Le grand mystère du nombre de visiteurs de l’exposition Léonard

Andrea del Verrocchio (1435-1488)
Incrédulité de saint Thomas
Bronze
à l’entrée de l’exposition Léonard au Louvre
Florence, Chiesa di Ognissanti
Photo : Didier Rykner
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1 071 840 visiteurs pour l’exposition Léonard au Louvre qui a fermé ses portes le 24 février dernier. Le chiffre est précis, et pour la communication du Louvre, c’est une grande source de fierté. Qu’on en juge : la rétrospective Eugène Delacroix, en 2018, était jusqu’à présent celle qui avait eu le plus grand succès, avec 540 000 visiteurs en quatre mois. Comme l’a dit le Louvre à l’AFP : « Ce chiffre exceptionnel, pour une exposition ouverte pendant quatre mois, s’explique par la mise en place de 46 nocturnes supplémentaires (soit 175.000 visiteurs) ainsi que par l’ultime ajout des trois dernières nuits gratuites - une première dans l’histoire du musée - qui ont permis d’étendre les horaires afin que le public le plus large puisse visiter l’exposition. »

Oui, mais. Car il y a un mais, et celui-ci n’est pas mince. En comptant tous les jours d’ouverture de l’exposition, y compris les nocturnes et les nuits, et en faisant un calcul très simple à effectuer (et que nous avons fait valider par des spécialistes de ce genre de calculs, même s’il s’agit d’une banale règle de trois), il était absolument impossible de faire entrer 1 071 840 visiteurs dans cette exposition en respectant la jauge maximale des salles sous la pyramide.
Pendant des années, cette jauge - dont on pouvait suivre le remplissage en temps réel grâce à un système de comptage installé à l’entrée de cet espace d’exposition, mais qui a aujourd’hui disparu - était de 450 personnes maximum. Nous avions enquêté lors des expositions Vermeer et Valentin, et elle était alors passée à 500 visiteurs maximum. Nous avons donc interrogé le Louvre, à de multiples reprises, sur le niveau de cette jauge pour la rétrospective Léonard. Curieusement, celui-ci a obstinément refusé de nous répondre, malgré plus d’une demi-heure passée au téléphone avec le directeur de la Communication.

Celui-ci nous ayant assuré que le chiffre de visiteurs était bien de 1 071 840 visiteurs, nous nous sommes alors posé la question du temps de visite moyen. Là encore, sans aucune réponse du Louvre, comme si le temps que passait un visiteur dans ses expositions ne l’intéressait pas. Nous pouvons citer ici Jean-Michel Tobelem, spécialiste des musées, professeur associé à l’Université Paris 1 Sorbonne et directeur d’Option-Culture, organisme d’étude et de conseil dans le domaine du tourisme culturel. Celui-ci nous a confirmé ce que nous pensons, et ce que toute personne un peu familière des musées et des expositions comprendra : « En trente ans d’observation et de travail universitaire sur les expositions, je n’ai jamais vu d’études qui affirmeraient qu’une exposition majeure dans un grand musée (une exposition « blockbuster ») aurait connu un temps de visite moyen inférieur à une heure. C’est d’autant plus évident pour cette exposition pour les raisons suivantes :
1. il s’agit de l’un des artistes les plus connus dans l’histoire de l’art,
2. l’exposition a été présentée comme un événement unique, qu’il est peu envisageable de voir se renouveler dans un avenir prochain,
3. il s’agit d’un public "connaisseur", très éduqué, intéressé par l’art et qui est motivé par une découverte approfondie de l’exposition,
4. certains visiteurs sont venus de loin (y compris de province et de l’étranger),
5. certains ont dû patienter pour entrer dans le musée, puis dans l’exposition,
6. le prix du billet d’entrée est de l’ordre de 17 euros,
7. une partie des visiteurs sont évidemment restés dans l’exposition entre 1 h 30 et 2 h, voire bien plus,
8. il existe un temps "incompressible" pour prendre connaissance de l’ensemble des œuvres exposées, compte tenu de la forte affluence dans des espaces d’exposition de surcroît peu adaptés à des "blockbusters" (encombrement pour circuler, nombreuses personnes présentes devant les œuvres, etc.),
9. la seule lecture des cartels et des panneaux de salles (sans compter l’écoute éventuelle de l’audioguide) ne peut être effectuée dans une durée de 35 mn,
10. certains visiteurs avaient la possibilité d’utiliser des casques de réalité virtuelle (d’une durée d’une dizaine de minutes me semble-t-il), sous réserve d’une inscription préalable (et d’une certaine durée d’attente).
 »

