(P.-P. Rubens, 5 avril 1640 [1])
Les Pays-Bas au XVIe siècle avaient connu les querelles protestantes et bien des dommages irréparables avaient été occasionnés aux lieux de culte. Les églises avaient été saccagées mais la foi catholique, profondément ancrée, n’était pas atteinte. Dans les provinces du Sud, l’Eglise comme stimulée par ces épreuves, encouragée par les Archiducs, mit tout en œuvre pour affirmer à nouveau avec force son autorité. Une période stable s’ouvrit avec le gouvernement des Archiducs Albert et Isabelle (1598-1633) qui sut adroitement exploiter le pouvoir des images et du décorum, et donna dès lors une vive impulsion à l’activité artistique. Celle-ci allait connaître un essor exceptionnel à Anvers, mais pas uniquement : c’est du Brabant dans son ensemble et à partir d’autres centres du duché tels que Malines et Bruxelles, que les innovations artistiques se répandront sur l’ensemble du territoire formé par l’actuelle Belgique. On peut dire que ces régions sont alors unifiées par une destinée quasi commune, qu’elles jouissent grosso modo d’une relative tranquillité (malgré des tentatives d’invasion des armées françaises dans le seconde partie du siècle) et d’une certaine prospérité retrouvée (malgré la fermeture de l’Escaut) ; que les conditions sont dès lors réunies pour que les arts s’y développent de manière telle que nombre de talents y voient le jour, s’y épanouissent et produisent des œuvres présentant suffisamment de qualité et de parenté stylistique (baroque en l’occurrence) pour former une « école » aux caractères bien définis, assise sur une solide tradition locale tout en étant ouverte aux influences, d’abord essentiellement italiennes puis également françaises avant qu’elle ne prenne sa place au sein du mouvement néoclassique international. La principauté de Liège ne manquera pas dès le milieu du siècle à apporter sa magnifique contribution à cette branche « nordique » de l’art baroque.
Au XVIe siècle, la Contre-Réforme avait veillé à redresser les abus passés de l’Eglise : le Concile de Trente (1545-1563) avait édicté des règles sévères pour resserrer la discipline. Les ordres religieux se multiplieront : les villes en compteront un nombre impressionnant dans leurs murs au siècle suivant. Cette Eglise militante aura son armée, les Jésuites. Considérés comme les grands éducateurs des Pays-Bas méridionaux, ils auront une influence déterminante sur la culture et l’éducation par le biais de la prédication et surtout par la création de nombreux collèges. Le contrôle de l’Eglise s’exercera sur toutes les activités sociales. La production artistique sera, bien entendu, elle aussi totalement prise en main par elle et sera caractérisée par un dynamisme qui s’étendra sans discontinuer sur près de deux siècles.
Les échanges entre l’architecture, la peinture et la sculpture n’ont cessé à travers les âges de nourrir l’évolution de l’art. La période baroque constitue un moment durant lequel l’interpénétration de ces trois disciplines fut particulièrement intense et déboucha sur des réalisations très originales. Entrer dans l’une des églises construites à cette époque ou mises au goût du jour -« baroquisées »- permet d’appréhender d’emblée de quoi il s’agit. En leur sein le maître-autel définit le mieux ce que l’on peut entendre par cette interpénétration des arts. Si le tableau du retable, qui sera souvent d’un format encore jamais atteint jusqu’alors, attire en premier le regard (ne serait-ce que par l’éclat de ses couleurs et la force idéologique de la scène qu’il raconte), on observe qu’il est mis en valeur par un cadre particulièrement monumental fait de colonnes, bases, pilastres, chapiteaux, entablements, arcades, niches, frontons, enroulements, volutes et autres coquilles et motifs les plus divers, appartenant tous au monde de l’architecture et de son ornementation. De multiples statues et des groupes sculptés viennent compléter l’ensemble aussi bien sur le plan iconographique que formel et lui donnent une ampleur plus grande encore [2] Les trois arts se trouvent là en un seul meuble rassemblés et tendus vers un objectif unique : glorifier le plus magnifiquement possible Dieu et ses saints. Rien n’est d’ailleurs plus significatif que la référence - éminemment architecturale - à l’arc de triomphe de tradition antique qui sous-tend ces autels à retable baroques [3] dont la majesté grandiose s’impose et dans lesquels l’imagination des artistes et le savoir faire de leurs ateliers pouvaient se développer sans autres limites que celles imposées par la doctrine de l’Eglise.
Car rien, jusqu’aux bouleversements qu’apportera la révolution industrielle, ne devait plus vraiment poser de problème aux artistes qui maîtrisaient suffisamment leurs techniques respectives pour ne plus être freinés dans leur élan. Cela faisait longtemps, certes, que l’on connaissait (ou appréhendait plus ou moins intuitivement) les lois de la perspective, savoir sans lequel la captation du réel et sa restitution en deux ou trois dimensions étaient sinon impossibles, du moins insatisfaisantes. La culture occidentale dans son ensemble avait aussi évolué de manière telle que désormais l’éducation et l’apprentissage étaient organisés de plus en plus efficacement ; l’outillage et les engins de chantiers permettaient d’envisager des programmes particulièrement audacieux ; les ateliers, dirigés de main de maître, s’organisaient en véritables entreprises, gérant des commandes atteignant des volumes d’affaires considérables nécessitant de gros capitaux ; la circulation terrestre, fluviale et maritime était de mieux en mieux organisée pour transporter aussi bien les matériaux nécessaires que les œuvres achevées elles-mêmes ; la multiplication et la diffusion des imprimés (livres et gravures) continuaient de répandre idées et formes nouvelles ; enfin, l’habitude des voyages s’étendait et l’ouverture au monde qui lui est liée était un stimulant d’une ampleur encore jamais rencontrée. A cela s’ajoute, bien entendu, un contexte général animé d’un dynamisme constant soutenu par une idéologie, la Contre-Réforme, qui conduisit les artistes et leurs commanditaires à défendre et illustrer la doctrine et la puissance de l’Eglise [4]. Celle-ci, dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège, régions privées du moteur de développement artistique et culturel que constitue généralement la présence d’une véritable cour royale, joua un rôle particulièrement dominant au point que l’art religieux prit un essor beaucoup plus grand que l’art civil. Dès lors, les programmes décoratifs alliant pédagogie religieuse, édification spirituelle et fastes spectaculaires furent mis en place et organisés dans des édifices religieux (églises, couvents, abbayes) construits de toutes pièces ou mis au goût du jour, meublés ou remeublés de fond en comble [5]. Sont en particulier mis à l’honneur les sujets et les meubles encourageant et permettant la pratique des sacrements, ainsi que le Christ Rédempteur, la Vierge et son Immaculée conception, mère de Dieu mais aussi rempart contre l’hérésie et médiatrice entre le pécheur et Dieu, la Mater Dolorosa, les douze apôtres témoins de la Foi, des saints en grand nombre, les Vertus et enfin la Mort.
