Une piqûre de rappel pour commencer
En août 2012, la Tribune de l’art publiait un article destiné à attirer l’attention sur les projets de réformes touchant les Musées royaux des Beaux-Arts, les Musées royaux d’Art et d’Histoire (dits le Cinquantenaire) et l’Institut royal du Patrimoine artistique. Ce plan défiait la raison par les propositions irréalistes qu’il contenait. Il était aussi apparenté à une tentative de coup de force tant il avait été élaboré sans consultation ni du personnel de cadre, ni des Conseils scientifiques, et n’était appuyé sur aucune étude de faisabilité. Il était avancé par le président de la Politique scientifique fédérale belge, Philippe Mettens, et le directeur général des Musées royaux des Beaux-Arts, Michel Draguet (qui se trouve être de surcroît le directeur ad intérim des Musées du Cinquantenaire suite à l’absence – anormale - de nomination d’un titulaire). Il était prévu de regrouper ces trois institutions sous la houlette d’un unique directeur général (le même Draguet en l’occurrence), regroupement dont allaient découler, disait-on, rationalisation et économies. Or ces modifications structurelles impliquaient des changements profonds dans la répartition des collections des deux musées, celles-ci devant notamment être désormais regroupées selon des critères thématiques. De nouveaux musées devaient aussi être créés de toutes pièces, des bâtiments construits, des lieux (pourtant inaugurés il y a à peine dix ans) profondément remodelés, des collections déménagées ou plus vraisemblablement, hélas !, mises en réserves, compte tenu du penchant de Draguet pour cette formule radicale…
En pleine incohérence
Le projet présenté, censé générer des économies, donnait plutôt à croire que des fonds illimités étaient disponibles ! Plus gravement encore, il donnait l’impression trompeuse que les musées n’avaient pas d’autres priorités ou problèmes vitaux à résoudre d’urgence. La réalité est évidemment tout autre : la situation des Musées royaux est réellement dramatique car ce délire réformiste passe outrageusement sous silence le scandale des salles fermées et des collections mises en réserves. Un premier acte s’est déroulé il y a une douzaine d’années (avant l’entrée en fonction de M. Draguet) dans ce que l’on nomme les « annexes » du musée de la Rue de la Régence, qui furent fermées en raison de la présence d’amiante, puis firent l’objet de travaux d’assainissement, puis laissées à l’abandon au stade du gros œuvre mis à nu. Il en est résulté que les collections des XVe et XVIe siècles durent être déplacées. Elles furent disposées ailleurs dans le musée et durent forcément être limitées en nombre de pièces exposées. Ce qui se fit aussi au détriment, bien entendu, d’autres parties encore des collections. Les événements récents ont fait ressortir qu’aujourd’hui rien n’est toujours prévu par la Régie des bâtiments de l’Etat pour remettre les lieux en ordre après ce désamiantage déjà fort lointain. La Régie se dit en manque de fonds et reconnaît avoir d’autres priorités que les musées (les prisons par exemple). Cette position est d’autant plus facile à adopter par ce service fédéral qu’aucune demande pressante ne venait du maître des lieux [1]. On doit s’interroger sur les principes justifiant l’ouverture de nouveaux chantiers alors que d’autres sont laissés à l’abandon. Par ailleurs, les aménagements des Musées des Beaux-Arts tels qu’ils se présentent aujourd’hui remontent aux années 1970 et laissent apparaître des signes flagrants d’usure généralisée. Dans les plans et projets mirobolants annoncés, on ne lit rien sur l’opportunité qu’il y aurait de rajeunir l’aspect de plus en plus sinistre des lieux. On est vraiment en pleine incohérence.
Un musée vidé de ses collections :…
Car Michel Draguet n’a certes pas dû manquer d’énergie pour trouver les moyens de mettre en place (jusqu’il y a peu sans l’aval de son Conseil scientifique, très réticent, qui plus est) un musée « Fin de siècle » qu’il jugea bon d’installer dans des salles consacrées à l’Art moderne. A la cave donc les collections des XIXe et XXe siècles à l’exception de ce qui relève de sa chère « Fin de siècle » [2] ! De coûteux travaux furent donc entamés. Quant au reste des collections d’art moderne elles sont désormais inaccessibles et nul ne sait quand elles réapparaitront à la lumière, au grand dam du public envers lequel le directeur général n’a manifestement que du mépris [3]. Le scandale est criant.
