Il y a peu paraissait sur le marché un tableau inédit de Jan Janssens (Gand 1590 – après 1650) représentant une Résurrection du Christ (Sotheby, Londres, juillet 2008)). Quoique coupée dans sa partie supérieure l’œuvre a gardé une allure très spectaculaire (ill. 1 et 2). Peinte avec une indéniable maîtrise (ill. 3), elle mérite d’autant plus qu’on s’y intéresse que le nombre des tableaux connus du peintre est relativement peu élevé. Mais avant de situer cette toile dans la carrière de cet artiste encore trop peu étudié et dans son contexte qui est celui de la peinture caravagesque dans les Pays-Bas, il ne manque pas d’intérêt non plus de prendre connaissance de l’histoire matérielle peu commune de cette vaste toile. Ses mesures sont actuellement de 207 x 207 cm. On ne peut dire si, avant l’amputation qu’elle subit à un moment donné dans sa partie haute, elle était cintrée ou rectangulaire. En tout cas, en se basant sur les traces laissées sur la toile par la traverse du châssis ancien, on peut déduire que le tableau a finalement été réduit de 120cm. Lors de sa restauration, on observa également des manques de +/- 5cm. sur les côtés et dans le bas. Ses dimensions originales devaient donc être d’environ 320 x 220 cm, ce qui correspond au format d’un tableau provenant d’un maître-autel. On verra plus loin qu’il s’agit peut-être de celui de l’église paroissiale de Lede (Flandre orientale).
- 1. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection, 1643 ?
Photographie en phase finale de restauration
Huile sur toile - 207 x 207 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : Bruxelles, Etienne Van Vyve - Voir l´image dans sa page
- 2. Jan Janssens (1590 - après 1650)
La Résurrection, 1643 ?
Photographie après restauration
Huile sur toile - 207 x 207 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
- 3. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection (détail), 1643 ?
Huile sur toile - 207 x 207 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : Bruxelles, Etienne Van Vyve - Voir l´image dans sa page
On ne sera pas peu surpris d’apprendre que, lors de sa découverte dans une collection bruxelloise avant sa mise sur le marché, ce tableau était loin de sa forme carrée actuelle : il était constitué d’une paire de deux compositions verticales dont les angles supérieurs avaient été découpés en arrondis concaves par souci décoratif (ill. 4 et 5). La toile avait été tout bonnement coupée en deux dans le sens de la hauteur, sans doute à la fin du XIXe siècle, et les fragments placés dans des cadres chantournés pour donner l’impression que les tableaux étaient des volets d’un retable démembré ; chacun montrait des soldats surpris par la résurrection du Christ, cet événement surnaturel étant supposé avoir été représenté sur un tableau central qui aurait disparu. Cette hypothèse d’une mise en scène tripartite était tout à fait improbable. Il paraissait évident que les deux morceaux faisaient partie à l’origine d’un ensemble unique. La question qui surgissait était de savoir ce qui manquait. On ne pouvait espérer un début de réponse qu’en retirant les cadres. Ce démontage permit de constater aussitôt –heureuse surprise- que la toile des deux fragments, au lieu d’être pliée sur les bords de leur châssis, était clouée à plat, limitant de la sorte très efficacement une forte dégradation de la matière picturale qu’aurait entrainée une pliure traditionnelle. Qui plus est, en rapprochant les deux morceaux l’un de l’autre, on eut l’immense satisfaction de constater que rien ne manquait : la découpe avait été réalisée avec une précision chirurgicale. Il suffisait dès lors de rapprocher les fragments l’un contre l’autre pour retrouver la composition d’origine [1]. On y reviendra.
- 4. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection, volet gauche, 1643 ?
