La « Sainte Trinité » en danger

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Andreï Roublev (vers 1360/70-vers 1427/30)
La Trinité, 1410-1427
Tempera sur panneau - 142 x 114 cm
Moscou, Galerie Tretyakov
Photo : Wikipedia (domaine public)
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Le Patriarcat de Moscou a récemment annoncé que, « en réponse à de nombreuses demandes de croyants orthodoxes », le président Vladimir V. Poutine a décidé de rendre à l’Église la célèbre icône de la « Trinité », traditionnellement attribuée à Andreï Roublev, le plus célèbre peintre d’icône russe. Par bénédiction du patriarche Kirill, celle-ci sera exposée pendant un an dans la cathédrale du Christ-Sauveur pour y être vénérée, avant d’être envoyée à la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Saint-Serge, à soixante kilomètres de Moscou. Cette décision prétend mettre fin à quinze années de confrontation entre l’Église et la galerie Tretiakov.

En 2008, alors que l’opinion publique pouvait encore être prise en compte par les autorités, la première tentative de l’Église de récupérer l’icône, autrefois nationalisée par les bolcheviks, a échoué. A coup de pétitions le musée a réussi à la défendre. L’été dernier, à l’occasion de l’anniversaire de saint Serge et en pleine guerre en Ukraine, l’Église a pris sa revanche : l’icône s’est rendue à la Laure pendant quelques jours, où elle a assisté à des offices religieux et a été, comme il se doit, vénérée par ceux qui ont été autorisés à entrer. Cette première opération risquée s’est soldée par des sensibles dommages à la surface picturale : la plus célèbre icône russe est dans un état extrêmement fragile.
En Russie, un silence complet s’impose autour de toutes décisions prises par le président. On n’en discute pas. La règle est en vigueur pour la « politique culturelle » qui, dans ces derniers mois, a pris un rythme et une dialectique adaptés à l’état de guerre. On vit une époque peu propice aux pétitions, même si elles sont déjà lancées. Le 23 mai, le conseil des restaurateurs de la galerie Tretiakov a publié un protocole s’inquiétant de l’état alarmant de l’icône et a eu le courage de se prononcer contre tout déplacement. L’Église a bien pris en compte cette opinion et considère que ce déplacement pose donc la question de préparer un caisson adapté…

Essayons de comprendre les enjeux du conflit qui concernent une des œuvres d’art d’importance internationale. Il faut pour cela dire quelques mots sur la signification historique de cette icône.
La « Trinité », bien qu’elle ne soit pas miraculeuse, comme le prétend le patriarcat, a un statut très particulier dans l’histoire de la peinture chrétienne. Des études récentes ont mis en doute son attribution séculaire au pinceau d’Andreï Roublev, élève de Théophane le Grec et héritier spirituel de saint Serge de Radonej. Il n’est pas facile de faire une « éloge de la main », pour reprendre l’expression d’Henri Focillon, lorsqu’on parle du Moyen Âge, et encore plus lorsqu’on est dans la Russie du début du XVe siècle. Néanmoins, la « Trinité » appartient sans doute au cercle qui travaillait pour les grands monastères et cathédrales entre Moscou, Zvenigorod et Vladimir. Elle est probablement le plus insigne résultat de ce travail commun des moines lettrés, des ascètes et des peintres qui, à la différence d’Andreï, ne laissèrent pas de noms dans l’histoire.
Toute icône est une théologie en couleur, un dogme incarné dans l’image, une vie de saint, une fête d’église, une image de dévotion. Mais la « Trinité » fait partie des chefs-d’œuvre de la théologie iconique chrétienne. Pourquoi ? Avec des moyens étonnamment laconiques, elle révèle la doctrine orthodoxe, complexe et paradoxale, de la Trinité, inséparable dans son unité, mais irréductible à cette unité. S’inspirant de l’histoire de l’Ancien Testament qui raconte l’hospitalité offerte par le patriarche Abraham aux trois voyageurs, les anges du Seigneur, le peintre omit la plupart des détails du repas. Il garda les bâtons des pèlerins, la montagne, le chêne et la maison, attributs respectifs de l’Esprit Saint, du Fils et du Père. Le dialogue silencieux des anges est construit par leurs regards qui ne se croisent pas, mais qui indiquent la direction de la parole. L’objet clé de ce mystérieux échange est le calice sacrificiel avec la tête de veau posée sur la table entre eux. Le Fils, comme s’il se trouvait dans le jardin de Gethsémani, demande au Père s’il doit boire à la coupe ; le Père, en la bénissant à son tour, regarde l’Esprit Saint, lui transmettant sa volonté ; l’Esprit Saint, qui a la tête légèrement plus inclinée, « acquiesce » et agit. Ce conseil éternel est dépourvu de tout lien avec la rencontre providentielle dans le bosquet de Mamre : pas d’Abraham, pas de Sarah, pas d’esclave à préparer le repas. Mais c’est le sort de l’humanité qui se décide : la Trinité va la sauver en sacrifiant le Fils du Père avec l’aide de l’Esprit. Et en même temps, ce conseil éternel est présenté comme l’Eucharistie : avec leurs silhouettes, les figures du Père et de l’Esprit Saint forment une coupe, à l’intérieur de laquelle se trouve le Fils qui va à la mort.