- 1. Ancien panneau expliquant la fermeture
de la salle des esquisses de Rubens
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
- 2. Expositions de Jan Fabre dans les salles de peinture flamandes
Photo : Denis Coekelberghs - Voir l´image dans sa page
… un scandale qui ne fait que grandir
Les XVe et XVIe siècles sont déjà en partie invisibles. Peu importe : cela dure depuis déjà depuis si longtemps que plus personne ne s’en rend compte ! Est aussi invisible, dans sa quasi totalité cette fois, l’exceptionnelle collection de sculpture des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dont rares sont même ceux qui en connaissent ne serait-ce que l’existence (voir cet article). Quant à la peinture du XVIIe siècle, elle est elle aussi de moins en moins bien lotie. Il n’est en effet toujours pas question de procéder à la réfection de la toiture des salles où se trouvait la collection d’esquisses de Rubens évacuées, on s’en souvient, à la suite d’infiltrations d’eau il y a de cela maintenant trois ans. Rien n’a bougé. La seule réaction connue du directeur général à ce sujet a été de moquer l’auteur de ces lignes qui avait écrit dans son article d’août 2012 (sur la base des informations farfelues figurant sur un petit panneau placé par le musée lui-même à l’entrée des locaux (ill. 1) que c’était un problème d’hygrométrie qui avait contraint à mettre ces œuvres à l’abri. « Comme il était mal informé, ce chroniqueur. Il n’a rien compris : ce sont les toitures qui sont percées », a-t-il déclaré en substance [4]. Mais pas un mot sur le fond de la question c’est-à-dire sur le sort de ces chefs-d’œuvre en particulier, ni plus généralement sur l’accès du public au patrimoine national conservé dans le musée. Par contre, Draguet a fait disposer l’été dernier au cœur même de cette section dévolue à la peinture flamande du XVIIe siècle, une galerie d’autoportraits (deux rangées de 18 pièces) de Jan Fabre (ill. 2). Nous n’avons pas à commenter ici ces œuvres mais il nous faut dénoncer le fait que cette mise en scène se fait une fois de plus au détriment des collections (une vingtaine de tableaux retirés) et que l’on y a consacré un budget important (même s’il s’agit de mécénat) alors que l’on n’a pas d’argent pour procéder aux réparations des toitures des salles voisines [5].
L’indifférence de Draguet à l’égard des esquisses de Rubens confirme le peu de cas qu’il fait de ses collections et le peu d’attention qu’il réserve aux visiteurs. Il ne devrait en effet pas être très compliqué de disposer au moins quelques-uns de ces superbes bozzetti dans des vitrines adéquates dans la grande salle Rubens où l’espace ne manque pas. Au contraire cela la meublerait un peu. Quelques belles terres cuites baroques en augmenteraient encore l’éclat. Serait-ce vraiment trop demander ?
Un caprice personnel du directeur général que certains se croient obligés de satisfaire ou de masquer
Le musée « Fin de siècle » est un caprice que s’offre le directeur général des musées qui, sous prétexte de caser une dation qu’il dit fabuleuse, s’est permis de vider des salles de leur contenu sans avoir prévu de solution de remplacement pour l’exposer ailleurs. C’est alors que dans le but d’occuper les mécontents et d’empêcher leurs manifestations gênantes, des propositions dilatoires déjà anciennes et abandonnées furent à nouveau avancées, notamment l’installation (temporaire !) des collections modernes dans les anciens magasins Vanderborght, moyennant d’importants travaux d’aménagements (encore !) à financer on ne sait trop par qui. Et cela se ferait en entente avec la Ville de Bruxelles qui est propriétaire des lieux… mais n’a pas de budget disponible. Voilà qui n’est évidemment pas de nature à simplifier la donne puisqu’il s’agirait de créer une nouvelle structure associant une institution fédérale et la Ville de Bruxelles, auxquelles se joindrait encore la Région de Bruxelles-Capitale. Soit trois niveaux de pouvoir et administratifs totalement différents ! Sans compter que l’opération ne saurait se faire sans l’intervention de sponsors.
L’art de compliquer les choses ou Comment noyer le poisson ?
