Dans Edge of Tomorrow (2014), un film parmi tant d’autres - la liste est sans fin - sur une invasion extraterrestre, Tom Cruise joue le rôle d’un officier inexpérimenté pris dans une boucle temporelle dans laquelle il ne cesse de mourir au combat. Avec une référence éculée à la Seconde guerre mondiale, l’Europe continentale a été conquise par une armée extraterrestre qui semble impossible à arrêter ; seule la Grande Bretagne se dresse en rempart contre la fin imminente de la civilisation. Fort de ses expériences cependant, le personnage joué par Cruise finit par atteindre Omega, entité apocalyptique justement, qui contrôle les forces extraterrestres et a choisi pour résidence la pyramide du Louvre. Pour certains critiques la nouvelle entrée du musée, quand elle fut construite par I.M. Pei, faisait un peu figure de vaisseau spatial. Dans le film en revanche, la pyramide est le symbole non pas de la culture de toute l’humanité réunie en un seul endroit, mais de sa destruction. La civilisation en elle-même est sauvée, mais le musée gît, en ruines.
Ce film dystopique - qui n’est en réalité par davantage qu’un grand jeu vidéo dans lequel le spectateur prend la place du joueur qui essaie encore et encore toutes les combinaisons possibles pour atteindre son but - pourrait servir d’emblème fortuit de la politique culturelle actuelle en France, qui menace à sa manière de détruire le Louvre. Plus que d’autres musées, celui-ci pourrait être considéré une illustration du fameux adage dialectique de Walter Benjamin selon lequel « Il n’y a aucun témoignage de la culture qui ne soit également un témoignage de la barbarie ». Ce à quoi il ajoutait « Et comme un témoignage n’est jamais exempt de barbarie, la barbarie déteint sur la manière dont il se transmet ». Tiré de son essai « Sur le concept de l’Histoire », écrit en 1940 alors que la destruction de l’Europe par les Nazis passe à la vitesse supérieure, les mots de Benjamin prennent un sens supplémentaire en raison de ce contexte historique.
Ils pourraient, cependant, tout aussi bien être appliqués à l’histoire des collections du Louvre qui, comme celles de beaucoup de musées, prennent (ou au moins à l’origine prenaient) la forme de pillages de guerre et de conquête coloniale. En 1797, les traités de Tolentino et Campo Formio ont protégé des œuvres fameuses du Vatican et de Venise, parmi lesquelles le quadrige en bronze doré de la façade de la basilique San Marco qui fut installé au sommet de l’Arc de Triomphe du Carrousel. Les conquêtes de Napoléon ont permis d’autres acquisitions (qui furent restituées après la défaite de 1815). C’était un pillage d’œuvres d’art à grande échelle.
Le Louvre est une illustration de la centralisation, un système pour lequel la France est connue. Napoléon a largement contribué à ce processus. Que ce soit dans l’Europe, prise dans son ensemble, ou dans les États qui la constituent, la centralisation n’est plus à l’ordre du jour. La dévolution et la décentralisation l’ont remplacée. Le Louvre, qui était auparavant le cœur d’un empire incarné par des objets matériel, a également été touché par ce retour de bâton historique. En 2012, le musée a ouvert une nouvelle et brillante antenne à Lens, une ville du Nord-Pas-de-Calais en crise et à la démographie en baisse, qui vivait de la mine, mais qui maintenant affiche un taux de chômage d’environ 25%. Le nouveau musée, dans lequel des œuvres de cultures variées sont mélangées dans une même présentation, incarne la pierre angulaire d’un effort pour revivifier la ville et la région. Savoir si cette tentative de recréer un effet Bilbao répondra aux attentes est encore à démontrer. Une chose est claire cependant : une fois de plus, les œuvres d’art servent de pions au pouvoir politique, et dans ce cas comme un os à ronger envoyé de la capitale vers la province. On doit s’excuser de demander si le commerce de la culture peut vraiment prendre la place des anciennes industries.
Les œuvres d’art sont faites pour être vues, il y a donc beaucoup à dire sur le partage des richesses et le prêt de collections qui sans cela resteraient en réserves. Une visibilité accrue, cependant, n’est pas la raison de la phase suivante de ce schéma farfelu. Il a désormais été décidé de transporter à Liévin (une autre ville à côté de Lens) la totalité des réserves du Louvre, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas normalement visible dans les salles. Non que ces œuvres aient vocation à être montrées dans leur nouveau bâtiment. Au contraire, elles seront stockées dans des réserves qui doivent encore être construites. Et on demandera au Nord-Pas-de-Calais de contribuer pour une part minoritaire de 49%, ce qui peut difficilement passer pour un geste de solidarité financière de la part de l’État. Si l’objectif était réellement de décentraliser, il serait beaucoup plus logique de distribuer les œuvres aux nombreux et beaux musées de province à travers la France. Au lieu de cela, comme un important actionnaire, le Nord-Pas-de-Calais aura sûrement son mot à dire dans la future organisation de la collection. Une telle folie frise l’incompréhensible. La décentralisation est une chose, évacuer le Louvre, le laisser comme une coquille vide en est une autre.