Les restaurateurs s’accordent pour dire que les visages montrent très bien la trace originale du pinceau « roublevien ». Leurs expressions, semblables et différentes en même temps, sont importantes. La figure centrale du Fils est légèrement plus frontale que les figures latérales, mais avec l’ange de droite, l’ange central se penche clairement vers celui assis à gauche, ce qui fait ressortir le rôle du Père malgré sa position visiblement secondaire. Aucun des anges ne regarde le spectateur qui n’est pas invité à un dialogue direct, car la Trinité est au-delà du regard humain. Les ailes relient les figures, qui ne se touchent cependant pas, et ce dispositif peut également être lu comme une réflexion sur le dogme de l’inséparabilité de la Trinité.

Est-ce que la Russie moscovite du XVe siècle sut apprécier l’icône de cette richesse dogmatique et artistique, peinte dans les mêmes années que la grande Trinité de Masaccio à Florence ? La grande découverte du cercle roublevien est due, je le crois sincèrement, à l’immense rayonnement spirituel de saint Serge et à l’apport non moins important du dernier grand courant artistique venu de Byzance au seuil de sa chute : la Renaissance liée aux Paléologues, dernière grande dynastie de Constantinople. En 1551, le Concile des Cent Chapitres réuni à Moscou, consacra la règle selon laquelle la Trinité devait être peinte « à la manière de Roublev », attestant ainsi de la justesse de la solution iconographique qu’il avait choisie, tout en liant son nom vénérable à l’icône.