En ce qui concerne la vie des formes elles-mêmes, on aimerait insister ici sur la continuité qui survécut à l’iconoclasme du dernier tiers du XVIe siècle. Un acquis capital allait être maintenu : celui de l’ouverture à l’Italie. Les importations parfois laborieuses des maniéristes ou des romanistes avaient bien entendu contribué à l’évolution des mentalités et habitué les esprits à des formes et des expressions nouvelles. Mais l’essentiel résidait dans le fait que le terrain était bien préparé à accueillir les Jean Mone (1485-1550), Pierre Coeck d’Alost (1502-1550), Jacques Du Broeucq (1505-1584), Corneille Floris (1514-1575) et autre Hans Vredeman de Vries (1526-1609), et était dès lors aussi prêt à favoriser la pénétration péremptoire et définitive dans la culture artistique nordique des formes architecturales et d’ornements issus de l’Antiquité classique. L’édition et la diffusion en langues locales des traités d’architecture de Vitruve et de Serlio qui se répandent dans l’Europe du Nord seront déterminantes. Désormais, les modèles antiques et tout particulièrement les grands ordres classiques, seront directement à la portée des architectes, peintres et sculpteurs [6]. Ceux-ci pourront en faire usage à leur propre gré sans passer par les interprétations déformantes ou abâtardies d’autres artistes trop facilement prompts à s’adonner à l’invention de formes tarabiscotées (comme il arriva d’ailleurs à un Vredeman de Vries lui-même d’encore le faire). Ce monde-là finissant par s’essouffler, ce qui en subsistera en fin de compte dans le répertoire des formes et le renouvellera une fois de plus, ce sera un nouveau sens de la mesure et des proportions rendu possible par l’étude des modèles classiques que les traités en question rendaient disponibles. Simultanément, les innombrables tableaux d’architecture de Vredeman de Vries et de son cercle, et leur activité débordante dans les domaines les plus divers et très populaires tels la conception d’arcs de triomphe et la décoration urbaine lors des Joyeuses Entrées, ont largement contribué à faire évoluer le goût [7]. Il est tout à fait significatif de noter que ces décorations de circonstances, mais aussi les autels à retable issus de leurs ateliers [8] étaient le résultat d’un travail de conception mêlant intimement les trois disciplines : architecture, peinture et sculpture.
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Aux débuts du mouvement baroque, il apparaît qu’un rôle primordial a été joué par l’architecture. C’est en tout cas à son répertoire qu’est emprunté le modèle de ce que sera LE meuble baroque par excellence : l’autel à retable dont la forme de base dérive de celle de l’arc de triomphe dont la culture maniériste et humaniste avait popularisé la forme [9]. Sur ce schéma les artistes intervenant souvent à plusieurs sur le même projet se plairont à composer mille et une variations et étendront leur champ d’activité et leur nouveau répertoire de formes à d’autres meubles, notamment les monuments funéraires, jubés, clôtures intérieures, bancs de communion, encadrements de porte, socles etc., et dans une moindre mesure les meubles en bois tels que les confessionnaux, chaires de vérité, stalles, lambris etc. , dont les éléments structurels seront empruntés à l’architecture de manière plus ou moins affirmée selon les artistes et les périodes. Dans l’évolution que l’on observe dans les Pays-Bas méridionaux, Wenceslas Cobergher [10] joua un rôle d’initiateur qu’il convient de bien mettre en évidence. Tout d’abord, formé à Naples et à Rome, il installe avec autorité le système de façade issu des Maderna et Della Porta, système qui, adapté avec inventivité au goût local, règnera de manière constante par la suite dans les Pays-Bas méridionaux. Ensuite, en tant qu’organisateur des chantiers qui lui sont confiés, il fera très souvent appel aux ateliers de la famille De Nole non seulement pour la décoration sculptée des églises dont l’édification lui avait été confiée (par exemple en 1613-1614 des statues tant pour la façade que l’intérieur de l’église des Carmélites à Bruxelles qu’il avait bâtie dès 1607), mais aussi lors de commandes isolées telles que le tabernacle (détruit) que Robert De Nole exécuta en 1605-1606 selon les plans de Cobergher pour la chapelle du Très Saint Sacrement de Miracle dans l’église Sainte-Gudule à Bruxelles.
- 1. Wenceslas Cobergher (1561-1634)
Robert de Nole (avant 1570-1636)
Jean de Nole 1570-1624)
André de Nole (1598-1638)
Maître-autel avec
L’Assomption de la Vierge de Théodore van Loon
Montaigu (Scherpenheuvel), Basilique
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La collaboration entre Cobergher et les De Nole se développa encore dans la décoration de la basilique de Montaigu (Scherpenheuvel)(dont la construction avait commencé en 1609 sous l’impulsion des archiducs), chantier à propos duquel un contrat du 2 avril 1622 lie l’architecte et Robert De Nole (autorisé à se faire aider, à l’exclusion de tout autre sculpteur, par son frère Jean et son neveu André) pour la fourniture du maître-autel, la construction des autels secondaires et l’habillage des chapelles rayonnantes, les clôtures de ces dernières et la livraison de treize statues destinées à l’intérieur comme à l’extérieur de l’église. L’ensemble, heureusement conservé, présente une belle homogénéité clairement mise en évidence par l’accent apporté par l’autel majeur qui contribue à structurer l’espace central (ill. 1). Un élément unificateur supplémentaire sera fourni par la contribution du peintre Théodore Van Loon à qui fut confiée la réalisation d’un important cycle marial (1623-1628) [11]. Le maître-autel de Montaigu, quoique moins richement orné, est tout à fait dans la veine des autels contemporains que l’on doit à l’intervention de Rubens : celui destiné à l’église Notre-Dame de La Chapelle à Bruxelles (1618) (ill. 2), réalisé par Van Mildert (aujourd’hui dans l’église Saint-Josse-ten-Noode à Bruxelles) (Voir plus loin), l’autel majeur de Saint-Charles Borromée (1621), ainsi que celui que les De Nole érigent peu après dans la cathédrale d’Anvers (connu par une gravure) d’après les dessins du maître.