Ce projet mal conçu pour l’un des plus grands musées du monde qui, avec de la chance et des protestations déterminées pourrait encore être annulé, reflète une incompréhension complète de la mission de base de tout musée d’art, qui est de conserver et de faciliter l’étude des objets du passé. D’abord, la conservation : le transport incessant sur de longues distances entre Paris et Liévin finira par provoquer inévitablement des dégâts sur certaines œuvres. Préparer et emballer des objets fragiles est aussi extrêmement coûteux. Des œuvres dans les réserves du Louvre doivent sans doute être déménagées en raison du danger d’inondation par la Seine (le souvenir des dommages causés aux collections du Staatliche Kunstsammlungen à Dresde, dus au débordement de l’Elbe en 2002, est encore frais dans les mémoires). Il serait cependant bien plus sensé d’entreposer ces œuvres qui ne peuvent rester au Louvre lui-même dans un lieu à Paris même (peut-être dans une des banlieues décriées qui font elles aussi face à un besoin pressant de revitalisation). Dans le même temps, le Louvre pourrait être encouragé à créer des salles d’études dans lesquelles des parties moins importantes de la collection pourrait être présentées par rotation, que ce soit pour des expositions temporaires ou pour les besoins des chercheurs. Des exemples comparables ont été mis en place, avec beaucoup de succès, dans d’autres grands musées.
La méthodologie de l’histoire de l’art est fondamentalement comparative ; elle est fondée sur la possibilité d’examiner les objets côte à côte. Chaque œuvre, quelle que soit sa célébrité, participe d’une vue globale dans laquelle ses propres caractéristiques prennent du relief grâce aux autres œuvres qu’elle côtoie chronologiquement et culturellement. Non content de figer la notion pourtant dépassée de génie isolé pour un artiste, et de chef-d’œuvre incomparable pour son œuvre, la nouvelle politique portera des coups sévères à l’érudition. Peu importe combien d’œuvres d’art sont envoyées à Liévin où, il faut le noter, la totalité sera également reléguée en réserve, elles ne seront pas suivies par les ressources du Louvre pour la recherche : sa bibliothèque, ses centres de conservation, l’expertise de ses conservateurs et, enfin et surtout, la communauté des chercheurs, ceux de Paris et ceux du monde entier, qui ne feront probablement pas de longs séjours dans une ville post-industrielle en déshérence
En déménageant les collections en réserves à Liévin, le ministre de la Culture menace de réduire un magnifique musée à une galerie de chefs-d’œuvre isolés exposés pour la distraction des touristes. On se rappelle un sketch, le « Louvre en quatre minutes » (1974) par l’humoriste américain Art Buchwald dans lequel il racontait comment il retournait à Paris pour battre le record du Louvre en six minutes. Selon les mots de Buchwald : « Comme chacun sait, il y a seulement trois choses à voir au Louvre : la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace et la Joconde. Le reste, c’est de la pacotille. » Quand le fameux athlète arrive, cependant, il découvre avec désarroi que la Joconde a été emmenée au Japon. L’absurde finit par devenir réel.
La proposition de réduire le Louvre à une collection superficielle de chefs-d’œuvre est moins un acte de barbarie dans le sens avancé par Benjamin qu’un incompréhensible acte de Philistin. La démagogie et le populisme sont improductifs en termes économiques. Lui-même le produit d’une révolution, le Louvre en tant que musée est maintenant près d’être soumis à un autre bouleversement, non pas au service d’un idéal élevé, mais plutôt à celui de l’idole de l’âge moderne, Mammon. On pourrait nous objecter avec un cynisme désabusé que transformer le contenu d’un musée en instrument de développement économique n’est pas nouveau. Les musées ont été complices de ce processus ; la pyramide du Louvre ouvre sur un grand centre commercial. Le projet de déplacement massif des réserves, cependant, porte ce processus à des hauteurs – ou plutôt à des profondeurs – nouvelles.
Dans son essai « Sur le concept de l’Histoire », Benjamin citait Flaubert, « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ! ». Il ajoutait : « La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu’on se demande avec qui proprement, l’historiographie historiciste entre en intropathie. La réponse est inéluctable : avec le vainqueur […] Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. » Dans ce cas semble-t-il, le cortège mènera de Paris à Liévin. Mais qui est le vainqueur ? Les habitants du Nord-Pas-de-Calais ? Peu probable. Les œuvres d’art, en revanche, sont vaincues. Le Louvre, lui même le produit d’un processus de spoliation, est maintenant spolié à son tour.
Kuno Francke Professor of German Art & Culture
History of Art & Architecture, Harvard University