Sentant que l’opinion publique était plus sensible qu’on ne pouvait le croire à l’avenir d’un musée d’Art moderne à Bruxelles, divers politiciens et autres « forces vives » du pays se sont sentis obligés d’aider Draguet à sortir de l’impasse dans laquelle il s’est lui-même coincé. Ils ont dès lors voulu mettre leur grain de sel dans cette question désormais portée sur la place publique. Peut-être sont-ils de bonne volonté, mais il est évident que s’ils se mêlent de s’occuper d’un potentiel et hypothétique musée d’Art moderne, il est à craindre que la situation actuelle et le devenir des Musées royaux eux-mêmes ne les laissent indifférents [6]. Les voilà dès lors qui occupent la scène et détournent l’attention en proposant à qui mieux mieux « un geste architectural fort » dans un quartier défavorisé, la construction (encore !) de toute pièce d’un musée qui rivaliserait avec les plus connus du genre dans le monde, et qui serait, à les entendre, au moins l’égal de celui de Bilbao avec son « effet » spécifique sur la revitalisation urbaine qu’il a entrainée. Tout le monde sait que ce genre de phénomène ne pourra jamais voir le jour dans le contexte bruxellois si différent de celui de Bilbao et qui est caractérisé par son incapacité de prendre des décisions audacieuses et encore moins de les mener à leur terme dans des délais rapides. Quelles collections y mettrait-on ? Que deviennent dans ce scénario les XIXe (hors sa « Fin de siècle ») et XXe siècles ? Autant de questions qui restent sans réponse et qui renvoient, loin de le résoudre, au scandaleux problème créé de toute pièce par Michel Draguet.
Une rustine muséologique
Tout ce vain remue-ménage est né, on ne le répètera jamais assez, de l’évacuation intempestive des collections du musée d’Art moderne, comme si les écarter de la vue du public était une solution normale. A noter que le directeur général, devant les rouspétances nombreuses [7], a décidé de jeter un os à ronger aux amateurs d’art moderne et de présenter dans deux salles - séparées, situées à deux niveaux différents et sans liaison directe entre elles - ce qu’il appelle pompeusement « Le choix des conservateurs », à savoir un roulement d’œuvres rassemblées selon l’un ou l’autre thème. Monsieur Draguet pense-t-il vraiment que cette rustine muséologique puisse être une réponse aux attentes du citoyen ?
Que devient le Cinquantenaire ? Un temple de la déprime
Encore que la cause vaille un grand débat, on ne s’attardera pas sur la situation au Cinquantenaire et sur le défi muséographique qu’il présente. Disons que la situation n’a pas évolué. Certainement pas en mieux. Rien de visible en tout cas n’est perceptible qui réponde, notamment, au grave problème de fréquentation de ce musée que certains nomment pourtant, avec une connotation nettement positive, notre « Petit Victoria & Albert Museum » eu égard à la richesse et la variété de ses collections. Ce qui est sûr, c’est qu’un sinistre vent de découragement souffle sur les conservateurs en place dont certains ne cachent pas leur souhait d’aller travailler ailleurs tant leur directeur général intérimaire les décourage dans leur tâche. D’autres déplorent ouvertement que leur patron ne tienne pas compte de leur expérience tout simplement parce qu’il n’est pas intéressé à trouver des solutions aux problèmes spécifiques à l’établissement. Terrible accusation. Et pour donner une idée de l’atmosphère ambiante qui règne par ailleurs dans les lieux, rappelons que le Conseil d’Etat a donné raison dans le courant de l’année écoulée à un des cadres du Musée qui avait été abusivement écarté de son poste par son directeur général intérimaire.
On en vient à s’étonner que, malgré la chape que Draguet fait peser sur les deux grandes maisons dont il a la responsabilité, le personnel scientifique arrive encore à produire du travail de qualité. Sachons leur gré de sauver la réputation de ces institutions.
L’appel de 25 professeurs d’universités
Il ne manque pas d’intérêt, un peu plus d’un an après la publication de notre article et de l’émoi qu’il a provoqué, de faire le point sur les suites qui y ont été données. La plus marquante manifestation publique qui en est issue est assurément celle de 25 professeurs d’universités qui rédigèrent une motion adressée le 2 novembre 2012 au gouvernement belge sous la forme d’un « Appel au gouvernement fédéral ». On ne pouvait attendre prise de position plus ferme, sage et constructive de la part de professionnels du plus haut niveau appartenant au monde de l’Histoire de l’Art et des musées. Malgré cela les signataires de ce document ne furent pas jugés dignes de recevoir une réponse à leur démarche. Tout au plus auront-ils pu éventuellement prendre connaissance d’un texte au bas duquel le ministre Paul Magnette, alors en charge de la politique scientifique, apposa sa signature le 7 novembre 2012. Cette « réponse » a figuré pendant quelques jours sur son blog avant de disparaître. Autant dire qu’il s’agissait d’une fin de non-recevoir. On ne trouvait dans les propos du ministre, dictés par Michel Draguet, que la confirmation des errements précisément dénoncés. Devenu bourgmestre de Charleroi et président du parti socialiste, le ministre Magnette a été remplacé par Philippe Courard dont on entend dire qu’il serait en train de reprendre les choses en main.