- 2. Hans Van Mildert (1588-1638), d’après Rubens
Ancien autel de l’église Notre-Dame de la Chapelle
actuellement dans
l’église Saint-Josse
à Saint-Josse-ten-Node (Bruxelles)
Photo : © IRPA-KIK, Bruxelles - Voir l´image dans sa page
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- 3. Ancien maître-autel de la
cathédrale Saint-Bavon de Gand, transféré
dans l’église Saint-Gommaire à Lierre
Photo ancienne avant sa démolition
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Dans la reconstitution des étapes qui ont marqué la genèse des autels à l’aube de la période baroque, un épisode est révélateur des tendances qui s’affrontent, voire des rivalités qui ont pu surgir entre peintres et sculpteurs pour imposer leur vue. Interviennent encore ici les De Nole qui, en 1612-1613 avaient reçu la commande du maître-autel de la cathédrale Saint-Bavon à Gand. Selon le souhait du commanditaire, l’évêque Charles Maes, un tableau de Rubens représentant Saint Bavon se débarrassant de ses habits laïcs (Gand, Cathédrale) devait y prendre place. Une ancienne photographie garde le souvenir de cet autel (ill. 3). Sa verticalité, accentuée par l’étroitesse des deux travées latérales, a pu surprendre. On a cru devoir déplorer le manque d’inventivité dans la solution adoptée dans la partie haute qui, reprenant une formule pratiquée à la Renaissance, consiste à superposer un ordre plus petit au-dessus de l’ordre principal [12]. Un troisième étage, constitué d’une niche, sommait l’ensemble et achevait de lui donner son caractère étiré. Il ne faut cependant pas tant insister sur l’archaïsme du monument mais plutôt relever le fait que dès 1612, à la suite du décès de Mgr Maes, son successeur annula la commande du tableau à Rubens, préférant confier à Robert et Jean De Nole le soin d’y placer une œuvre sortie de leurs ciseaux. Ce n’est que face à l’insistance de Rubens, qui alla jusqu’à s’adresser aux archiducs en mars 1614, que l’on renonça à ce projet (novateur !) exclusivement sculptural et que l’on permit finalement au peintre, en 1626, de placer dans le retable sa vaste composition, qu’il ne put néanmoins pas accompagner des volets qu’il avait initialement (et selon la formule traditionnelle) prévus. Le peintre n’avait pas ménagé ses critiques, reprochant au nouvel évêque de s’être « laissé persuader d’élever un maître-autel des plus déraisonnables, sans tableau d’aucune sorte, avec la statue de St Bavon dans une niche de marbre avec quelques colonnes et, derrière l’autel pour le très Saint Sacrement, un reposoir (…). Sa déception était vive car il s’était « donné beaucoup de peine pour dresser le projet de tout le travail, tant pour la construction en marbre que pour la peinture (…) » et qu’il restait « sans aucun dédommagement » [13] !
La photographie montre l’abondance du décor sculpté qui, outre des motifs décoratifs dans les écoinçons de l’arc central et de son architrave, comptait cinq grandes statues [14]. La disposition de ces dernières ne manquait pas de subtilité. Les deux figures du bas, placées dans des niches creusées dans les travées latérales, se trouvaient comprises dans le volume du monument tandis que les deux figures du haut, posées de part et d’autre de l’étage, venaient visuellement élargir celui-ci tout en étant hors de la masse globale de l’autel ; elles amortissaient aussi le passage vers la niche supérieure qui contenait également une statue. Quant à celle de saint Bavon tant décriée par Rubens, elle fut en fin de compte remplacée par une composition plus ample et surtout moins statique puisque les De Nole furent invités à y disposer une Résurrection du Christ [15]. Il ressort de tout cela que l’autel saint Bavon offrait au regard un aspect très différent de celui que présentait un autel traditionnel destiné à mettre en évidence un tableau, doté de volets de surcroît. Qui plus est, les De Nole avaient imposé au plan de l’autel une forme non pas rectiligne mais brisée, les deux travées latérales pivotant légèrement par rapport au plan de l’arc central. Le retable, quoique devenu essentiellement œuvre d’architecture et de sculpture, épousait donc encore les formes d’un triptyque peint dont les volets auraient été légèrement refermés ayant quelque peu tourné sur leurs charnières ; son plan suivait donc celui du chevet polygonal de l’église gothique dans laquelle il lui fallait s’intégrer. La solution ne manquait pas d’inventivité.
- 4. Henry-François Verbrugghen (1654-1724)
Maître-Autel
Gand, cathédrale Saint-Bavon
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_ Il faut conclure de l’histoire mouvementée et conflictuelle de l’autel saint Bavon, que les De Nole, malgré leur attachement à la tradition, ont fait la preuve de leur capacité d’introduire des changements notables. En prévoyant dans la travée centrale de leur autel gantois une décoration sculptée, ils se montraient même particulièrement en avance sur leur temps puisque ce type d’autel ne se généralisera que bien plus tard, ça et là vers le milieu du siècle [16], le premier exemple connu d’une certaine ampleur étant l’autel Notre-Dame-des Sept-Douleurs de l’église Notre-Dame à Termonde, œuvre de Mathieu Van Beveren, qui date de 1668. De son côté, vers 1665-1666, Faydherbe avait érigé dans le chœur de la cathédrale de Malines, un autel sans tableau, conçu comme un vaste tabernacle fermé par une grande porte de bronze ajouré. Par la suite, la formule « tout sculpture » connaîtra des développements les plus divers [17] . Il est piquant, par ailleurs, de relever que lorsque l’autel des De Nole fut transféré en 1707 à l’église Saint-Gommaire à Lierre, il fut remplacé à Gand par un autel de H.-F. Verbrugghen, magnifique par ailleurs, dont l’ornement central est… une statue de saint Bavon et non un tableau (ill. 4) ! Quant à la formule de l’autel à trois travées développées selon un plan polygonal, on la retrouvera en 1685 appliquée au maître-autel (détruit) de la cathédrale Saint-Martin d’Ypres, œuvre de Pierre Verbruggen le Vieux qui semble bien suivre la formule nolienne de l’autel Saint Bavon. Il faut donc voir dans le recours au plan brisé inventé par les De Nole vers 1612-1615, l’annonce des spectaculaires autels enveloppants qui seront à l’honneur après 1700 [18].
