Le démantèlement des grandes demeures : de La Roche-Guyon à Dampierre (1987-2013)

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Le choc du démembrement de La Roche-Guyon (1987)

1. Château de La Roche-Guyon (XIIe-XVIIIe siècle)
Val d’Oise, vu depuis son potager, dos à la Seine.
Classé MH le 6 janvier 1943.
Photo : JH Mora
Creative Commons
Licence Attribution-ShareAlike 3.0 Unported
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L’annonce de la vente des collections du château de La Roche-Guyon (Val d’Oise) (ill. 1) les 6, 7, 8 et 9 décembre 1987 fit l’effet d’un coup de tonnerre. Ce château, appartenant aux ducs de La Rochefoucauld, avait conservé - fait exceptionnel - l’intégralité de ses collections de l’Ancien Régime et notamment une bibliothèque fameuse, aux ouvrages revêtus des chevrons familiaux (ill. 2). Elle était liée à l’auteur des Maximes, comme au mouvement physiocrate. Aujourd’hui garnie de livres factices, elle a perdu son âme (ill. 4 et 5). Un Inspecteur général des monuments historiques écrivait peu après la vente : « Le château de La Roche-Guyon, dans une situation exceptionnelle, est l’une des demeures les plus imposantes et les plus chargées d’histoire de notre pays. Jusqu’en 1987, il avait miraculeusement conservé la plus grande partie du mobilier somptueux qu’y avaient accumulé depuis trois siècles ses propriétaires successifs, y compris onze mille volumes de sa bibliothèque, une des plus importantes bibliothèques privées de France […] » Le rapport, après avoir évoqué l’arrachage de décors muraux, se terminait par un : « notre administration, dont la naïveté et l’irresponsabilité étonnent » [1]… Ajoutons cependant, à sa décharge, qu’elle était désarmée, on va le voir.


2. Fers ornés du manteau d’hermine de duc et pair des ouvrages
des La Rochefoucauld à La Roche-Guyon, dispersés en 1987.
Photo : Sotheby’s
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3. Fers ornés du manteau d’hermine
de duc et pair des ouvrages
des Luynes à Dampierre, dispersés en 2013.
Photo : Sotheby’s.
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4. Bibliothèque de La Roche-Guyon peu avant 1987.
Vente Chayette-Calmels, 22 novembre 1991, lot 108 (boiseries).
Les deux globes disposés aux angles de la galerie ont été
offerts à la BnF en 2010.
Photo : D. R.
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5. Vue actuelle de la bibliothèque de La Roche-Guyon
après repose des boiseries
et installation de livres factices.
Photo D. R.
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6. Grand Salon de La Roche Guyon tel qu’il se présentait
peu avant 1987 avec la tenture d’Ester (MH),
le mobilier de Heurtaut (H) et l’une des consoles de Jumel.
Photo tirée de Les anciens châteaux de France, 1924, pl. 11.
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Sur les 239 lots que comportait la vente mobilière, huit objets avaient heureusement été classés monument historique le 10 avril 1945. On pense notamment à la tenture de l’histoire d’Ester tissée aux Gobelins aux mesures exactes du Grand Salon, ainsi qu’aux sièges novateurs de Nicolas Heurtaut (ill. 6), aujourd’hui en partie conservés au Louvre [2], tendus d’une tapisserie assortie. Ces meubles, interdits de sortie du territoire par leur classement article L. 622-18 du Code du patrimoine), reviendront progressivement au château confié, depuis, par leur propriétaire à un Etablissement public de coopération culturelle. Le retour, en 2000, de la suite d’Ester (vente Lagerfeld) suivi, en 2011, des chenets du Grand Salon, sur le point d’être vendus illégalement à New York, laisse bon espoir à ce propos. Mais d’autres objets n’étaient pas classés au moment de la vente, comme un poêle monumental en faïence, immeuble par destination arraché à sa niche ou une très rare paire de consoles estampillée Barthélémy Jumel (ill. 7), dotée de plateaux en granit noir antique et en porphyre rouge d’Egypte qui faisaient écho à la cheminée [3]. Le rapatriement de ces objets, dépourvus de protection et susceptibles d’intéresser les musées étrangers, sera difficile. Il est, au demeurant, plus simple et moins onéreux de conserver un ensemble que de le reconstituer après coup.


7. Console du Grand Salon (d’une paire).
Estampille probable de Barthelemy Jumel (Me en 1750).
Dessus en granit noir antique à gorge de bronze.
Non protégée au titre des MH.
Sotheby’s Monaco, 6 et 7 décembre 1987, lot 97.
Photo : Sotheby’s
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La protection contractuelle fragile de la loi du 5 janvier 1988

8. Château de Thoiry (XVIe-XVIIIe siècle), Yvelines.
ISMH le 19 janvier 1973
Photo : elPadawan. Licence Creative Common
Attribution-ShareAlike 2.0 Generic
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L’émotion fut telle qu’un cavalier législatif fut immédiatement mis en selle. Ainsi, la loi du 5 janvier 1988 est aujourd’hui encore la seule qui prétende lier des œuvres à leur contexte immobilier. Le mécanisme, perfectionné au fil du temps, reste cependant fiscal et donc passablement fragile : une famille signe avec l’Etat une convention à durée indéterminée par laquelle elle s’engage à maintenir certaines œuvres dans une demeure protégée ouverte au public [4] dont elles constituent « le complément historique et artistique » (article 795 A du CGI). L’exigibilité des droits de succession est ainsi suspendue tant que les termes du contrat sont respectés. Le problème tient à ce que chaque héritier doit adhérer à la convention (avec une possibilité de rachat de parts), ce qui en fait une solution satisfaisante pour quelques générations, dans des familles peu nombreuses et particulièrement unies. On compte actuellement une centaine de conventions signées dont 59 % incluent des objets mobiliers.