Enfin des réactions et une lueur d‘espoir que le pire ne se produira pas
Même si quelques questions parlementaires ont été posées, on peut déplorer que le gouvernement et les partis politiques ne se soient pas montrés plus vite attentifs aux réclamations répétées du public et des visiteurs des musées profondément déçus par le grave déficit démocratique que révèle la manière dont les événements ont été engagés. On peut aussi déplorer que le gouvernement n’ait pas prêté aussitôt attention à la demande de personnalités scientifiques d’être entendues avec d’autres représentants du monde des arts et de la culture dans le cadre d’une large réflexion sur l’avenir de ces établissements. Mais aujourd’hui, des yeux semblent enfin s’ouvrir et des oreilles se tendre, du mouvement se perçoit dans le monde politique.
Il s’agit bien d’une affaire de gouvernement
On rappellera ici que les institutions scientifiques en question relèvent du gouvernement fédéral. Au départ, comme déjà rappelé, le projet était porté essentiellement par le ministre Paul Magnette qui fit avec complaisance (ou abusé dans sa confiance ?) le jeu de son président de la Politique scientifique, Ph. Mettens, et de M. Draguet. Ces trois membres actifs du parti socialiste ont-il cru que leur dossier allait passer sans contestation ni critique et que les différentes étapes requises pour l’adoption d’un projet engageant l’ensemble du gouvernement (une coalition de six partis) allaient être franchies dans l’indifférence générale ? Toujours est-il que lorsqu’il fut finalement proposé au gouvernement au printemps dernier, l’aspect financier souleva des questions et laissa plus d’un intervenant perplexes, d’autant plus qu’entretemps plusieurs mandataires politiques, avec une attention qui les honore, se documentèrent davantage sur le dossier dont ils avaient à traiter et allèrent s’informer sur place, dans les institutions elles-mêmes. La presse a aussi fait écho de diverses réunions (dites « intercabinet » en jargon local) consacrées à l’étude du dossier. Il apparut que tout le monde n’y était pas favorable, du moins en l’état et qu’il convenait de se revoir à la rentrée. Pour la petite histoire, on a pu lire dans la presse que Mettens justifiait le report de l’agenda par l’abdication du roi Albert II. On sera plus proche de la vérité en disant que le président Mettens ne voulait pas reconnaître ouvertement que de solides réticences s’étaient manifestées à l’égard de son plan de réformes.
La catastrophe sera-t-elle évitée ?
On peut donc s’attendre à une suite dans des délais relativement rapides. Les personnels ont senti une forte pression et certains ont pu craindre pour leur carrière. On alla jusqu’à refouler un ancien directeur de l’une des institutions concernées désireux d’assister à une réunion d’information organisée par le Conseil bruxellois des musées. D’autres furent admonestés parce qu’ils avaient parlé avec des manifestants venus réclamer contre la fermeture du musée d’Art moderne. Mais l’espoir renaît dans les institutions. Les langues se délient aussi, rassurées qu’elles sont sans doute de constater qu’elles n’étaient pas seules à mesurer l’inanité des mesures annoncées. Ce stade de la crainte semble maintenant dépassé puisque on a pu lire dans la presse que seul un (ou deux ?) directeur sur les dix institutions avait finalement accepté de souscrire à la note de Mettens destinée à présenter l’ensemble du projet du gouvernement. Il se dit que les directions de la Bibliothèque royale et des Archives générales du Royaume, en nous limitant bien entendu aux établissements à vocation culturelle, ne se montreraient guère transportés d’enthousiasme, eux non plus, par les projets qu’on veut leur imposer.
Nous évoquions plus haut l’écho qui nous est parvenu du souhait du ministre Courard de mettre fin aux remous créés par les mauvaises réformes que voudrait imposer son président de la Politique scientifique fédérale. C’est une raison d’espérer que la catastrophe annoncée est peut-être en passe d’être évitée.