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Si les relations de l’atelier De Nole avec Rubens ne furent pas sans heurts dans l’épisode que nous venons d’évoquer, en revanche c’est le fruit d’une ghemeynschap parfaite des arts que l’on admire dans la chapelle de la Vierge construite à partir de 1622 en annexe de l’église Saint-Charles- Borromée à Anvers où tout est unifié, où les univers de l’architecture, de la peinture et de la sculpture s’interpénètrent de manière parfaite (ill. 5 et 6). L’ensemble, qui par bonheur est resté intact, suit un programme globalisant, prévoyant jusqu’au parement des murs de la nef en marbres de diverses couleurs et l’ornementation des pilastres, arcs doubleaux et plafonds à caissons etc. L’autel et son retable, installés au fond d’un chevet plat peu profond précédé d’un banc de communion de marbre travaillé à jour, sont d’une conception fort simple : une arcade, à peine dégagée du mur, portée par des colonnes torses servant de cadre au tableau. Mais toutes les surfaces disponibles autour et alentour sont pourvues d’une riche ornementation, taillée dans le marbre alternant le noir et le blanc, faite de rinceaux, de conques et autres motifs en moyen relief dans laquelle l’éclairage latéral apporte une intense vibration lumineuse. Le retable vers lequel tout converge contient une Assomption de Rubens [19] qui s’y trouve sertie comme un objet précieux dans un écrin raffiné décoré avec recherche. Le regard est conduit vers lui au travers de l’arc triomphal sur les piédroits duquel des statues d’André De Nole (La Vierge à l’Enfant et Saint Joseph), disposées dans des niches peu profondes, sont comme des sentinelles bienveillantes. Intervient en ces lieux d’exception un élément immatériel apportant un complément essentiel à la mise en scène : la lumière qui entre par une travée latérale du chevet. Cette source de lumière, invisible aux yeux du fidèle qui se trouve dans la nef, vient avec efficacité éclairer – ou mieux : spiritualiser- le lieu le plus sacré du sanctuaire. S’observe simultanément un mouvement vers le ciel propre au sujet du tableau où le tourbillon ascensionnel qui emporte la Vierge vers les cieux conduit celle-ci vers la sculpture de Dieu le Père que De Nole a disposée sur la corniche de marbre noir qui surmonte l’extrados du retable et dont le bras et la main débordent pour aller poser une couronne sur la tête de la Vierge qu’il accueille au paradis. Cette mise en scène des plus élaborée est installée par Rubens et son cercle dès les années 1622 et suivantes. Elle fait intervenir un procédé d’éclairage qui fait immanquablement songer au Bernin et à la présentation de sa Sainte Bibiane (1624-1626) qui est contemporaine des travaux anversois, ou à celle, plus tardive (1645-1652), de l’Extase de sainte Thérèse [20].
- 5. Chevet de la chapelle de la Vierge
Anvers, église Saint-Charles Borromée
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- 6. Plafond de la Chapelle de la Vierge,
d’après un dessin de Rubens
Anvers, église Saint-Charles-Borromée
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La chapelle de la Vierge est l’exemple même de l’unité d’approche partagée de manière parfaite par les architectes, peintres et sculpteurs, au point qu’il est difficile de dire si une discipline l’emporte sur une autre, encore que les parties sculptées et ornementées soient ici très présentes. La marque spécifique de la part prise par les ateliers De Nole y est donc très forte, même si Rubens se trouva directement impliqué dans le projet en association avec l’architecte jésuite Huyssens [21]. Son apport personnel et son ascendant sont en revanche nettement plus affirmés dans la construction et la décoration de l’église Saint-Charles elle-même, consacrée en 1621 et dont l’aspect a malheureusement été fortement altéré par l’incendie qui la ravagea en 1718 et qui fit disparaître les parements de marbres de couleurs qui devaient donner à l’édifice une allure tout autre dont la chapelle de la Vierge peut encore donner une idée.
Une contribution majeure de Rubens à Saint-Charles réside bien entendu dans la fourniture de deux tableaux pour le maître-autel (aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne [22]). Il avait aussi conçu cet extraordinaire ensemble de trente-neuf peintures destinées aux plafonds des transepts et des bas-côtés qui périrent par le feu. Mais sa participation au programme général est plus large encore : il participa aussi à la création du décor architectural et sculpté de l’église, travaux dont de magnifiques dessins préparatoires gardent le souvenir, notamment l’étude pour le Cartouche porté par deux chérubins de la façade, au British Museum, Londres, ainsi que d’autres feuilles à la Pierpont Morgan Library, New York [23]. Certainement désireux de ne plus revivre les événements qui avaient entouré la commande de l’autel saint Bavon, Rubens s’était assuré cette fois la collaboration d’Hans Van Mildert qui traduisit dans la pierre non seulement l’autel majeur et la magnifique ornementation de la calotte de l’abside mais aussi le décor de la façade. Le sculpteur, qui avait déjà collaboré dès 1616 avec Rubens à l’autel de l’église de la Chapelle à Bruxelles (aujourd’hui dans l’église de Saint-Josse-ten-Noode-lez-Bruxelles ; voir ci-dessus, ill. 3) [24] s’acquit de la tâche avec perfection, concrétisant de la sorte la parfaite Ghemeynschap qui l’unissait à Rubens.