9. Ancienne collection de Thoiry avant 1989.
Commode de BVRB I (Mort en 1738) livrée
pour Louis-Charles de Machault (1665-1750),
puis transmise à son fils Jean-Baptiste.
Classée MH en 1989.
Sur la commode, se trouvait
l’Enlèvement d’Hélène, bronze de Susini
monté aux armes de Jean-Baptiste Machault.
Au Getty museum depuis 1990
Photo : Christie’s
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10. Ancienne collection de Thoiry avant 1989.
Meuble d’entre-deux de BVRB II (Me en 1738)
livré à Jean-Baptiste Machault.
Classé MH en1989.
Photo : D. R.
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Un an après sa promulgation, la nouvelle loi montra ses limites au château de Thoiry (Yvelines) (ill. 8). Celui-ci entra, en 1773, en la possession du fils du chancelier Jean-Baptiste de Machault d’Arnouville (1701-1794), célèbre collectionneur qui s’y installa d’ailleurs en 1789. Transmis depuis quatre siècles par héritage, il comportait un mobilier de provenance Machault de premier ordre, réuni et accru au fil des successions, y compris récemment. Ainsi, deux meubles majeurs, une commode de Bernard I Van Risen Burgh (ill. 9) et un meuble d’entre-deux (ill. 10) de son fils aîné Bernard II Van Risen Burgh, réalisés tous deux pour les Machault, furent classés au titre des monuments historiques le 1er octobre 1990 et le 7 décembre 1989. Mais si le classement d’une œuvre prohibe sa sortie du territoire (article L. 622-18 du Code du patrimoine), rien ne permet aujourd’hui de l’attacher à un lieu particulier, ni à d’autres objets d’un même ensemble. Ces deux meubles se trouvent donc en France, mais plus à Thoiry… Le superbe encrier d’argent en forme de navire (ill. 11) ainsi qu’un bronze de Susini au socle orné des armes familiales (ill. 12), ne furent en revanche pas protégés. De somptueuses porcelaines montées ne le furent pas plus. L’enlèvement d’Hélène de Susini fut ainsi acquis, en 1990 [5], par le Musée Getty de Malibu. Les ventes égrènent depuis des objets Machault dont on aimerait tenter de regrouper le reliquat dans des murs qui leur sont liés.


11. Ancienne collection de Thoiry.
Encrier navire de Jean-Baptiste Machault (1701-1794),
par François-Thomas Germain
argent et bronze doré.
Photo : Galerie Bernard De Leye
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12. Ancienne collection de Thoiry.
L’Enlèvement d’Hélène, bronze de G. F. Susini
monté aux armes de Jean-Baptiste Machault.
Au Getty Museum depuis 1990.
Photo : Getty Museum
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L’affaire des châteaux japonais (1990-1995)

Le dépeçage systématique par une société japonaise dans les années 1990 d’importantes demeures allait à nouveau démontrer l’insuffisance de la solution contractuelle et fiscale de la loi de 1988. On assista ainsi, dans l’impuissance, à partir de 1993, au démembrement des collections du château de Rosny, où se mêlaient des vestiges du mobilier de Sully et de la duchesse de Berry qui l’occupait au XIXe siècle.


13. Château de Millemont (XVIe-XVIIIe siècle) et son parc
Yvelines. Classé MH le 25 janvier 1965
Carte postale ancienne
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14. Glaces du boudoir de Millemont. Le sculpteur du mobilier
travailla probablement également aux boiseries.
Photo parue dans Connaissance des Arts, décembre 1967.
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Au même moment, on dissociait au château de Millemont (Yvelines) (ill. 13), classé depuis le 25 janvier 1965, des sièges meublants des boiseries qu’ils continuaient. Voici ce que disait l’historien d’art anglais Mark Girouard, dans son ouvrage Life in the french country house (2000) de cet ensemble fameux [6] : « Le boudoir du château de Millemont, vers 1750, était peut-être l’un des boudoirs Louis XV les plus évocateurs ; il a malheureusement été démantelé récemment. […] C’était un boudoir Louis XV comme on peut en rêver, tout en courbes et en volutes, dans des tons de rose, de blanc et d’or, orné de festons et de guirlandes, garni de miroirs qui se reflètent à l’infini. [7] (ill. 14) ».


15. Canapé assujetti aux boiseries et console assortie.
Mobilier estampillé Charles François Normand (Me en 1747).
Classé MH en 1969.
Photo parue dans Connaissance des Arts, décembre 1967.
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16. Le boudoir du château de Millemont,
aujourd’hui sans son mobilier.
Photo : D. R.
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Ce mobilier était composé d’un canapé, d’une console (ill. 15) (dont le marbre sarrancolin était assorti à celui de la cheminée et des tablettes des fenêtres), d’un écran, de deux fauteuils et de deux chaises estampillés Charles-François Normand. Classé au titre des monuments historiques par un arrêté du 12 mars 1969, il ne pouvait sortir de France, mais parfaitement de son boudoir… Mis en vente le 18 octobre 1993, il a été préempté par le Centre des monuments nationaux et est, depuis, conservé dans ses réserves de Champ-sur-Marne [8]. La présentation de ce précieux mobilier, dissocié des boiseries qui lui donnent sens, n’est évidemment pas satisfaisante. Quant à l’état actuel du boudoir (ill. 16), on mesure l’importance d’un mobilier adéquat, et combien il est dommageable de dissocier esthétiquement et juridiquement la protection des meubles et des immeubles.