Transcription de l’interview de Michel Draguet sur Musiq 3 (Rtbf) le 24 octobre 2012, concernant le futur musée « Fin de siècle »
Avertissement :
A l’écoute de cette interview, l’auditeur ressent une curieuse impression, celle de ne pas bien suivre les propos de la personnalité interrogée. Les idées avancées à un rythme rapide lui semblent s’entrechoquer, il a le sentiment que des liens logiques lui échappent. Il se dit alors que la personne qui parle est un savant dont la pensée riche et subtile n’est pas accessible à tout le monde. Le ton péremptoire utilisé confirme son sentiment que l’intervenant doit être une autorité. En revanche, quand, grâce à une transcription de l’interview l’auditeur devient lecteur, tout prend une dimension différente. Le soufflé retombe. Laissons à lecteur le plaisir de la découverte de ce document et à travers lui un peu de la personnalité de celui que l’on voudrait mettre à la tête de trois grandes institutions scientifiques. Les intertitres sont de l’auteur de cet article.
« Fin de siècle ». Une définition peu claire
Q : Michel Draguet, « Fin de siècle », à première vue, c’est assez dépréciatif, c’est la fin d’une histoire ou non ? C’est un premier commencement ?
R : Oui, je pense que c’est quelque chose de particulier, je crois que c’est quelque chose qu’on ne peut utiliser qu’ici. C’est clair que si vous parlez de fin de siècle à Vienne, après c’est la catastrophe, c’est l’apocalypse joyeuse. Chez nous, il n’y a pas d’apocalypse ; il n’y en a pas en amont et il n’y en a pas en aval, paradoxalement. Il n’y en a pas en amont. En France, la fin de siècle est née avec la défaite de Sedan, l’effondrement du Second Empire et c’est vraiment la décadence latine pour reprendre le titre d’une épopée de l’époque. Ici Il n’y a pas d’hécatombe. Evidemment, la guerre ‘14 a été une hécatombe, mais en même temps la guerre ‘14 est le grand moment de la nationalité belge, avec la victoire, avec la résistance, l’incarnation du Roi Chevalier. C’est un moment qui est un moment fort. Et chez nous, la fin de siècle, c’est la Belgique 2ème puissance mondiale dont on a les vestiges (je n’ai pas dit les ruines mais ça ne tardera guère) : le palais de justice, le Cinquantenaire, des emblèmes de cette grandeur d’un moment donné. C’est ce qui a conduit d’ailleurs- parce que moi j’ai toujours été un adepte de la fin de siècle et d’abord ce qui est assez curieux c’est que dans mes propres recherches j’ai découvert ce terme dans la littérature flamande dans les études qui avaient été menées dans « Van nu en straks ». Ce n’est pas une francisation du musée, mais c’est vraiment un terme qui a une pertinence dans beaucoup de langues. C’est d’ailleurs très amusant dans le monde anglo-saxon, « Fin de siècle », « End of the century », c’est la décadence et « Turn of the century », c’est la modernité. Et donc, pour moi, c’est en fait le vrai musée d’Art moderne parce que c’est le musée de l’art à l’époque de la Revue de l’Art moderne qui est une tribune pour toutes les avant-gardes de la fin du 19è qu’elles soient littéraires avec Verhaeren, Maeterlinck et Rodenbach, qu’elles soient architecturales avec Horta et Van de Velde, qu’elles soient picturales avec tous ceux qu’on connaît.
Q : Oui, parce qu’en fait ça rayonne dans toutes les disciplines ?
R : Ça a fait mieux que rayonner puisqu’on peut dire que ça a percolé sous la forme de l’ambition d’arriver à une œuvre d’art unique qui est donc une œuvre d’art totale. Et ça, c’est évidemment quelque chose qui induit cette exigence de pluridisciplinarité dans le musée. Ça n’aurait pas le même sens d’avoir cette exigence de pluridisciplinarité pour l’art des années 1830 à 1860. Ça n’aurait pas la même signification de l’avoir pour l’art du 20e siècle. Il y a des coupures, des ruptures, il y a des oppositions. L’Art nouveau ne donne pas le design mais il donne l’Art déco. Il y a toute une série de choses qui sont des choses spécifiques à ce moment donné. C’est pas un style, c’est pas une période, c’est vraiment un moment et ce moment exprime la même chose dans une diversité de moyens d’expression.
Q : Musée « Fin de siècle », le 7 mai ?