Le motif du calice sacrificiel est une évidence à l’œil nu. Il avait même incité certains historiens de l’art à voir dans la « Trinité » une sorte d’icône eucharistique, réduisant toute sa signification à des pratiques liturgiques. On parle aussi du type de « Trinité à l’autel ». C’est sans doute en partie vrai, car cette icône est fonctionnellement l’image qui « illustre » la cathédrale de la Laure, consacrée à la Trinité. Elle fut peinte pour l’iconostase. Pendant des décennies, une très bonne copie y a servi de substitut à l’original. Mais, comme j’ai essayé de le montrer, elle est plus que cela. La signification idéologique et étatique de la Laure et de son icône principale a conduit Ivan IV le Terrible à lui donner un encadrement, l’oklad, qui cachait complètement aux yeux toute la subtilité et le mystère que je viens de décrire. L’oklad de Boris Godounov, conservé jusqu’à ce jour dans le musée de la Laure, semble suivre fidèlement sa structure. Ici, le sobre « autel » sur lequel, dans l’icône, se trouve le calice, est transformé en banquet royal, les voyageurs bibliques en invités richement déguisés, le rocher (symbole de l’ascension spirituelle) se confond visuellement avec l’arbre, symbole de la Croix, la tête de veau est retirée du calice et l’ange central bénit non pas la tasse, mais une soucoupe et une cuillère. Le dialogue silencieux des regards est obscurci par le scintillement des auréoles ornées de pierres et les gestes des mains sont tout simplement dénués de sens. Au cours du XVIIe siècle, Fyodor Borisovich Godounov ajouta une panaghia autour du cou de l’ange central, tandis que Fyodor Mikhailovich Romanov donna de somptueux colliers, tsaty, à deux autres. C’est sous cette forme que l’icône remplit sa fonction liturgique jusqu’en 1918.
Il est clair que, malgré tout le respect dû à l’autorité d’Andreï Roublev, peu de gens se souciaient des subtilités théologiques de sa « Trinité », même au XVIe siècle lorsque, formellement, elle devint « règle ». Cela ne signifie pas que l’icône était insuffisamment vénérée. C’est que la vénération et des « lectures » savantes ne sont pas la même chose, tant en religion qu’en recherche scientifique. Il est intéressant de noter que les catholiques contemporains ont compris l’extraordinaire message de l’icône qui transmet le dogme de manière très orthodoxe et, par conséquent, schismatique du point de vue occidental : c’est bien la relation au sein de la Trinité qui est le point crucial de la rupture entre l’Orient et l’Occident. Aujourd’hui, on trouve facilement une reproduction de la « Trinité » dans les églises catholiques, voire dans de grandes cathédrales, en France et ailleurs, souvent près de l’autel, exposée, bien sûr, non pas pour être embrassée ou pour d’autres formes de vénération, rares en Occident. Mais peut-être comme un espoir à l’unité entre l’Orient et l’Occident, une unité que beaucoup d’entre nous recherchent encore. Malgré tout…

Comment lire la décision présidentielle qui s’oppose aux conservateurs et des historiens de l’art, une décision fondée non pas sur un quelconque « accord » du directeur de la galerie et du conseil de restauration, mais sur la volonté, facilement organisable, des « ouailles » ? Tout croyant conviendra que le principal lieu de culte de l’icône est l’église. Mais il conviendra aussi que ce lieu n’est pas unique, sinon le « coin rouge » de la cabane russe, présente dans chaque maison ou appartement de croyant, devrait être supprimé comme héritage culturel de la « sainte Russie ». En outre, des milliers d’icônes expropriées – mais aussi restaurées ! – par les bolcheviks, sont exposées dans des musées : on n’en fait pas de scandale. La « Trinité » en question, noircie, repeinte plusieurs fois, fut ressuscitée, découverte au sens strict du terme, dans des conditions muséales, au début du XXe siècle. L’accès à la châsse dans l’un des plus beaux musées du pays était évidemment assez libre, et j’y avait souvent vu des gens en prière.

Le transfert d’une telle icône est un geste politique « actuel », mais d’origine médiévale. Toutes les grandes icônes miraculeuses de la Russie racontent comment elles voyagèrent, participèrent à des batailles, apaisèrent des ennemis, souffrirent des attaques des infidèles et des hérétiques, punirent les désobéissants et triomphèrent sur les ennemis de la Patrie. Elles firent leur travail, comme toutes images, qui furent et restent de vrais agents. Mais ces icônes en action transmirent aussi une partie de leur charisme à ceux qui eurent l’audace d’intervenir dans leur vie paisible, par exemple en les déplaçant de Kiev à Vladimir et de Vladimir à Moscou. Aujourd’hui, le dirigeant d’un pays, où chaque église est désormais obligée de prier pour la « victoire » et non pour la « paix » (parler de la paix est condamnable aujourd’hui), doit bien sûr être aussi un dirigeant religieux, capable d’une démarche non triviale. Car ce qu’il entreprit l’année dernière est malheureusement une affaire de religion. D’autant qu’il a des exemples à suivre : Erdogan a osé s’opposer au monde entier en rendant Sainte-Sophie au culte, en ignorant la décision d’Atatürk, mais en fédérant la société d’Istanbul autour d’un événement majeur. Malgré les différences visibles d’échelle, il s’agit d’un geste équivalent.