La question des boiseries (1995)

17. Ancien pavillon de la machine de Marly (1683)
réaménagé pour la comtesse Du Barry en 1769.
Classé MH le 26 décembre 1994
Photo : Éric Soullard
Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 Unported
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La situation du château de Louveciennes (Yvelines) (ill. 17), également victime d’une tentative de dépeçage dans les années 1990, fut ainsi présentée par Pierre Lequiller, député-maire de la ville : « Cette demeure, qui recelait de véritables trésors mais n’était pas classée, a été dépouillée, démantelée pièce par pièce et vidée de son mobilier et de ses éléments de décoration - cette fois-ci en toute légalité -, puis également laissée dans un total abandon. De salles des ventes en salles des ventes, les pièces ont resurgi petit à petit : un salon aux tapisseries brodées par Madame Du Barry a ainsi été vendu 750 000 francs, un lustre 390 000 francs, des boiseries 145 000 francs, une tapisserie 445 000 francs, etc… Le cadre précieux et raffiné du château de Louveciennes, entièrement redécoré par Madame Du Barry lorsque Louis XV lui fit don du domaine en 1769, a à jamais disparu. Squatté, délabré, le bâtiment a fait l’objet en 1994 d’une tentative de pillage ; les services de police, averti à temps, ont retrouvé dans le parc, sous la pluie, les boiseries arrachées au pied de biche et une cheminée descellée à la barre à mine… ».


18. Détail d’une boiserie de la
salle à manger du
château de Louveciennes
par Guibert et Rousseau (1769)
Photo : D. R.
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19. Salle à manger du château de Louveciennes
revêtue de boiseries par Guibert et Rousseau (1769).
État vers 1900-1920.
Photo provenant de la base Mémoire.
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20. Salle à manger vidée de ses boiseries en 1994.
Coupure de presse de l’époque (Paris-Match)
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Le cas de ces boiseries (ill. 18 et 19), exécutées par les sculpteurs Guibert et Rousseau, est intéressant juridiquement. D’après la jurisprudence rendue en 1995 au sujet de celles de la bibliothèque de La Roche-Guyon (ill. 6) – elles aussi démontées pour être vendues – une boiserie n’est attachée à perpétuelle demeure que si elle est contemporaine du gros œuvre classé [9]. C’est alors un « immeuble par nature » qui peut profiter de la protection du bâtiment. En revanche, une boiserie postérieure au gros œuvre appartient à la catégorie des « immeubles par destination » qui suit – d’après l’article L 622-1 du Code du patrimoine et contrairement au droit civil – le régime des meubles classés. C’est précisément le cas des boiseries réalisées en 1769 [10] pour la comtesse Du Barry, destinées à revêtir un pavillon construit en 1683 pour le gouverneur de la machine de Marly. Ainsi, à nouveau démontées, elles seraient interdites d’exportation, comme leur classement l’implique, sans que rien n’empêche juridiquement leur détachement du bâtiment…


L’espoir déçu de la proposition de loi Lequiller (1997-2001)

C’est précisément de Louveciennes que vint l’espoir puisque Pierre Lequiller déposa, pour remédier à ces lacunes normatives, une « proposition de loi en 1996 », proposition qui fut cependant « retirée à deux reprises, fort de la promesse des ministres successifs de la culture de déposer un projet de loi » [11]. La situation n’évoluant pas, le député des Yvelines déposa une troisième proposition en février 2001. Assez imparfaite, un projet gouvernemental lui fut substitué en séance. Voté à l’unanimité de la Chambre, le nouveau texte était lui-même ambigu quant à l’indemnisation de la servitude de maintien in situ : les meubles contextuels étaient réputés immeubles et donc soumis à leur régime d’indemnisation [12]. Le Sénat lui substitua par conséquent, en juin 2001, sur le rapport de Pierre Laffitte, d’autres dispositions tout à fait raisonnables : les meubles (auxquels étaient assimilés les immeubles par destination), étaient grevés d’une servitude d’affectation à perpétuelle demeure. Ils conservaient ainsi leur nature mobilière et pouvaient donc bénéficier, en cas de classement d’office, de conditions d’indemnisation adaptées. Un autre régime, celui des « ensembles mobiliers », fut également proposé. Il s’agissait, non plus d’attacher une œuvre à un immeuble, mais à d’autres œuvres (série de tapisseries, mobilier complet, ouvrages d’une bibliothèque, collections diverses…), tout en interdisant leur sortie du territoire. Le régime d’indemnisation des meubles classés – augmenté dans son quantum – leur aurait été appliqué. Le processus législatif fut cependant suspendu.


21. Site préservé du château de Voré (XVIIIe siècle), Orne
Photo : D. R.
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22. Façade et cour du château de Voré.
Classés MH le 8 août 1973
Photographie ancienne
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C’est au moment de l’enlisement de cette proposition de loi que les collections du château de Voré (Orne) (ill. 21 et 22) furent démembrées après que des demandes d’exportation euent été déposées en octobre 1999, faisant courir un délai de 30 mois d’immobilisation des œuvres. En 1971, un conservateur régional des bâtiments de France évoquait cet ensemble alors intact en ces termes : « L’intérieur du château de Voré à Remalard, présente le plus grand intérêt et […] il compte parmi les grandes demeures françaises du XVIIIe siècle avec de nombreux meubles et tableaux ayant appartenu à Fagon, médecin de Louis XIV [13] et à Helvetius, le célèbre philosophe du XVIIIe siècle [qui acquit le château meublé en 1749]. Le grand salon est formé d’une dizaine de grandes toiles peintes par J-B Oudry. Il existe en outre 38 toiles de Oudry dans le château (cadres, trumeaux, cabinet etc…). Le propriétaire actuel […], descendant direct d’Helvétius à la 6e génération, conserve l’ensemble avec le plus grand soin […] Oudry, peintre ami d’Helvétius […] à chaque séjour à Voré, laissait ainsi à son hôte des gages de son talent ». Le conservateur concluait : « Je comprend l’obstination de l’Inspection générale [des monuments historiques] à vouloir protéger les toiles d’Oudry en même temps que le château, mais néanmoins, sur le plan juridique, je crois qu’il n’est pas possible de lier l’un à l’autre, d’autant que la bonne foi du propriétaire est entière, connaissant personnellement tout l’attachement que la famille […] porte à ses collections et aux soins qu’elle n’a cessé de faire preuve pour la conservation du château » [14].