Tout plaide donc pour un temps de visite moyen d’une heure. Mais pour donner encore plus de validité au calcul sans qu’on puisse nous accuser de prendre des hypothèses irréalistes, nous avons réduit ce temps de visite moyen à 45 minutes, dont Jean-Michel Tobelem nous a assuré dans un autre mail qu’il n’est pas possible.
Notre calcul est donc le suivant. Comme certains visiteurs restent plus longtemps que la moyenne, d’autres moins longtemps, et que ceux qui sortent sont remplacés par d’autres, nous avons pris le biais suivant, qui est encore favorable au Louvre puisqu’il maximise le calcul : pendant les 45 premières minutes, 500 personnes sont dans l’exposition, immédiatement présentes, sans délai d’entrée. Puis elles sont immédiatement remplacées par 500 nouvelles personnes, qui restent 45 minutes et ainsi de suite. On remplit ainsi l’exposition au maximum possible, et même au delà compte tenu du fait que tout le monde n’entre pas simultanément.

Le nombre d’heures totales d’ouverture a été de 104 jours que multiplie 9 h (temps d’ouverture quotidien), auquel il faut rajouter 15 h d’ouverture supplémentaires par semaine (les nocturnes) pendant 16 semaines, et enfin trois nuits pendant 10 h de plus les trois derniers jours.
Cela donne (104 x 9) + (16 x 15) + (3 x 10), soit 936 + 240 + 30 soit 1206 heures.
Dans 1206 heures, il y a 1608 fois 45 minutes (1206x60/45).
Si l’on multiplie la jauge maximum (soit 500 personnes) par 1608, on obtient un nombre maximum de visiteurs égal à 804 000. Soit 267 000 visiteurs de moins que ce que nous annonce le Louvre.
Si nous avions retenu une heure moyenne de visite (sûrement plus crédible bien que probablement encore sous-estimé), le nombre de visiteurs aurait été égal à 1206 x 500, soit 603 000, proche donc du précédent record obtenu par la rétrospective Delacroix, mais 468 000 visiteurs de moins que ne l’affirme le musée.
En conservant cette jauge de 500, pour arriver à 1 071 840 visiteurs, il aurait fallu que le temps de visite moyen soit de 34 minutes (soit : (1206x60)/(1071840/500)).

Nous avons joué sur le temps de visite, et sur le nombre de visiteurs. Il reste une troisième variable : la jauge maximale. Pour obtenir le chiffre annoncé de plus d’un million de visiteurs, et si l’on prend en compte un temps de visite moyen de 45 minutes, il faudrait que cette jauge soit portée à 666 visiteurs maximum (1071000/1806). Si l’on prend un temps de visite d’une heure, la jauge devrait être de (1071000/1206), soit 888 visiteurs maximum.

Les chiffres sont là, implacables. Et il n’y a que trois solutions possibles.

Soit le chiffre global de 1 071 000 visiteurs est très surévalué. Mais le Louvre assure que c’est le bon.
Soit le temps de visite moyen a été de 34 minutes, ce que le simple bon sens et l’expérience rendent impossible.
Soit la jauge de 500 a été très fortement augmentée. Cela aurait eu deux conséquences. D’abord de rendre la visite très inconfortable, ce que la plupart des visiteurs ont d’ailleurs pu constater, notamment avec des temps d’attente très importants pour accéder aux œuvres dans les vitrines. Ensuite, et ce serait tout de même assez grave : une mise en danger du public, en dépassant la jauge autorisée. Mais on ne peut pas croire que le Louvre ait pris un tel risque, et que les pompiers qui se trouvent sur place ainsi que la Préfecture de Police ne l’aient pas remarqué ou aient laissé faire, même si nous avons eu par ailleurs - c’est cela qui nous avait mis la puce à l’oreille, l’information provenant d’une source au Louvre même - que la jauge avait été effectivement portée à 800.
Peut-être aussi, après tout, le Louvre a-t-il été autorisé pour cette exposition à augmenter le nombre de visiteurs maximum de l’exposition, même si on ne s’explique pas comment une telle chose est possible, surtout d’un tel nombre (entre 166 et 388 personnes en plus suivant les hypothèses 45 minutes ou 1 heure). Il est vraiment dommage que ni le Louvre, ni la Préfecture de Police, ni la Brigade des Sapeurs Pompiers de Paris, que nous avons pourtant tous interrogés n’aient voulu nous répondre à ce sujet, alors que l’information est aisée à connaître à partir des comptes rendus de la commission de sécurité

Il s’agit, décidément, d’un mystère Léonard qui vient s’ajouter à ceux que l’on connaissait déjà.

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