- 7. André de Nole (1598-1638)
Saint André, 1621
Pierre
Malines, cathédrale Saint-Rombaut
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_ Celui-ci continua à marquer profondément l’art de la sculpture autour de lui. Il est évident, par exemple, que les grandes statues d’apôtres qui furent accrochées aux colonnes de la cathédrale Saint-Rombaut entre 1621 et 1635, œuvres d’André De Nole (programme complété peu après par Hans Van Mildert), doivent leur allure et leur ampleur au souffle du grand Anversois. Il trouva en ces sculpteurs des praticiens de choix qui surent remarquablement transposer et donner au monde du peintre une formidable expansion dans l’espace [25] (ill. 7). A ce propos, on ne sait à qui l’on doit cette innovation sans laquelle il manquerait quelque chose d’essentiel à ces imposants apôtres : on veut parler des puissantes consoles sur lesquelles ils sont posés et qui augmentent encore la présence des statues dans l’espace ambiant de la nef de l’église. Toujours est-il qu’à partir de ce moment les artistes mirent ces socles à profit pour développer un imaginaire débordant d’inventivité, fait de figures monstrueuses mêlées à des motifs les plus divers, traduisant et renouvelant en langage baroque les ornements renaissants des Vredeman de Vries et consorts (ill. 8).Que ces fortes figures d’apôtres aient fait leur apparition à Malines ne fut peut-être pas sans conséquence pour l’évolution de la sculpture. Il est très probable qu’elles ont dû frapper le jeune et talentueux Faydherbe (né en 1617) qui débutait alors dans sa carrière. Qui sait si elles ne le poussèrent pas à entrer en contact avec le maître et à se faire accepter dans son atelier [26] ?
- 8. André de Nole (1598-1638)
Console de la statue de saint Matthieu, vers 1630/1638
Malines, cathédrale Saint-Rombaut
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L’ouverture de Rubens, le doctus pictor, à toutes les formes de l’art et à toutes les choses de l’esprit est notoire et impressionnante. L’on sait notamment son intérêt pour l’architecture des palazzi qui le conduisit entre autre à se faire construire le sien à Anvers et l’aida à définir tant la structure que l’ornementation des nouveaux retables d’autels, des arcs de triomphes et autres décors de circonstances qu’il fut amené à imaginer. Ses esquisses peintes pour la Joyeuse Entrée de Ferdinand sont une synthèse stupéfiante de toutes les ressources offertes par les arts réunis en une Ghemeynschap exemplaire. En Italie, il s’était jeté dans l’étude des antiques. On connaît les innombrables dessins de sa main qui résultent de cette étude acharnée des marbres grecs et romains dont il retint ce qui à ses yeux s’approchait le mieux de la beauté idéale. Il s’en imprégna au point de donner définitivement à ses figures ces allures surhumaines de dieux et de héros. Il s’en est expliqué lui-même dans des notes manuscrites que Roger de Piles publia dans son « Cours de peinture par principes » à la fin du siècle sous le titre « De Imitatione Statuarum ». Ce document est resté peu connu et n’est guère que rapidement cité dans la littérature [27]. Il faudra y consacrer sans délai une étude. Un tel travail ne peut être fait dans les limites du présent essai, d’autant plus que la publication de Roger de Piles demande à être située dans son contexte qui est celui du débat entre Poussinistes et Rubénistes qui enflamma Paris dans la seconde partie du XVIIe siècle. On se limitera donc pour l’instant à retenir de ce texte (sans tenir compte de l’éventuelle partialité que de Piles a pu y introduire pour défendre son propre point de vue) que la sculpture –essentiellement antique- n’y est envisagée que dans la mesure où elle est pour le peintre un moyen de se perfectionner. Il ne s’agit pas de propos sur l’art de la sculpture pratiqué par ses contemporains. Il y exprime cependant clairement sa conviction (à moins que ce ne soit celle de Piles ?) de la supériorité de la peinture sur la sculpture dans sa capacité à représenter la nature. Ceci doit être souligné dans la mesure où Rubens, en disant cela, explicite comment il se positionne dans la Ghemeynschap des arts par rapport à ses contemporains puisqu’il laisse entendre qu’il se plaçait à sa tête [28]. On pouvait s’y attendre de la part d’une telle personnalité…
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C’est également en orchestrateur général que Rubens (et d’autres, bien sûr, mais sans doute est-il celui qui s’y distingua le plus) intervient quand il aborde le domaine de l’illustration des livres et particulièrement la création de frontispices [29]. La seule mention de ce dernier terme indique que, quoique le support soit du papier et le format réduit, l’on se place d’emblée dans le champ de l’architecture. On y retrouve en effet le fameux motif dérivé de l’arc de triomphe. Et de même qu’un arc assumant en l’occurrence la fonction d’un porche, perce (tout en l’ornant) la façade (elle-même conçue comme un arc plus grand encore) d’une église pour permettre au fidèle d’accéder au sanctuaire, de la même façon le frontispice invite le lecteur à entrer dans le monde du savoir que lui propose le livre. Et c’est encore un arc, clairement de triomphe celui-là, qui surmonte sous la forme d’un retable le tabernacle du maître-autel, lieu sacré entre tous, et conduit le croyant à approcher au plus près le divin. Toutes ces inventions architecturées tracées sur le papier ont en commun d’être enrichies de motifs aussi bien ornementaux (moulures, rinceaux, volutes, socles, guirlandes etc.) que signifiants, ces derniers se situant dans le champ de la peinture (ou du dessin dans le cas des gravures) et de la sculpture. Les choses se complexifient encore dans le frontispice des livres dans la mesure où il n’est pas rare que des personnages censés appartenir au monde des vivants voisinent avec d’autres censées être des statues, le tout étant accompagné de textes dont la mise en page et la typographie contribuent à en accroître encore le caractère insolite. Voilà donc la Ghemeynschap étendue à d’autres modes d’expression encore.