23. Salon du château de Voré réaménagé en 1895
avec des panneaux de J.B. Oudry commandés
au XVIIIe siècle pour le château.
État vers 1900-1920.
Photo de la base Mémoire
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25. Ensemble de neuf toiles peintes par
Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) pour Voré telles qu’exposées
au Louvre depuis 2003
Photo : D. R.
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Les toiles du Grand Salon (ill. 23 et 24), dont le délai de rétention comme trésor national s’achevait en octobre 2002, purent être acquises par le musée du Louvre. En revanche, une autorisation d’exportation fut accordée au portrait d’Helvétius par Charles-Antoine Coypel en juillet 2004, tandis que l’on est sans nouvelles d’une paire de portraits de monsieur et madame Helvétius, par Louis-Michel Van Loo, pourtant eux aussi trésors nationaux. Un musée s’était enrichi, mais le patrimoine appauvri. Du mobilier, le musée du Louvre vient de récupérer, par les hasards d’une donation, quatre fauteuils cannés en bois naturel (ill. 26 et 27). Assez paradoxalement, l’acquisition était annoncée en ces termes par la conservation du musée : « Il est exceptionnel d’avoir conservé un tel mobilier demeuré dans la même famille, dans le même château depuis le XVIIIe siècle ».


25. Suite de quatre fauteuils en bois naturel.
Commande de Louis Fagon pour le château
de Voré, vers 1720-1730.
Donation Guerrand-Hermès au Louvre, 2011.
Photo : Louvre
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26. Antichambre du château de Voré.
Trois des fauteuils ci-contre, alors peints en blanc, sont visibles.
État vers 1900-1920.
Photo de la base Mémoire
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Ce démembrement fut suivi, du 1er au 18 avril 2003, par la vente fleuve de l’atelier-bibliothèque d’André Breton du 42 rue Fontaine à Paris (ill. 28 et 29), ensemble résultant de l’association d’objets de grande qualité, souvent offerts par des amis du poète (œuvres de Miro, Picabia, Magritte, Tanguy, Duchamp, Man Ray, Lam, Arp…) à des objets de récupération, des arts populaires (bénitiers, moules à gaufre…), des arts d’Afrique et d’Océanie. Même mélange fécond pour la bibliothèque parsemée d’œuvres d’art : romans populaires, jeux, psychanalyse, sciences occultes, ethnographie, marxisme, ouvrages souvent annotés auxquels s’ajoutaient les manuscrits de l’auteur et ses « cadavres exquis »… Une petite manifestation fut organisée, une pétition signée par des amateurs du monde entier, mais rien n’y fit, la collection Breton fut dispersée. Il n’en reste aujourd’hui, au centre Pompidou, que la reconstitution assez triste de l’un des murs de son appartement acquis au titre de dation en 2003 (ill. 30). De nombreux lots furent aussi préemptés au profit de vingt musées et de six bibliothèques, mais quid de l’ensemble [15] ? Un classement in situ ou, plus raisonnablement, comme ensemble mobilier aurait, en revanche, été de nature à empêcher l’éclatement de cette création unique.

Le rapport oublié de Marc Sanson (2004)

Plutôt que de poursuivre le processus législatif entamé avec la proposition de loi Lequiller, le ministre de l’époque, préféra, en décembre 2003, confier le projet de texte à l’examen du conseiller d’Etat Marc Sanson. Son rapport du 4 novembre 2004, qui ne fut pas rendu public, confirmait globalement le texte, tel qu’amendé par le Sénat, et proposait un échéancier de mesures s’étageant de novembre 2004 à l’année 2006. Il abandonnait cependant la possibilité de fixer une œuvre à perpétuelle demeure sans le consentement de son propriétaire (ce que prévoyait en 2001 le sénateur Laffitte contre indemnisation). Seule l’acceptation volontaire – et non indemnisée – de cette servitude était maintenue. Le même régime était semble-t-il recommandé pour les ensembles mobiliers.


27. Château de Vaux-le-Vicomte (XVIIe siècle), Seine-et-Marne.
Classé MH le 22 novembre 1929 et le 4 avril 1939.
Photo : D. R.
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On trouve finalement dans la conclusion du conseiller d’Etat l’avertissement suivant : « Aux termes de cette étude, l’inquiétude exprimée par les associations de propriétaires de monuments historiques privés sur les risques de voir disparaitre d’ici 10 ou 20 ans les plus grands ensembles mobiliers encore réunis […] qui gardent une cohérence culturelle et historique irremplaçable ne nous semble pas exagérée et nous paraît exiger de l’Etat l’adoption de mesures visant à éviter cette disparition ». Neuf ans ont passé depuis la remise du rapport et la prophétie des associations semble en passe de s’accomplir…


28. Bureau estampillé Gaspard Teuné (Me en 1766)
Visible sur l’illustration 29.
Vente Christie’s Paris, 17 juin 2000, lot 258.
Meuble classé MH.
Photo : Christie’s
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29. Bibliothèque du château de Vaux-le-Vicomte
avec, en bas à droite, le bureau à cylindre de Teuné.
État vers 1900-1920
Photo de la base Mémoire
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On sait que l’industriel Alfred Sommier (1835-1908), qui sauva de la ruine le château de Vaux-le-Vicomte, et fit recréer ses jardins notamment par Alfred Duchêne (ill. 27), s’attacha avec la même énergie à son remeublement. Le Guide Bleu Ile-de-France précise d’ailleurs, dans son édition de 1994 : « En 1938, les enfants des Sommier font classer Vaux « monument historique à perpétuelle demeure », attachant ainsi pour toujours le mobilier au château » [16]. La vente d’une partie de ces collections débuta cependant en 2000. On peut citer le cas d’un imposant bureau à cylindre de Gaspard Teuné (ill. 28), classé monument historique le 16 février 1944 et présenté à l’origine dans la bibliothèque du château [17] (ill. 29). Les ventes se poursuivirent en 2005 avec des ouvrages aux armes royales et du duc de Choiseul-Praslin, propriétaire de Vaux au XVIIIe siècle [18].