R : le 7 mai, si tout va bien budgétairement, si tout va bien dans les coupes du budget, dans le climat qui est le nôtre aujourd’hui.
Une nouvelle conception du musée et des considérations sur les intellectuels
Q : Il y a deux types de musées, le généraliste qui juxtapose les époques, les domaines, comme les Musées royaux des Beaux-Arts par exemple, et puis il y a un autre type de musée qui est créé par discipline ou par thématique et c’est ce 2e type qui illustre le musée « Fin de siècle ».
R : Il s’incarne dans l’idée qui est aussi une révision de la manière dont on a constitué ces grands ensembles muséaux au 19e siècle. On était encore à l’époque les héritiers des taxonomies qui datent des Lumières et on classe dans des boîtes, dans des boîtes qui sont étanches. La sculpture d’un côté et la peinture de l’autre. Mais quand on prend de grands retables au 19e siècle qui sont sculptés et que l’intérieur est peint, on prend l’intérieur pour la peinture et on démembre le retable.
Q : Donc cette option a vécu ?
R : Je pense qu’il faut qu’elle cesse.
Q : A partir du moment où on crée de tels musées (Magritte, Fin de siècle), est-ce qu’on pourrait imaginer que les Musées royaux des Beaux-Arts soient appelés à disparaître, du moins dans leur organisation première ?
R : Ça dépend de ce que vous entendez par organisation. Mon expérience, c’est que quand je me retrouve dans un dîner à l’étranger, les Musées royaux des beaux-arts, ça ne dit rien à personne. Le musée Magritte c’est beaucoup plus visible. Alors il faut leur dire : « mais oui, nous avons les grands tableaux d’autels de Rubens, nous avons le Marat assassiné ». En France ça marche ça le Marat assassiné, ils repèrent tout de suite la nature du musée. Mais le problème de ces grandes étiquettes c’est qu’elles n’ont pas de contenu. Quand on veut mettre en évidence ce contenu, on ne tue pas pour autant les musées d’art et d’histoire ou le musée des Beaux-Arts, on en fait simplement une sorte de corps global.
Q : Ou de produit d’appel ?
R : Oui et où est le problème ? Où est le problème d’un produit d’appel ? Pour moi, Les ailes du désir de Wim Wenders est aussi un produit d’appel et ça reste un chef-d’œuvre du cinéma. Je n’ai pas, je ne pense pas avoir ce côté grincheux, pisse-froid d’un certain nombre d’intellectuels qui, parce qu’ils ont une thèse de doctorat, considèrent qu’un musée doit être un truc totalement élitiste, fermé sur un point. Mon public ce ne sont pas les docteurs en histoire de l’art, Dieu merci, je ne sais pas comment on ferait pour vivre.
Le Musée « Fin de siècle » : une certaine confusion
Q : Il n’y a pas un projet scientifique qui sous-tende ce musée Fin de siècle ?
R : C’est justement ce à quoi je voulais arriver. Nous construisons un récit et ce récit a une actualité, c’est l’actualité de la recherche. Je peux en témoigner : la fin de siècle, c’est un sujet sur lequel j’ai travaillé. J’ai contribué à Bruxelles, Fin de siècle publié sous la direction de Philippe Roberts-Jones en 1994. Eh bien, aujourd’hui, j’ai progressé par rapport à ce livre, j’ai découvert ça grâce à mon collègue et ami Mazzanti de la « Cinematek », qu’il y a une richesse cinématographique à l’époque que nous avons oubliée dans ce livre. Donc, on a une progression qui se fait, il ouvre davantage les archives de la cinémathèque et on découvre des choses et on intègre ces images-là. C’est clair qu’on a là une évolution dans l’appréciation et le but du scientifique est de rendre compte de la réalité du passé et cette réalité du passé n’est pas de mettre Gallé dans un musée des arts décoratifs et elle n’est pas de mettre des objets décoratifs au musée du Cinquantenaire et surtout pas aux Beaux-Arts. Elle est dans la fusion des arts et ça, il faut le montrer, il faut l’exprimer et en même temps il y a aussi une dimension politique, on montre aussi qu’il y a une réelle identité qui existe et à cette fin de siècle, cette réalité elle est diverse, elle est multiple et ça on va la montrer.
Q : Est-ce qu’il n’y a pas aussi une manière de renchérir sur la représentation sociale qu’on peut avoir de l’art dans une ville ou dans un pays ? Magritte, c’est Bruxelles bien évidemment. L’Art nouveau : Bruxelles était une capitale mondiale de l’Art nouveau. C’est une représentation sociale et on renchérit sur cette représentation sociale ?