Ceci nous conduit à évoquer les monuments funéraires comme autres lieux de rencontre privilégiés où la culture baroque, développant des modèles apparus à la Renaissance, fit se rencontrer des arts différents pour concevoir des œuvres à la typologie très diversifiée dont l’évolution se déroule en parallèle avec celle des autels [30]. A l’intérieur de cette typologie, mention doit être faite de cette catégorie plus particulière encore que constituent certaines épitaphes. Nous pensons à celles qui prennent la forme d’un monument funéraire accroché à un mur ou à une colonne et sur lequel on voit le motif sculpté central ou l’inscription commémorative remplacés par une peinture. Vu les limites imparties à cet essai, nous nous bornerons à ne les citer que pour mémoire [31]. Il faudrait de même passer en revue ce genre de tableaux dont le jésuite Daniel Seghers s’était fait le grand spécialiste, dont le sujet est une niche de pierre ou un cartouche bien ornementés contenant soit une sculpture en trompe-l’œil, soit une scène peinte, le tout abondement garni de fleurs. Il faut les mettre en parallèle avec ces épitaphes dont nous venons de parler. Le statut de « version peinte » de ces édicules que le peintre donne à ses inventions ajoute évidemment une note insolite supplémentaire puisqu’elle n’est pas un monument en soi, mais sa représentation. Les peintures de ce genre doivent-elles dès lors être considérées à l’égal des tableaux de dévotion dans la mesure où ce sont des compositions dans lesquelles l’incongru prend le dessus sur la piété ou du moins entre en concurrence avec elle ? Un exemple apparenté est à trouver dans ce curieux tableau de Johannes van der Baren qui représente une niche de pierre semblable à celles que l’on trouve souvent au sommet des retables (ill. 9). L’édicule est garni de bouquets et de guirlandes de fleurs tenues par deux angelots juchés sur les rampants du fronton brisé, tandis que la niche contient une représentation peinte du Mariage mystique de sainte Catherine entourée de différents saints. Sur le soubassement et au centre du fronton figurent des inscriptions dédicatoire et commémorative qui lui confèrent le caractère d’épitaphe [32]. Serait-on en présence d’un monument illusionniste moins coûteux par rapport à sa réalisation en trois dimensions [33] ?
- 9. Johannes Antonius Van der Baren (1615/16-1686)
Epitaphe à la mémoire d’un chanoine
de l’église du Coudenberg à Bruxelles
Huile sur toile - 124 x 94 cm
Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts
Photo : IRPA-KIK, Bruxelles - Voir l´image dans sa page
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Aussi grand qu’ait été son intérêt pour l’architecture et la sculpture, et aussi éblouissante qu’ait été sa maîtrise de la perspective et son aisance à suggérer la profondeur des plans, on ne trouve d’illusionnisme affirmé comme tel chez Rubens que dans des inventions décoratives par destination. Il en va ainsi de ses tapisseries de la série du Triomphe de l’Eucharistie [34] (1625-1626), ou plus clairement dans les décors éphémères de la Joyeuse Entrée de Ferdinand à Anvers en 1635 où il s’approche des effets de trompe-l’œil en présentant aux étages Albert et Isabelle comme s’ils étaient effectivement présents, appuyés à une balustrade, tandis que dans leur voisinage apparaissent Maximilien Ier, Charles Quint etc., telles des statues vivantes disposées dans des niches [35]. Cela dit, il est clair qu’on ne trouve pas dans l’œuvre de Rubens de grisailles donnant l’illusion de la présence d’une statue de pierre ; et dans ses compositions aux perspectives les plus virtuoses, ses architectures ne cherchent jamais à donner l’illusion d’appartenir au monde du spectateur. Il se montre en cela en rupture avec la longue tradition de la grisaille telle qu’initiée à l’époque bourguignonne par Van Eyck dans le contexte de la recherche d’une fusion entre le monde du spectateur et celui du tableau [36]. On a vu cependant quelle importance la sculpture a revêtu à ses yeux, depuis l’étude des antiques en Italie jusqu’à la transposition dans ses tableaux de ces modèles sculptés donnant à ces derniers l’allure d’êtres de chair et de sang au point qu’on est tenté de qualifier le processus d’ « incarnation ».
- 10. Jan van Eyck (vers 1390-1441)
L’Annonciation, vers 1433/1435
Huile sur panneau - 38,8 x 23,2 cm et 39 x 24 cm
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza
Photo : Wikimedia Commons - Voir l´image dans sa page
_ Il sera intéressant de rechercher dans l’histoire de l’art quels antécédents existent de cette fascination exercée par la sculpture sur la peinture, laquelle n’aura de cesse au cours des siècles de chercher à conquérir la troisième dimension. Qu’est l’Annonciation Thyssen (Madrid) de Van Eyck (ill. 10), sinon un magnifique hommage rendu par la peinture à la sculpture [37] ? Et que penser de cette formule fréquemment utilisée qui consiste à disposer des êtres vivants dans des niches ou que dire de la façon dont Van der Weyden dans sa Déploration du Prado leur fait prendre la place des figures sculptées dans la huche d’un retable [38] ? Quant à l’« incarnation » nommée ci-dessus, on en découvre un antécédent magistral chez Jean Gossart, dans ce chef-d’œuvre qu’est son tableau représentant Neptune et Amphitrite (1516) (Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie) (ill. 11). Gossart, dont la créativité va apporter avec une autorité incontestable une réponse nouvelle – en attendant celle apportée à son tour par Rubens - aux préoccupations qui habitaient Van Eyck : ses dieux athlétiques qu’il conçoit comme des descendants de la sculpture antique, ont pris dans ce tableau au format impressionnant (191 x 128,8 cm !) la place de la frêle Vierge eyckienne, et l’architecture savante qui les enveloppe n’est plus gothique mais d’inspiration tout à fait antique. Mais surtout il a donné à ces dieux une présence (presque impudique !) extrêmement forte et troublante : ils paraissent vivants, comme des statues qui auraient changé de nature, se seraient « incarnées » par la vertu démiurgique de son pinceau. On ne peut manquer d’y voir une analogie avec l’aspect que Rubens saura donner cent ans plus tard à ses Christ ressuscités aux allures de Jupiter dominateurs.