Photographie de l’œuvre présentée
comme deux volets d’un diptyque
Bruxelles, collection privée
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
Les auteurs de cette grosse intervention avaient donc fait preuve, à la fin du XIXe, d’un réel souci de préserver au maximum la peinture originale. Il se vérifia aussi, lors de la restauration actuelle, que le tableau avait fait l’objet d’un rentoilage à la céruse remontant au XVIIIe siècle, constatation importante qui permettra de préciser une autre étape de la vie mouvementée de l’œuvre. Tout donne à penser qu’à la suite d’un accident survenu au courant du XVIIIe siècle, sa partie supérieure subit une grave dégradation qui détermina ce rentoilage à la céruse. On put constater aussi que le reste du tableau, mettant spectaculairement en scène les principaux personnages de la composition, échappa heureusement au désastre et présente aujourd’hui un excellent état de conservation que les interventions ultérieures, exécutées avec un maximum de respect de l’œuvre contribuèrent à sauvegarder. Même si le découpage en deux auquel il fut procédé est évidemment discutable (mais sans doute des contraintes de présentation dans un intérieur au volume limité imposèrent-ils cette solution radicale), l’opération fut menée avec une dextérité qui doit être soulignée puisque la séparation en deux parties fut faite sans perte de matière. Rappelons que la fixation sans pliure sur le châssis fut le complément particulièrement bienvenu au programme. Lors des récentes interventions, il fut donc décidé de retirer le doublage à la céruse et de le remplacer par un rentoilage à la cire. Il était ensuite possible de procéder à un collage fil à fil de sorte que la trace du joint est pratiquement invisible ; elle est même moins perturbante que ne peuvent l’être les coutures entre lais présentes dans la plupart des tableaux anciens de grand format. Il fut aussi constaté que des lacunes, dans le haut du tableau, par chance situées à des endroits peu critiques, avaient également été comblées par des masticages et que les jambes du Christ, tout comme le fond lumineux, un séraphin et la pointe de lance du soldat avaient été recouverts de gros surpeints. Il fut procédé à leur dégagement, ce qui permit de redécouvrir une grande part de la matière d’origine. On trouva aussi la confirmation que la plupart de ces lourdes retouches avaient bien été faites au moment de l’ancien rentoilage à la céruse au XVIIIe siècle.
- 5. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection, volet droite, 1643 ?
Photographie de l’œuvre présentée
comme deux volets d’un diptyque
Bruxelles, collection privée
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
La description des événements qui marquèrent la vie matérielle du tableau tels qu’on a pu les reconstituer, indique que celui-ci était considéré comme suffisamment important pour faire l’objet d’interventions aussi complexes dans le but de le conserver. Un premier sauvetage avait eu lieu au XVIIle siècle lorsque la partie haute du tableau subit de toute évidence de lourds dégâts nécessitant rentoilage à la céruse, masticages et retouches. Vint ensuite l’opération radicale mais néanmoins réfléchie de la fin du XIXe qui consista à en faire deux pendants, état dans lequel il fut redécouvert en ce début du XXIe et qu’il convenait de remettre en question vu les qualités qu’on pouvait deviner derrière la saleté et les vernis oxydés qui le ternissaient. Il n’était accompagné d’aucune information à l’exception d’un cartel au nom de Rombouts appliqué sur un des encadrements. On reconnaîtra que cette attribution, qui aujourd’hui n’est plus du tout défendable, n’est quand même pas totalement dénuée de sens puisque c’est bien dans la mouvance caravagesque du XVIIe siècle flamand que cette œuvre se situe.
