convient donc de saluer l’exemplaire réparation – on peut même la dire inespérée – que constitue la restauration du Salvator mundi de Dumas courageusement menée à bonne fin sous l’égide du musée des Avelines (elle fut révélée au public le 15 avril 2019). Le fait est que, en 2006, le label des Monuments historiques s’en tenait à l’encontre du tableau à une prudente inscription à défaut d’un classement pur et simple (jugeait-on l’œuvre un peu banale et comme trop austère et exigeante ? Ou bien était-ce davantage, soyons compréhensif, le fait du vieillissement d’une œuvre trop uniformisée par son vernis ?). L’œil des historiens d’art du patrimoine départemental, Gisèle Caumont et Marie Monfort, responsables de la publication de 2006, n’était-il pas à cette même date plus incisif ? Tandis qu’avait bel et bien été classé et certes depuis 1980, comme par une sensible différence d’estime et de reconnaissance, l’immense et fastueux, très attractif déploiement pictural du Saint-Clodoald se coupant les cheveux pour renoncer au trône (ill. 5), une peinture déjà citée de Charles Durupt (1804-1838 et non vers 1850), Salon de 1831 (n° 697) – de 6m,50 de haut, hein ! – visible à hauteur normale, elle, dans la chapelle d’entrée de l’église de Saint-Cloud, non loin de l’infortuné Dumas, et qui était cette fois encore un don de souverain, approprié au palais voisin de Saint-Cloud, une libéralité de Louis-Philippe en l’occurrence, en 1839. Notons au passage que l’église elle-même n’a été comme le Dumas que tardivement inscrite (en 1995), peut-être du fait en ce cas d’une architecture de style néo-gothique un peu atténué, – jugée trop peu rare ou pas assez affirmée, voire trop tardive ?
- 6. Michel Dumas (1812-1885)
L’Ange gardien de la terre pleure [...], 1840
Huile sur toile - 100 x 140 cm
Localisation actuelle inconnue
Photo : DR - Voir l´image dans sa page
Cette restauration-résurrection… est une opération d’autant plus méritoire et gagnante qu’elle porte sur une œuvre d’un art religieux du XIXe siècle qui n’est pas toujours bien compris, il s’en faut, ni donc accepté, ne serait-ce qu’en raison de la classique iconographie presque trop répandue, disons sans surprise, du Crucifié. Dans l’acception ingriste – une facile généralité – pour s’en tenir au pieux et archi-lyonnais Dumas, soit de la génération des Besson, Flandrin, et autre Bonnassieux, notre époque montrera toujours un plus grand faible pour les œuvres qu’on pourrait dire néo-primitives, les plus anciennes en date chez Dumas tel son attachant Fra Angelico (voir la brève du 7/4/15) du musée de Langres (Salon de 1845, n° 517), tout en stylisations épurées et racées, ou mieux encore, l’irrésistible Ange gardien (ill. 6) pleurant sur le destin de l’humanité (Salon de 1841, n° 620), un chef-d’œuvre passé en vente en 2007 [9] qui, à coup sûr, aurait dû être alors acquis par les musées, Lyon ou le Louvre ! Il faut reconnaître que ce même Dumas ne se montre pas toujours aussi convaincant, par exemple dans sa gigantesque et trop convenue Séparation de saint Pierre et saint Paul allant au martyre du Salon de 1853 (n° 403), toile de 3,90 m de haut et de 5,54 m de large !, sans doute maintenant exilée à jamais … dans les gentes réserves du Louvre à Liévin.
Est-ce à dire que Michel Dumas doive surtout subsister dans nos mémoires comme le copiste qu’il fut en compagnie des frères Paul et Raymond Balze de L’Apothéose d’Homère d’Ingres répliquée par eux quand le Louvre voulut sortir l’original de son plafond d’origine des salles du musée Charles X pour le transporter en 1855 au musée du Luxembourg et le remplacer par un doublon en 1860 ? Reste que le Salvator mundi de Saint-Cloud, quoique que postérieur à l’assez banal Saint Pierre et saint Paul du Louvre, offre une saisissante leçon dans sa facture impeccablement raffinée et dans sa conception très savante et maîtrisée. Ne pourrait-on dire que l’artiste s’est renouvelé, anticipant en quelque sorte sur Bonnat (pour la plasticité du corps) et rivalisant avec Gerôme (quant à l’exécution picturale lisse et propre, impeccable), pour actualiser et moderniser ainsi le legs du passé et de la tradition ? – Oubliés, dépassés les Crucifiés faciles à invoquer comme ceux de Vélasquez ou de Reni !
- 7. Michel Dumas (1812-1885)
Salvator mundi, 1863
Détail : tache de sang au pied de la croix
Saint-Cloud, église Saint-Clodoald
Photo : Ludovic Roudet - Voir l´image dans sa page
C’est là que le soigneux, si intelligent et respectueux allégement du vernis assombri par les ans – l’acmé de toute restauration – due à Stéphanie Martin fait littéralement redécouvrir dans ce tableau un horizon enténébré, incroyablement subtil et profond, où se détache à même le sol une tache de sang presque hyperréaliste pour parler moderne, sans parler de celles qui parsèment le tableau tant au niveau de l’écriteau INRI et sur le pagne du Crucifié. Sol et rocher, tout comme le rendu matériel du bois de la croix, sont d’une même flagrante évidence comme celle qui marque le visage du Christ à la douloureuse insistance. Reconnaissons que Dumas est allé loin dans la perfection du détail, à la limite presque virtuose de l’insoutenable (cet éclatant sang écarlate (ill. 7) qui ponctue le tableau !), l’accent religieux étant mis comme il convient sur le sacrifice du supplicié, d’où le titre explicite de Salvator mundi. Relevons à cet égard la pertinente observation iconographique donnée dans la notice de 2019, à savoir la présence au pied de la croix d’un pampre de vigne portant déjà des feuilles vertes et des vrilles (Bible, Livre d’Ezéchiel, XVII, 24) : « je fais sécher l’arbre vert et reverdir l’arbre sec – Moi le Seigneur, je l’ai dit et je le ferai », unique détail de vie végétale dans ce tableau de nuit apaisée, bien accordée au calme de la mort [10].
- 8. Michel Dumas (1812-1885)
Mater dolorosa, 1877
Huile sur toile - 430 x 280 cm
Paris, église de la Trinité
Photo : Paris, COARC - Jean-Marc Moser - Voir l´image dans sa page
Rien à voir certes, eu égard au sujet avec la délicieuse esthétique, comme séraphique, des œuvres de Dumas dans les années 1840. Mais ce Christ résigné, à l’étrange noblesse (l’harmonieux déhanchement d’un corps qui ne s’affaisse pas), ne fait pas non plus pressentir l’émotion de la Mater dolorosa (ill. 8) de 1877 à l’église parisienne de la Trinité qui s’allie et coexiste avec une complication baroquisante de juste aloi (le gracieux envol de l’ange qui surplombe le groupe de la Vierge et du Christ mort), soit une preuve de plus de l’intéressant renouvellement stylistique dont Michel Dumas fait montre tout au long de sa carrière [11].
Force est de reconnaître, comme l’atteste déjà à merveille le Salvator mundi de Saint-Cloud, que l’on ne saurait enfermer Dumas dans une phase uniquement et étroitement ingresque !