- 11. Jan Gossaert (actif en 1503-1532)
Neptune et Amphitrite, 1516
Huile sur panneau - 188 x 124 cm
Berlin, Gemäldegalerie
Photo : Wikimedia Commons - Voir l´image dans sa page
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Chez les contemporains et suiveurs de Rubens, on trouve évidemment nombre d’autres exemples des rapports qu’entretint entre ses membres la Ghemeynschap des arts. On ne peut en dresser ici le catalogue raisonné. Relevons quand même que l’œuvre de Théodore Van Thulden en recèle plusieurs, réalisés dans la foulée de sa collaboration apportée à Rubens lors des festivités organisées en l’honneur de Ferdinand d’Autriche déjà mentionnées [39]. Il fit aussi preuve d’une invention féconde (pour ne pas dire débridée) dans la création d’allégories dans lesquelles il met en scène d’innombrables personnages se répandant jusque dans les nuées et évoluant dans des décors architecturaux aussi grandioses qu’oniriques. Comme les décorations de Joyeuses Entrées, ces tableaux sont à mettre en rapport avec le monde du spectacle et de la mise en scène théâtrale. Dans L’Allégorie de l’entrée de Bois-le-Duc dans l’Union (Vienne, Gemäldegalerie der Akademie der bildenden Künste), uniquement connue sous la forme d’une esquisse, on voit que sous la composition figurée, le peintre a réservé une large zone où apparaissent esquissés rapidement, et destinés à être transposés en menuiserie, des lambris rythmés de pilastres et de niches décorés de motifs ornementaux et surmontés d’une forte corniche [40]. En association de pensée, il faut aussi prendre en considération l’inattendue esquisse que Gérard De Lairesse peignit vers 1685 en vue de la décoration de l’hôtel de Ville de La Haye (non réalisée) représentant une Allégorie de la gloire d’Amsterdam (Amsterdam, Historisch Museum [41]. On y voit une véritable scène de théâtre avec un rideau en deux parties qui vient de s’ouvrir pour laisser apparaître sous la forme d’un tableau vivant l’allégorie en question. De plus, le peintre inclut dans son tableau des spectateurs qui semblent montés sur un podium disposé devant la scène et bordé par une balustrade apparaissant au premier plan. Se trouvent ainsi étroitement liés les deux mondes de l’allégorie et la réalité, comme dans les trompe-l’œil se confondent la réalité et la fiction. Il faut dire que le monde de la réalité feinte n’était pas étranger à De Lairesse puisqu’on lui connaît aussi de superbes panneaux décoratifs monumentaux imitant des bas-reliefs (entre 1675 et 1683). Ils sont parfaitement illusionnistes, dans la ligne du trompe-l’œil le plus pur [42]. Sur le plan stylistique l’exercice auquel s’adonne De Lairesse mériterait réflexion car si ses faux bas-reliefs se situent dans la lignée de Quellin, il est indéniable que ce sont bien des scènes issues de son propre univers formel de peintre qu’il invente pour les représenter sous la forme de fausses sculptures.
- 12. Antoine Sallaerts (ou Anthoni Sallarts) (avant 1590-1658)
Projet d’autel pour la chapelle du Saint-Sacrement-de-Miracle
dans la collégiale Ste-Gudule à Bruxelles, vers 1635
Huile sur toile - 72 x 55,5 cm
Saint-Omer, Musée de l’Hôtel Sandelin
Photo : YB/M3C - Voir l´image dans sa page
Consacrons aussi rapidement quelques lignes à ce dessin rehaussé de gouache attribué à Jan Boeckhorst qui est une étude pour une statue de la Vierge de Douleurs posée sur un cartouche (Besançon, Musée des beaux-Arts et d’Archéologie [43]. Il s’agit d’un très élégant projet pour une épitaphe (non localisée) dont on ne sait à quel sculpteur sa réalisation aurait pu être confiée ni qui en est le commanditaire. Outre son sujet, l’œuvre, d’une souplesse et d’une densité toute rubénienne, paraît offrir un trait de famille avec la feuille représentant également la Mater Dolorosa, attribuée à Faydherbe (Anvers, Stedelijk Prentenkabinet) qui est généralement mise en rapport avec la statue placée dans la niche supérieure de l’autel réalisé par Corneille Van Mildert destiné à la chapelle funéraire de Rubens dans l’église Saint-Jacques d’Anvers(vers 1640-1645). Dans un registre très différent, un petit tableau d’Antoine Sallaerts, identifié il n’y a pas si longtemps [44], mérite d’être cité ici par son aspect original, tout à fait à l’image de ce peintre atypique (ill. 12). Il s’agit d’un Projet pour un autel destiné à la chapelle du Saint-Sacrement-de-Miracle dans l’église Sainte-Gudule à Bruxelles (Aujourd’hui au Musée de Saint-Omer) qui doit avoir été peint aux alentours de 1635. On aura tôt fait de remarquer que cet autel s’éloigne de la typologie habituelle. Sa caractéristique la plus frappante est l’abondance des sculptures qui l’encadrent : on en compte dix-neuf. On ne sait s’il fut jamais érigé [45]. Ce qui retient l’attention, c’est le style que Sallaerts insuffle et impose à ces sculptures virtuelles qui, si on devait les voir en trois dimensions, diffèreraient très fortement de ce que l’on connaît de la sculpture contemporaine.
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Même si notre repérage des projets ou modèles de peintres destinés à être sculptés n’est qu’un balayage rapide, il semble que l’on puisse quand même considérer d’ores et déjà qu’ils sont rares [46]. On serait tenté d’en conclure que, quoique les artistes aient regardé les uns vers les autres, qu’ils se soient inspirés et influencés mutuellement, qu’ils aient vécu intensément la même aventure artistique, les passages vraiment voulus et organisés d’une sphère à l’autre n’ont guère existé [47]. On se souviendra que Mgr Triest, lors de la commande de son buste à François Du Quesnoy alors à Rome, lui fit parvenir son portait peint pour servir de modèle [48]. Sans doute le cas de Rubens est-il vraiment exceptionnel. Le nombre de ses études destinées à être exécutées en trois dimensions est significatif. Il est bien établi qu’il eut avec des sculpteurs, tout particulièrement Erasme I Quellin, Hans Van Mildert et Faydherbe, des rapports privilégiés. Le premier mit souvent en œuvre des projets que Rubens avait conçus pour diverses églises anversoises ; le second peut vraiment être considéré comme le collaborateur attitré de Rubens au moment où ils inventent pratiquement ce que va devenir l’autel à retable baroque dans les Pays-Bas méridionaux (en sérieuse concurrence quand même à un moment donné, on l’a rappelé, avec les De Nole et sans doute aussi Cobergher !). Que Rubens ait été le parrain de l’un des enfants de Van Mildert, quand on connaît les habitudes sociales de l’époque, atteste de leur proximité personnelle et professionnelle [49]. En ce qui concerne Faydherbe, nous avons cité en exergue de cet essai le certificat que Rubens lui délivra en 1640 au terme de son apprentissage de trois ans auprès de lui. Il y parle de la communauté qui rassemble les arts de la peinture et de la sculpture, cette ghemeynschap que nous avons pistée au long de ces pages. On ne sait pas précisément quelle formation Faydherbe a reçue dans l’atelier de Rubens. Mais on en voit en tout cas les fruits dans les œuvres de jeunesse du sculpteur, quand il transpose en ivoire et en petit format des sujets imaginés par son maître au soir de sa vie. Comme nous le rappelons dans la notice qui lui est consacrée dans le catalogue Le Baroque dévoilé, la marque de Rubens se perçoit également, et de manière plastiquement plus intéressante, dans les réalisations ultérieures de son élève. En tout cas, Faydherbe fera plus tard volontiers appel à des effets pittoresques et scénographiques et à des vibrations lumineuses, toutes caractéristiques que l’on ne peut que qualifier de picturales [50]. On peut imaginer que Rubens se serait réjoui de voir dans les réalisations de son disciple la prolongation monumentale et tridimensionnelle de son art d’une manière que lui-même n’avait pas envisagée : on songe à ces immenses scènes de la vie du Christ en haut-relief, débordantes de détails et de mouvement. De même il est permis de croire qu’il aurait apprécié de le voir s’impliquer dans des projets d’architecture novateurs tels que la coupole de Notre-Dame d’Hanswijk à Malines, entrepris avec une audace qui le conduisit aux limites du possible et où il allait accrocher, en plus, ces immenses « tableaux sculptés ». Ne se consacrera-t-il pas également, un peu à l’instar de Rubens à Saint-Charles, à un programme décoratif global qui n’a pas son pareil : la chapelle Tour et Taxis à Bruxelles [51] ?