- 6. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection, 1640
Huile sur toile
Bruges, cathédrale Saint-Sauveur
Photo : Bruxelles, IRPA - Voir l´image dans sa page
Janssens peignit le thème de la Résurrection à plusieurs reprises dans sa carrière. La principale version est celle qui orne le maître-autel de la cathédrale Saint-Sauveur à Bruges (ill. 6). En place dès 1640 [2], elle offre avec le tableau redécouvert des rapprochements des plus intéressants. Outre l’évidente parenté de coloris et d’analogues effets de contrastes lumineux, on est particulièrement frappé par la ressemblance qui existe entre la physionomie du soldat qui s’enfuit en courant dans le tableau de Bruges et celui qui est ici agenouillé à droite, à côté de son tambour (ill. 7). Ces constats ne laissent aucun doute quant à l’attribution à Janssens du tableau de la collection bruxelloise. Qui plus est, il est clair, vu ses qualités d’exécution, qu’il s’agit d’une œuvre autographe et non d’une réplique (d’atelier ?) comme cela semble souvent être le cas dans les tableaux que l’on peut actuellement regrouper sous le nom de Janssens. C’est ainsi que l’on répertorie par exemple une quinzaine de Couronnements d’épines, de qualité très inégales, se subdivisant en trois types de compositions. Les œuvres de Janssens ont en général aussi la caractéristique de dériver, parfois même très directement, d’œuvres de Dirk Van Baburen ou de H. Terbrugghen, artistes utrechtois que Janssens rencontra sans doute durant son séjour à Rome en1619-1620 [3].
- 7. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection (détail), 1643
Huile sur toile - 207 x 207 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : Bruxelles, Etienne Van Vyve - Voir l´image dans sa page
Le cas du thème de la Résurrection est tout différent. Janssens fait ici preuve d’originalité. Il est frappant de constater qu’aucun rapprochement ne peut être fait avec des modèles utrechtois, pas plus qu’avec d’autres modèles caravagesques dont il aurait pu s’inspirer. Il apparaît même que ce thème iconographique, traité de manière très statique par Caravage dans une œuvre de jeunesse aujourd’hui perdue [4], n’appartient pratiquement pas au répertoire des peintres caravagesques contemporains. La seule Résurrection relevée parmi les 1650 tableaux recensés par Nicolson et Vertova est celle de Cecco del Caravaggio (Chicago, Art Institute), et il faut reconnaître qu’elle n’a que des rapports fort lointains avec notre tableau. Il semble que Janssens se soit en revanche plutôt tourné vers la tradition locale flamande qui connaît un grand nombre de représentations de ce thème. Une des plus réputées (en réalité un Christ triomphant) est celle de Martin De Vos (Anvers, Museum voor Schone Kunsten, jadis dans la cathédrale) (ill. 8), et l’on peut imaginer que Janssens devait également connaître le grand tableau de Gérard Seghers peint en 1620 pour l’église des jésuites de Courtrai (aujourd’hui au Louvre). Cela est d’autant plus probable que Janssens travailla lui aussi pour cet ordre, en 1640, année où il exécuta une Résurrection pour le maître-autel de leur église à Ypres. Cette œuvre a disparu [5]. Il est clair également que sur le plan stylistique, le tableau de Janssens de la collection bruxelloise est plus franchement caravagesque que ces modèles plus anciens ou contemporains, et d’un style tout à fait original aussi bien par ses effets de lumière que par la gestuelle et l’aspect physique de ses personnages. Il est à noter également dans ce contexte que le thème de la Résurrection est quasiment absent de l’œuvre de Rubens et rare chez ses nombreux et prolifiques élèves. Janssens, tant dans le choix du sujet iconographique que par sa manière personnelle de le traiter stylistiquement, se distingue donc très clairement de la production de ses contemporains, qu’ils soient confrères en caravagisme [6] ou émules de Rubens. On soulignera également que ce tableau apporte encore un autre élément intéressant dans la connaissance de l’artiste dans la mesure où Janssens se montre ici, peut-être mieux que dans ses autres œuvres, attaché à rendre les matières avec un souci de réalisme très poussé (armes et armures, barbes, tissus, fourrures, tambour) et à donner aux plis et à l’agencement des tissus un moelleux et une souplesse très caractéristiques (ill. 3, 7 et 9). De surcroît, il veille aussi à donner à ses personnages des expressions vraies, alors que dans beaucoup de ses tableaux influencés par les peintres utrechtois il a tendance à les rendre excessives, voire grimaçantes, tout comme il leur reprend généralement la façon de représenter les plis en facettes, ainsi que leur manière plus tranchée de poser ombres et lumières. En fin de compte, on peut dire qu’il n’emprunte ici à ses modèles hollandais que le fond immatériel, irradiant de lumière éblouissante.