30. Billard d’Henri Dasson (1825-1896),
réalisé dans le style de « Boulle ».
Visibie illustration 31.
Collection Steinitz, puis vente Christie’s Paris,
14 novembre 2007, lot 96.
Photo : Christie’s
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31. Salon d’hercule du château de Vaux-le-Vicomte
avec le billard de Dasson réalisé pour le lieu.
État vers 1900-1920.
Photo : base Mémoire
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On peut aussi regretter le départ d’un très intéressant billard (ill. 30) spécialement réalisé en 1877 par Henri Dasson (1825-1896) pour le salon d’hercule (ill. 31), deux ans après l’acquisition du château par les Sommier. Il passa en vente en 2007 [19], après avoir été acquis par un grand antiquaire. Les Amis de Vaux-le-Vicomte réalisent, certes, des acquisitions pour le château, notamment de tapisseries, mais celles-ci ne sont pas toujours de la qualité des œuvres cédées et l’on regrette assez la disparition des aménagements du XIXe siècle et de ses meubles authentiques [20].


32. Château de Rochambeau (XVIe-XVIIIe siècle)
dans le Loir-et-Cher.
ISMH le 12 septembre 1969
Photo : D. R.
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Autre démembrement à jamais regrettable, celui des collections du maréchal de Rochambeau (1725-1807) qui participa, envoyé par la France, à la guerre d’indépendance américaine. Elles furent conservées, jusqu’en 1947, au château de Rochambeau (Loir-et-Cher) (ill. 32) puis, à l’occasion d’un partage, dans une autre branche de la famille.


33. Charles Willson Peale (1741-1827)
Portrait de Georges Washington, 1782
Huile sur toile
Vente Rouillac Cheverny, 9 juin 2002, lot 26
Photo : Rouillac
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34. Louis Charles Carpentier (Me en 1752)
Bergère de la chambre du maréchal de Rochambeau
Visible au centre de la carte postale, ill. 35.
Vente Rouillac Cheverny, 9 juin 2008, lot 106.
Photo : Rouillac
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35. Chambre du maréchal de Rochambeau
au château de Rochambeau avant 1947.
On y reconnait le portrait de Washington, vendu en 2002,
ainsi que deux des meubles vendus en 2008.
Carte postale ancienne
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Elles formaient, à elles seules, un musée des relations franco-américaines. Le portrait de Washington (ill. 33), rapporté par Rochambeau de ses campagnes (et probablement offert par son modèle), fut d’abord vendu en 2002 et exporté aux Etats-Unis [21]. En 2003, vint le tour d’une superbe paire de gouaches de Louis-Nicolas Van Blarengerghe représentant le siège et la prise de Yorktown (1781), offertes par Louis XVI à son général victorieux [22]. Le roi en conservait lui-même un exemplaire à Versailles, avec des répétitions, dans le même encadrement [23]. En 2008, on dispersa finalement une partie des meubles (ill. 34) de la chambre du château de Rochambeau où mourut le Maréchal en 1807 (ill. 35), ainsi que ses archives, dotées d’un grand intérêt historique [24].
Cette collection familiale, anéantie en l’espace de huit ans, et majoritairement exportée, était toute désignée pour un classement comme ensemble mobilier. Présentée au public, pourquoi pas à Rochambeau, elle aurait certainement suscité une vocation touristique.

La proposition reportée de la sénatrice Ferrat (2011)

36. Château de Breteuil (XVIe-XVIIIe siècle)
Yvelines.
Classé MH le 23 juillet 1973.
Photo : Wikimedia Commons
Creative Commons Attribution-ShareAlike 1.0 Generic
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Malgré, on le constate, l’accumulation des exemples de démembrement, aucun projet de loi ne fut discuté jusqu’en janvier 2011. A cette date, la sénatrice Françoise Férat profita d’une proposition de loi sur le patrimoine monumental de l’Etat pour y introduire un amendement relatif aux ensembles historiques. Il reprenait les préconisations de la mission Samson, en exigeant le consentement du propriétaire pour attacher une œuvre à perpétuelle demeure (ce qui dispense de l’indemniser). Il permettait, en revanche, de rendre indissociable, après indemnisation, un ensemble purement mobilier contre la volonté de son propriétaire. Pas plus que les autres, ce texte n’a pu aboutir. Il y avait, semble-t-il, d’autres urgences et la proposition de loi, transmise à l’assemblée nationale en novembre 2011 pour une deuxième lecture, en resta là.