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Au terme de ces années au cours desquelles on a vu Rubens tellement s’impliquer dans des programmes comprenant de la sculpture et permettre à cet art de prendre son envol, faut-il cependant s’étonner que sa collection n’en comprît pratiquement pas ? L’inventaire de ses biens après décès compte en effet environ 150 œuvres de sa main, autant de tableaux de maîtres anciens et une centaine de peintres modernes. En fin de liste, il n’est fait mention que d’ « Aucunes belles testes antiques de marbre », d’ « Une quantité des figures modernes &c. », puis d’un Christ en croix, d’un Mercure, d’une Vénus, d’une Danse d’enfants, d’une Psyché endormie et Adam et Eve , tous en ivoire et décrits comme « de l’invention de feu Mons. Rubens », auxquels s’ajoute une salière en ivoire de l’invention du maître également, ainsi que des objets en jaspe, cristal de roche etc. [52] Si derrière « quantité de figures modernes &c. se cachent vraisemblablement des terres cuites et d’autres sculptures, il est clair que ses héritiers, comme sans doute le défunt lui-même, n’en faisaient pas vraiment grand cas. Peut-être Rubens a-t-il néanmoins à la fin de sa vie pris davantage la « grande sculpture » en considération et lui a-t-il accordé un statut d’art à part entière ? Sa lettre à Faydherbe écrite l’année de sa mort pourrait être interprétée de cette façon [53]. On pourrait comprendre de la même manière, dans le certificat qu’il lui décerne à peu près au même moment, le fait qu’il loue avec insistance la statue que son élève a réalisée pour l’église du Béguinage à Malines. Quoi qu’il en soit, pour l’heure il est plus important aux héritiers de Rubens d’indiquer la part prise par le maître dans « l’invention » des objets en question que de donner le nom de celui qui les a sculptés. Ce peu de considération pour l’art de la sculpture en soi, en ce milieu du XVIIe siècle, se vérifie quand on regarde les tableaux représentant des collections et autres cabinets de curiosité contemporains : à part quelques antiques (pour la plupart des moulages ou des copies d’œuvres célèbres), la sculpture y est quasi inexistante [54] ! Si l’on se place sur le plan strictement économique, il est paradoxal que toute cette « marchandise » produite ait pu être considérée comme dénuée valeur quand on prend en considération le nombre d’artistes actifs, l’ampleur et la multitude des chantiers ouverts. La question mériterait d’être envisagée sous l’angle de l’histoire du collectionnisme et du marché de l’art au sein duquel il est vrai que les tableaux ont été (et sont d’ailleurs toujours) l’objet de transactions innombrables tandis que les sculptures sont rares. Oui, comme l’écrit Francis Carrette [55], il faut croire que la sculpture est un art difficile.
Dans la hiérarchie des arts telle qu’elle s’établit durant ces premières décennies de l’ère baroque, il est clair que la peinture est placée à son sommet. Dans son « De Imitatione statuarum », Rubens ne disait rien d’autre. Il avait surtout compris que la sculpture pouvait servir à mettre sa peinture en évidence, et qu’elle la servirait davantage encore s’il réussissait à y associer également l’architecture. La genèse des autels et la décoration des premières églises baroques en offrent des exemples très éloquents. De leur côté cependant, les sculpteurs surent saisir la formidable opportunité qui s’offrait à eux. L’impulsion donnée à leur profession fut considérable. Les commandes ecclésiastiques et les besoins en mobilier, associés à l’évolution du goût, entretinrent un contexte des plus favorables de sorte que les « parts de marché » emportées par les ateliers de menuiserie et de sculpture devinrent de plus en plus importantes. Dès le troisième tiers du XVIIe siècle, les programmes confiés aux sculpteurs prirent plus d’importance que les commandes faites aux peintres qui, au XVIIIe siècle, peineront à suivre le mouvement européen. La sculpture de son côté devint de plus en plus naturaliste (multipliant la présence de végétaux et du monde minéral) et narrative (favorisant une iconographie plus familière). On observe aussi une tendance à privilégier la technique du bas-relief (notamment sur le dossier des stalles ou dans les lambris) qui lui permet de multiplier les plans et d’inscrire les sujets dans un cadre paysager tout en multipliant le nombre de personnages, d’accessoires et de détails divers. En d’autres mots la sculpture se « picturalise ». On ne portera pas de jugement esthétique sur cette évolution. On se contentera de voir dans cette tentative de synthèse entre deux modes d’expression l’aboutissement somme toute logique d’un long cheminement au cours duquel les membres de la ghemeynschap des arts ont rivalisé, se sont concurrencés ou ont collaboré : dans un contexte d’émulation qui s’est étendu sur près de deux siècles, ils ont en tout cas magnifiquement œuvré à l’invention et à la réalisation d’un patrimoine exceptionnel dont l’exposition Le Baroque dévoilé. La sculpture à Bruxelles et en Belgique offre un aperçu qui, on l’espère, donnera au visiteur l’envie de voir in situ ou dans les musées qui en possèdent (encore faut-il qu’ils les montrent !), les œuvres qui ont échappé aux outrages du temps et des hommes.