- 8. Martin de Vos (1532-1603)
Le Christ triomphant, 1590
1590
Anvers, Museum voor Schone Kunsten
Photo : Bruxelles, IRPA - Voir l´image dans sa page
- 9. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection (détail), 1643
Huile sur toile - 207 x 207 cm
Bruxelles, collection privée
Photo : Bruxelles, Etienne Van Vyve - Voir l´image dans sa page
On sait par des sources d’archives que l’église de Lede possédait également une Résurrection de la main de Janssens. L’œuvre avait été payée au peintre par le marquis de Bette en 1643 [7]. Le même commanditaire, lui avait aussi demandé cinq autres tableaux représentant les mystères douloureux de la Vierge, toiles destinées aux chapelles de l’ « Ommeganck weg » dans la localité. Toutes ces œuvres ont disparu [8]. La Résurrection redécouverte serait-elle celle jadis à Lede ? C’est une possibilité, mais rien ne l’étaye encore de manière absolument certaine. Peut-être les archives recèlent-elles quelque part des indices permettent de faire le lien, tels une chronique ou un liber memorialis paroissial qui relaterait l’accident survenu au XVIIIe siècle. Par ailleurs, il ne serait pas impossible que la trace du tableau puisse se trouver dans des documents relatifs aux saisies révolutionnaires à la suite desquelles l’œuvre aurait été retirée de l’église puis serait passée en des mains privées. Ni Roggen dans ses travaux bien menés sur Janssens (mais il y a soixante ans de cela !), ni De Brouwer dans son histoire de la commune de Lede, ne sont tombés sur de telles informations. Quoi qu’il en soit, en espérant qu’une mise à jour sérieuse de l’étude de l’artiste soit entreprise sans trop tarder, le fait avéré qu’une Résurrection fut payée à Janssens en 1643 à Lede doit être pris en considération dans le cas qui nous occupe. L’hypothèse que le tableau redécouvert puisse être celui de Lede se voit en tout cas confortée par la très forte proximité stylistique et de facture qu’il présente avec la Résurrection de la cathédrale Saint-Sauveur à Bruges dont la mise en place, à peine trois années plus tôt, est donc pratiquement contemporaine. Le rapprochement de ces deux œuvres conduit à les considérer comme deux variantes d’un même sujet, appartenant à une même période de l’artiste et traitées avec une égale maîtrise. Tout cela met en évidence tout l’intérêt de cette œuvre malgré les dégradations qu’elle eut à subir. Il faut saluer son sauvetage et se réjouir de pouvoir lui attribuer sa place dans le chapitre particulier de l’histoire de la peinture flamande et du caravagisme européen.
- 10. Jan Janssens (1590-après 1650)
La Résurrection
Vinkem, église Saint-Audomarus
Photo : Bruxelles, IRPA - Voir l´image dans sa page
A titre de complément d’information, il faut signaler l’existence d’une autre Résurrection attribuée à Janssens dans l’église Sint-Audomarus à Vinkem, près de Furnes [9] (ill. 10). L’état de conservation de ce tableau, fortement repeint, rend sa lecture très difficile. Sa filiation avec l’art de Janssens ne fait néanmoins pas de doute en ce qui concerne la gamme chromatique ; en revanche sa composition diffère nettement de celle de la version retrouvée et du tableau de Bruges dans la mesure où la scène est plus statique et que le Christ occupe une place beaucoup plus centrale. Une autre version de la Résurrection de Vinkem [10] se trouve dans l’église voisine d’Isenbergen. Ces différents tableaux inédits à situer dans la mouvance très personnelle de Janssens, apparus dans le contexte d’une recherche limitée à une seule œuvre, laissent augurer de découvertes à faire dans le cadre d’une étude complète de l’artiste et devraient stimuler l’ardeur des chercheurs. Oserait-on également formuler le vœu que le mouvement caravagesque flamand dans son ensemble fasse l’objet dans un avenir pas trop lointain d’un sérieux aggiornamento ?