Pourtant, au même moment, le château de Breteuil (ill. 36) s’apprêtait à perdre une partie de son mobilier. En septembre 2011, furent ainsi mis en vente trois beaux meubles présentés dans le circuit de la visite qui, pour deux d’entre eux (petite commode en laque noire visible au second plan dans l’illustration 44, ainsi qu’un bonheur-du-jour en suite), pouvaient être suivis depuis le XVIIIe siècle dans les collections Breteuil, d’abord parisiennes. La disparition, à l’occasion de cette vente, d’un bureau orné de grecques, estampillé Léonard Boudin (ill. 37), a sans doute beaucoup surpris l’effigie en cire de Louis XVIII qui s’y appuyait (ill. 38) ! Espérons que l’intérêt de la visite des intérieurs du château ne sera pas limité désormais à ces mannequins…


37. Bureau estampillé Léonard Boudin (Me en 1761)
Visible sur l’illustration 38.
Vente Sotheby’s Paris du 30 septembre 2011, lot 125.
Photo : Sotheby’s
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38. Bibliothèque Louis-Philippe du château de Breteuil
Photographie prise avant 2011
Le bureau sur lequel s’appuient les mannequins a été vendu.
Photo DR
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D’autant que Breteuil risque de perdre son joyau, témoin de l’histoire de la France et de l’Europe : la table de Teschen (ill. 39 et 40), offerte en 1779 à Louis-Auguste baron de Breteuil (1730-1807), ambassadeur de France à Vienne, par Frédéric II de Saxe et Marie Thérèse d’Autriche pour son efficace médiation entre la Prusse et l’Autriche. Ce chef d’œuvre du joaillier dresdois Neuber (1736-1808), qui a fait l’objet d’une demande de certificat d’exportation, a été reconnu trésor national par un arrêté du 30 septembre 2010. Son délai de rétention de 30 mois sur le sol national est par conséquent expiré depuis le 31 mars 2013... Restera-t-elle à Breteuil où elle se trouve conservée depuis 1821 [25] ?


39. Johann Christian Neuber (1735-1808)
Table Teschen, 1780-1789
Pierres de Saxe, plaques de porcelaine de Meissen,
bronze doré, âme de bois - 71 x 57,4 x 81 cm
Photo : Galerie Kugel/Thomas Hennocque
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40. Table de Teschen exposée à Breteuil
avec une commode en laque noire
cédée chez Sotheby’s Paris le
30 septembre 2011, lot 123.
Photo : D. R.
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Avec Dampierre, la boucle est bouclée (2013)

41. Château de Dampierre (XVIIe siècle), Yvelines.
La bibliothèque est située dans l’avant-cour,
à l’étage du bâtiment de gauche de l’avant-cour.
Le château n’est pas classé (seulement inscrit).
Photo : Christophe Jacquet
Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 Unported
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L’examen de la loi suspendu, l’explosion des ensembles historiques se poursuit inexorablement. La bibliothèque du château de Dampierre (ill. 41), propriété depuis toujours des duc de Luynes, pourtant toute désignée pour un classement in situ, sera dispersée les 29 et 30 avril 2013. Il s’agit probablement de la dernière bibliothèque de duc et pair de l’Ancien Régime encore conservée, celle de la Roche-Guyon n’étant plus, ensemble rarissime quant on sait que ces familles, qui prenaient rang directement après les princes du sang, n’étaient que trente-sept au moment de la Révolution.
Comme le dit la préface du catalogue : « La vente publique de cette noble bibliothèque est un événement sans pareil depuis la vente de la bibliothèque du château de La Roche-Guyon […] organisée en décembre 1987 ». La boucle est en quelque sorte bouclée et la législation toujours inexistante.


’42. Petit salon du château de Dampierre avec, à gauche,
le portrait de la comtesse d’Egmont Pignatelli.
Carte postale datée de 1919
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43. Alexandre Roslin (1718-1793)
La Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol, 1763,
et son cadre sculpté
Huile sur toile - 136 x 103 cm
Minneapolis, Institute of Art
Photo : Wildenstein Gallery
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Le devenir des collections du château était pourtant depuis longtemps alarmant. En 2002, Pygmalion et Galatée (1813-1819), ultime chef d’œuvre de Girodet, fut acquis par le Louvre. Entré au château par mariage en 1889, il était exposé aux cotés de la fresque de l’Age d’Or d’Ingres. Peu avant 2006, c’était au tour du portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol (1763), chef d’œuvre d’Alexandre Roslin (ill. 42), entré par alliance à Dampierre en 1801, de quitter le château (ill. 43) pour une galerie newyorkaise qui le céda au musée de Minneapolis.
C’est aujourd’hui la bibliothèque du château qui va être dispersée. Il s’agit en grande part de livres achetés dès leurs publication pour le château et portant le tampon sec « D. L. D. », apposé vers 1780, pour « Duc de Luynes Dampierre » [26]. Certains de ces ouvrages ont même été imprimés au château puisqu’une presse y fut installée en 1797 à la demande de Guyonne de Montmorency-Laval, épouse du sixième duc de Luynes, dont ils portent alors les initiales ainsi que le lieu d’impression : « Dampierre ».


44. Fêtes publiques données par la ville de Paris
à l’occasion du mariage du Dauphin
,1745.
Recueil des 19 aquarelles originales
préalables à la gravure.
Travail attribué à Padeloup (1685-1758)
aux armes du 5e duc
Photo : Sotheby’s
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45. Almanach royaux pour 1729, 1735, 1742,
1745, 1746 et 1775 aux armes des ducs de Luynes
Photo : Sotheby’s
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46. Œuvres de Molière, 1734, aux armes du 4e duc,
mémorialiste de la cour de Louis XV.
Photo : Sotheby’s
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47. Florilège des ouvrages de la bibliothèque de Dampierre.
Sotheby’s Paris, 1re partie, 29 et 30 avril 2013.
Photo : Sotheby’s
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Les ouvrages sont ornés, en fonction de leur richesse, des grandes armes des Luynes (ill. 3, 44 et 45) ou, plus simplement, entre les nerfs du dos, du lion familial (ill. 46). Certaines de ces reliures sont de véritables œuvres d’art, mais c’est surtout l’ensemble (ill. 47) qui témoigne des goûts et des divertissements (nombreuses partitions musicales) d’une famille de la très haute aristocratie. On pense aussi aux ouvrages aux armes du 4e duc de Luynes (1695-1758), célèbre mémorialiste du règne de Louis XV (ill. 45), au missel de la Dauphine conservé par son premier aumônier, le cardinal Paul-Albert de Luynes.
La société de vente chargée de cette dispersion, qui a depuis longtemps compris que les objets valent par leur contexte, reproduit dans ses locaux, grandeur nature, quelques travées de la bibliothèque avec sa vue sur le parc (ill. 48 et 49). Quelle cruelle mise en scène pour des livres qui ne la reverront jamais !