R : Je ne pense pas qu’on renchérit : le phénomène que vous décrivez est juste mais il est surtout fondé sur le fait que le point de départ, c’est une collection, cette collection n’est pas une construction abstraite, elles est une construction qui s’est déroulée à un endroit donné, à travers une histoire. Est-ce que si nous avons le Symbolisme ici, ce n’est pas parce que nous avons eu les Primitifs flamands et si on a ces Primitifs et ce Symbolisme, ça n’explique pas qu’on ait Magritte et de Magritte ça n’explique pas qu’on ait Broodhaers ? Et donc ça justifie aussi les collections que nous avons à la sortie. Donc, ce n’est pas tellement renchérir, c’est interroger la nature des collections et montrer que cette collection elle existe en fonction d’un lien et d’une succession de moments qui forment une histoire.
Les travaux de désamiantage : aucune perspective de réouverture des salles fermées depuis 10 ans
Q : Il y a pas mal de problèmes qui se posent. Par exemple, le désamiantage des salles de la rue de la Régence. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il n’y a pas d’argent pour ça ?
R : Les salles, elles ont été bloquées en 2003 parce qu’on avait mal calculé, mal estimé le désamiantage. Le désamiantage a repris, le désamiantage est maintenant achevé. Mais évidemment, les salles ne sont pas remises en état, il y a des saignées de tous les côtés. Alors, il y avait une première solution qui est celle que d’aucuns ont pratiquée aux Musées royaux d’Art et d’Histoire qui était de replafonner et de rebidouiller le truc pour qu’on rouvre. Mais en même temps, il faut savoir qu’il faut refaire la verrière, la toiture et que ça représente un budget d’environ 15 millions d’euros et ça n’a pas de sens de dépenser bêtement de l’argent pour accrocher des œuvres qu’on va décrocher, surtout qu’elles sont fragiles - dans trois ou quatre ans parce qu’on va avoir des problèmes de verrière. Donc, pour l’instant, ces salles ne sont pas rouvertes.
Q : C’est en voie de résolution ?
R : Je ne sais pas, ça dépend de ce que va devenir l’Etat, ça dépend de ce que doivent être les économies à pratiquer, ça dépend de décisions qui m’échappent très largement. Moi, je milite en disant : « investissez dans vos musées, c’est de l’argent que vous récupèrerez sous une autre forme ». Mais hélas, je n’ai pas voix au chapitre et je n’ai pas la parole dans ce domaine, donc je suis spectateur et je m’adapterai à ce qui est.
Les esquisses de Rubens et les collections d’art moderne : le désintérêt
Q : Et le système de climatisation, par exemple, qui rend inaccessible cette salle où devaient être exposées les esquisses de Rubens ?
R : Là, vous consultez de mauvais blogs [NDLR : La Tribune de l’Art !], et donc vous faites allusion à un article très très mal documenté, très mal informé qui est pourtant dû à un - paraît-il - scientifique. Moi, j’ai plutôt l’image d’un marchand que d’un scientifique, mais c’est une autre question, et où on dit que le musée n’est même pas capable de régler la climatisation. Alors, s’il avait posé la question, ce grand scientifique, il aurait su que le problème n’était pas du tout de la climatisation, mais que le problème est justement des verrières donc ; de toute la couverture du bâtiment « Balat » qui est arrivée en fin de vie et qui, sans investissement majeur, ne permet pas d’avoir une étanchéité et donc on a des ruissellements, on ne peut pas exposer des esquisses de Rubens dans une salle de ce type. Alors si ça continue à ruisseler, j’aurai le choix de faire comme à Roubaix une piscine ou alors d’exposer autre chose. Vous voyez, on est obligé de moduler.
Q : Et le redéploiement des collections d’art moderne ?
R : Eh bien, écoutez, il y a là un dossier qui a été rédigé, il est prêt, il a été soumis à l’inspection des finances, nous sommes une administration et donc on doit suivre des procédures. Nous, on est prêt, si on me dit que c’est un problème d’argent, eh bien, j’irai voir pour combler le déficit du côté du privé ; mais j’attends d’abord l’avis de l’inspection des finances, c’est la règle, je ne peux pas faire d’effet d’annonce et donc il y a ici simplement une procédure à suivre.