Le retour de la grande icône au sein de l’Église est perçu par son initiateur comme une justice supérieure, une gratitude envers le patriarche et l’élite ecclésiastique pour leur soutien à la guerre, un gage de l’union indéfectible du trône et de l’autel. Dans la conscience chrétienne médiévale, le véritable pouvoir d’action de l’image de dévotion, puissante comme elle l’est, est inextricablement lié à son emplacement dans l’espace de l’église, performatif par sa nature même. La prière devant la vraie « Trinité » roublevienne, non pas devant une copie des temps soviétiques, est certainement plus efficace dans l’esprit d’un croyant. Et surtout pas par n’importe quel croyant. Imaginons un instant les membres du Conseil de la défense, très pieux, comme on sait, réunis dans la grande cathédrale de Moscou autour de l’icône officiellement appelée « miraculeuse » : on en attend des miracles. Je le répète, il ne s’agit pas d’obscurantisme, mais de la logique médiévale inscrite dans l’histoire de l’art chrétien, une logique très proche de la mentalité des élites dirigeantes russes. Le programme iconographique de la cathédrale principale des forces armées russes à Kubinka, inaugurée en mai 2020, présage de la catastrophe actuelle, en est une excellente preuve. L’icône, si vénérée en Occident, doit servir la « bonne cause », là où les autorités le veulent. Question de la toute-puissance militante appliquée.

L’opération spéciale, sans précédent et menée à bien sans faire du bruit inutile, visant à « sauver » la « Trinité » de Roublev de la Galerie Tretiakov est certainement décourageante par son irresponsabilité. Endommagée lors du premier voyage à Sergiev Posad l’été dernier, rien ne garantit que cela ne se produira pas une deuxième fois. Il est possible d’obliger l’Église à surveiller les conditions de température et d’humidité. Il est possible d’organiser l’espace de la petite cathédrale de la Trinité en exposant l’icône non pas dans l’iconostase, où elle devrait simplement se trouver parmi les autres, mais dans un caisson scellé, comme un trophée (ce qu’elle deviendra d’ailleurs). L’Église « garantit » son implication pour sa sauvegarde, et l’attachée des questions juridiques du patriarche, l’igoumène Xenia Tchernega a expliqué sèchement les bases juridiques de cette affaire. Puisque la cathédrale est en fait trop petite pour abriter la vénérable icône et les vénérables reliques de saint Serge, on chuchote déjà autour du possible déplacement de la « Trinité » dans l’autre grande église de la Laure. Mais, encore une fois, avant cette destination définitive, il y aura une année d’exposition dans la grande cathédrale de Moscou, lieu des offices du patriarche.

Pour conclure, l’Église orthodoxe russe n’a naturellement pas pour intention de nuire à l’histoire de la peinture russe ancienne, surtout pas de détruire un chef d’œuvre, même s’il y a eu, ces dernières années, quelques exemples d’icônes anciennes et fragiles exposées au culte et donc endommagées. Il est probable que le Patriarche Kirill pense peu aux conditions de conservation, et bien davantage à la victoire du Bien sur le Mal. Comme son très pieux ami qui a pris cette lourde décision. Encore une. Et ceci malgré le fait que la « Trinité » roublevienne a été découverte par les historiens de l’art et non pas par un culte, historiquement assez discret sur le sujet des grandes icônes mariales (de Vladimir, de Don, de Smolensk, de Kazan’). Confier un trésor d’importance mondiale à la main d’un monastère, même le plus grand monastère de la Russie, une icône dont la préservation était confiée à la responsabilité de professionnels – tout cela relève de la roulette russe.

Oleg Voskoboynikov, médiéviste, professeur d’histoire de l’art, docteur de l’EHESS

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