48. Bibliothèque du château de Dampierre en 2013
avant dispersion de ses ouvrages.
Photo : Sotheby’s
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49. Evocation grandeur narure de la bibliothèque de
Dampierre dans les locaux de Sotheby’s à Paris.
Photo : Julien Lacaze
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La perte de ces ensembles, naturellement décentralisés - souvent prémices du démembrement des domaines eux-mêmes (ill. 55 et 56) - est-elle sans remède ?


50. Grand salon du château d’Abondant (vers 1750), Eure-et-Loir,
démonté en 1902 et remonté au Louvre en 1994.
Photo : RMN-GP
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51. Suite prévisible du démembrement de ses décors, le
domaine d’Abondant fut loti sur autorisation préfectorale
du 17 juillet 1963. Les maisons construites le sont
à quelques mètres du château, ISMH le 8 septembre 1928
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Pour un alignement des avantages consentis aux monuments historiques sur ceux des musées

Outre la proposition de la sénatrice Ferrat, qui doit bien évidemment aboutir au plus vite (espérons le sous la forme d’un projet de loi préparé à l’occasion du centenaire de la loi de 1913 sur les monuments historiques), il nous semblerait logique de rapprocher, dans le domaine qui nous intéresse, les avantages consentis aux monuments historiques de ceux dévolus aux musées. Qui peut en effet nier cette qualité à des châteaux comme Thoiry, Vaux-le-Vicomte ou Dampierre ?

Il va de soit qu’en attachant un meuble à un immeuble, on lui retire l’essentiel de sa valeur, bien qu’il faille tenir compte de la valorisation corrélative reçue par le monument. On peut ainsi penser que le propriétaire est en droit d’être indemnisé à hauteur d’une somme avoisinant les 80 % de la valeur de l’objet. La voie d’une compensation fiscale - l’impôt contribuant souvent au démembrement des ensembles historiques - devrait être privilégiée.

Il convient tout d’abord d’encourager les classements volontaires. Ainsi, le consentement à l’établissement de cette servitude - qui prive aujourd’hui le propriétaire de toute indemnité (art. L. 622-5 du CDP) - devrait être considéré comme un « don de servitude ». Si ce dernier fait perdre 80 % de sa valeur à l’objet, cette dépréciation devrait être déductible à 66 % de l’impôt sur le revenu sur 5 ans comme l’est la valeur des œuvres offertes aux musées (art. 200 du CGI).

La dation en paiement pourrait être également de nature à anticiper les démembrements. Celle-ci permet aujourd’hui de s’acquitter des droits de succession, de donation ou de partage par la remise d’une œuvre à l’Etat (art. 1716 bis du CGI). Ne pourrait-elle pas consister, alternativement, en l’abandon à l’Etat d’une servitude de classement simple, comme ensemble mobilier, ou avec maintien in situ valorisée, dans ce dernier cas, à hauteur de 80 % de l’estimation de l’objet ? Ainsi, un consentement, éventuellement par tranches, au maintien in situ de la bibliothèque de Dampierre aurait permis à son propriétaire de régler les droits afférents à des donations successives. Dans le cas de l’atelier Breton, cette mesure aurait permis, non pas d’acquérir quelques objets, mais de préserve l’ensemble et de permettre notamment la constitution d’une fondation destinée à l’accueillir.

Lors d’une opération de mécénat pour l’acquisition d’un trésor national, l’entreprise mécène peut déduire 90 % de la valeur de l’œuvre de son impôt sur les sociétés (art. 238 bis-0 A du CGI). Pourquoi ne pas lui permettre de déduire 90 % de la valeur d’une indemnité de classement (avec ou sans maintien in situ) qu’elle offre à la collectivité ? Cette mesure existe aujourd’hui mais sous une forme très imparfaite [27]. La table de Breteuil pourrait notamment faire l’objet d’une telle « donation de classement ». L’effet « de levier » serait, d’ailleurs, plus grand puisque le coût pour l’Etat de la déduction fiscale serait seulement de 90 % de 80 %, soit au total 72 % de la valeur du bien, contre 90 % de son prix lorsque le mécénat est affecté à un musée.

La question de l’avantage que retire la collectivité du classement d’un meuble doit, en retour, être à nouveau posée. Rien n’impose, en effet, aujourd’hui, au propriétaire d’un bien classé de l’exposer au public, même si - on le voit dans les exemples abordés - c’est souvent le cas et même une nécessité économique.

Il pourrait tout d’abord être envisagé, s’agissant des classements simples et des ensembles mobiliers, de prévoir une durée d’exposition variable en fonction de l’importance patrimoniale du bien et même de l’indemnisation octroyée (par exemple 2 ans tous les 10 ans). L’Etat aurait alors la simple faculté de s’en prévaloir en organisant un dépôt dans un monument historique ouvert au public ou, éventuellement, dans un musée. Le coût d’une servitude est certes important pour une œuvre qui ne sera pas toujours accessible, mais les collections des musées, périodiquement mises en réserve pour renouveler un accrochage, ne le sont pas toujours d’avantage. Les collections du maréchal de Rochambeau auraient ainsi pu être exposées périodiquement au château de Rochambeau.

S’agissant des ensembles mixtes, nous pensons nécessaire d’envisager la question de l’accès du public plus largement. Les monuments historiques les plus importants devraient être dotés, à notre sens, d’une personnalité morale sui generis et ainsi constituer un ensemble patrimonial doté d’un statut. Ces biens, inaliénables indépendamment du tout, seraient composés de meubles (œuvres) et d’immeubles concourant à l’équilibre esthétique et économique des lieux (parc, terres, bois, communs aménagées en gites…). Le démembrement du parc du château d’Abondant aurait ainsi notamment pu être évité. Cette personnalisation des monuments, les distinguant de leurs propriétaires, favoriserait en outre les dons de particuliers et les dépôts de l’Etat, tout en facilitant leur transmission.

Le statut attaché à ces ensembles mixtes définirait des obligations minimales d’ouverture au public proportionnées à leur intérêt patrimonial. Cette charge, transmissible en cas de vente, pourrait être compensée par une exonération partielle - à définir finement - de certains impôts (ISF, taxe foncière et d’habitation) et des droits de succession. L’idée étant que ces avantages compensent les charges statutaires et incitent à y consentir (dans le cas contraire, une préemption de l’immeuble suivie de sa remise en vente assortie d’un statut serait envisageable [28]). Les exonérations seraient ainsi fonction de l’importance des charges attachées à l’ensemble patrimonial (étendue des parties visitables, nombre de jours d’ouverture au public…). L’impôt porterait alors d’abord sur la jouissance privative de l’ensemble, ce qui nous semble juste, car un propriétaire ouvrant une demeure meublée au public assure un véritable service public et assume la charge des visites, ainsi que des travaux de restauration et d’entretien nécessaires. Léon Duguit (1859-1928), célèbre juriste, ne disait pas autre chose lorsqu’il théorisait, avec succès, dès 1905, une propriété « fonction sociale »[L’auteur de cet article, Julien Lacaze, est administrateur de la Société pour la Protection des Paysages et de l’Esthétique de la France, délégué pour les Yvelines [N.d.E].]].

Julien Lacaze

Notes

[1Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, 81/95/202/3.

[2Le mobilier de Heurtaut fut cédé avant la vente de 1987. Une première partie quitta le château en 1931 et fut acheté par le Louvre en 1967, l’autre resta au château où elle fut classée en 1945 avant d’être vendue en 1971. Elle est aujourd’hui propriété de l’assureur AXA et meuble l’hôtel de La Vaupalière à Paris.

[3Sotheby’s Monaco, vente du 6 et 7 décembre 1987, lot 97

[4Entre 60 et 80 jours par an selon la période de l’année choisie.

[5Vente Ader Picard Tajan, Paris, 15 avril 1989, lot A, puis Ventbroach Fine Art Ltd, Londres.

[6Connaissance des Arts n°190, décembre 1967, p. 104-107 ; Jean Feray, Architecture Intérieure et décoration en France des origines à 1875 (398 p.), éd. Berger-Levrault - CNMHS, 1988, p. 241.

[7Pour l’édition française : Mark Girouard, La vie dans les châteaux français du Moyen Age à nos jours, éd. Scala, 2001, p. 157. Traduction Jean-François Allain.

[8Vente Drouot, Me Rogeon, 18 octobre 1993, lot 111.

[9TA de Versailles, 28 février 1995, D, 1995, juris, p. 462 ; CE, 24 février 1999, sté. Transurba, D, 1999, juris, p.

[10M.-A. Denis, « De Marly à Louveciennes », dans Madame Du Barry, De Versailles à Louveciennes, Flammarion, 1992, p. 161, note 17.

[11Voir ici.

[12Une indemnisation n’aurait alors été obtenue qu’en cas de « modification à l’état ou à l’utilisation des lieux déterminant un préjudice », texte qui était, on le constate, inadapté (article L 621-6 du Code un patrimoine).

[13Il s’agit en réalité de Louis Fagon (1680-1744), fils du médecin de Louis XIV et membre du conseil des finances du Régent.

[14Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, 81/61/140

[15Voir Revue du Louvre, juin 2003, p. 9-20.

[16Guide Bleu Ile-de-France, Hachette, 1994, p. 496-497.

[17Christie’s Monaco, 17 juin 2000, lot 258.

[18Sotheby’s Paris, 15 juin 2005, lots 1 à17.

[19Christie’s Paris, 14 novembre 2007, lot 96.

[20On tente en effet aujourd’hui à Vaux d’évoquer un hypothétique « état Fouquet ».

[21Vente Rouillac Cheverny, 9 juin 2002, lot 26.

[22Monique Maillet-Chassagne, Une dynastie de peintres lillois, les Van Blarenberghe, éd. Giovanangeli, 2001, p. 85. Vente Rouillac Cheverny, 1er juin 2003, lot 37.

[23MV 2264, MV 2265.

[25Nous n’avons pu obtenir de réponse auprès du ministère sur le sort de cette œuvre.

[26Les livres provenant des bibliothèques parisiennes des Luynes portent le tampon « D. L. P. »

[27L’article 238 bis-0 du CGI permet aujourd’hui à une entreprise qui achète un trésor national pour son propre compte, consent à son classement et l’expose dans un musée pendant 10 ans, de déduire 40 % de son prix de son impôt sur les sociétés. Cette disposition, peu avantageuse, qui ne profite en outre qu’aux musées et bibliothèques publiques, n’a jamais été utilisée.

[28Le code du patrimoine comporte une disposition très proche s’agissant de l’expropriation, qu’il suffirait d’étendre au droit de préemption (art. L. 621-21 du CDP). La fondation du patrimoine jouit des mêmes prérogatives (art. L. 143-8 du CDP).

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