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- 1. Pour réduire l’empreinte carbone des musées, il faut réduire leur activité.
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Les musées représentent-ils un danger pour la planète ? La question, évidemment, n’a pas été formulée en ces termes lors de la journée professionnelle d’ICOM France qui s’est déroulée à Reims en septembre dernier, et dont le thème était « Penser le musée de demain, la décroissance en questions [1]. » Toutefois, le choix du premier invité n’était pas anodin : l’économiste Serge Latouche a commencé par rappeler que les musées sont des institutions relativement récentes et essentiellement occidentales. Autrement dit, elles ne répondent pas forcement aux sensibilités patrimoniales de toutes les cultures. Ainsi les sculptures et les masques africains « pillés » par les Français étaient destinés à disparaître plutôt qu’à terminer derrière une vitrine. Sans doute, mais faut-il regretter que ces objets soient aujourd’hui conservés ? L’économiste, qui semble être aussi poète à ses heures perdues, a finalement souhaité l’avènement d’un monde « pluriversel », marqué par la « diversalité », c’est-à-dire plus simplement par le dialogue des cultures. Ce théoricien de la décroissance en économie, qui dénonce la surconsommation et l’accumulation illimitée de biens matériels, a surtout répété cette idée fondamentale qu’il a déjà développée : une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. Cela vaut pour l’économie, mais pour la culture ?
C’est en tout cas par ce biais qu’a été abordée la nécessité pour les musées de limiter leur consommation énergétique. Comment ? En réduisant le nombre d’expositions temporaires, en diminuant la production d’éléments scénographiques - réutilisables d’un projet à l’autre - ou bien encore en limitant la circulation des œuvres. Faut-il aussi réduire les collections ? La question a été posée, sans rire. Faut-il aussi réduire le nombre de visiteurs ? La question devrait être posée, sans rire. Car lorsqu’un musée annonce triomphalement un record de fréquentation pour sa dernière exposition, il faut avoir une petite pensée pour les flots de visiteurs jouant des coudes pour tenter de contempler une petite minute la beauté de l’art, agglutinés devant des cimaises. Autre proposition présentée lors de cette journée : adoucir certaines normes. Parmi les intervenants, Anaïs Aguerre a détaillé le protocole vert adopté par le groupe Bizot [2] en 2024, dont les recommandations ont été suivies par de nombreux musées ; il faut notamment une plus grande flexibilité pour la température et l’humidité de la climatisation. Le groupe veut surtout faire changer les esprits en valorisant le rôle des musées face à la crise écologique.
Le changement climatique est incontestablement l’une des grandes menaces de notre temps. Mais que pèse l’activité des musées par rapport à celles des multinationales et de l’industrie mondiale ? On aimerait pouvoir comparer la consommation énergétique de la tour Triangle, en cours de construction, avec celle du fonctionnement de l’ensemble des musées français. Chaque effort compte bien sûr. Est-il néanmoins choquant d’affirmer que la mission - vitale ! - d’un musée doit primer sur la réduction de son empreinte carbone ? La réponse n’a pas été aussi évidente le 27 septembre dernier ; au fil des discours, les collections sont apparues comme un fardeau, pas très loin des énergies fossiles. Le hic, c’est le stock. Plusieurs intervenants ont pointé du doigt le fait que les musées sont les seules institutions dans lesquelles des objets entrent et desquelles rien ne ressort jamais. Apparemment, c’est un problème. Laurent Vedrine, directeur du musée d’Aquitaine à Bordeaux, paraissait accablé par les quelque 1,4 millions de pièces dont il a la charge, réparties en trois lieux différents, qui vont du silex préhistorique au tracteur du XXe siècle. Car le musée possède dans ses réserves un vaste ensemble de matériel agricole, fruit des collectes de Georges-Henri Rivière qui furent entreprises au XXe siècle pour préserver des traditions en voie de disparition et des productions contemporaines. Un matériel qui aujourd’hui n’intéresse plus personne, selon les mots du directeur qui rêverait de mettre en place un atelier low tech pour remettre en fonctionnement certains instruments agricoles conservés en séries dans les réserves. Espérons que les musées d’art et tradition populaires ne caressent pas les mêmes rêves.
Faut-il préciser que les conservateurs ont la mission… de conserver ? C’est pourtant un métier qu’ils ont choisi en connaissance de cause, en travaillant dur pour y arriver. Bien sûr, les collections publiques en France sont inaliénables et imprescriptibles, Christelle Creff, chef du service des musées de France, l’a rappelé... Mais « on aura certainement à y réfléchir » a-t-elle cru bon de nuancer. Attrapant la balle au bond, Hélène Vassal - directrice du soutien aux collections du Musée du Louvre - a évoqué l’exposition [3] « Les Aliénés » du Mobilier National, consacrée aux pièces de la collection qui, après avis d’une commission, ne sont plus inaliénables et peuvent être détruites, vendues ou même réutilisées pour récupérer leurs matériaux. « C’est autant d’idées et d’initiatives qui sont à réfléchir, et il ne faut pas s’empêcher de le faire » a insisté Hélène Vassal, rappelant que le récolement décennal en 2025 aura son lot d’objets non retrouvés, d’œuvres ruinées ou bien « d’ensembles dont on ne peut rien faire » et pour lesquels il faut envisager un « possible déclassement » ou une « aliénation ». Non seulement cela constitue une part très modeste des collections, mais le Mobilier national a un statut bien particulier, puisqu’il est à la fois un lieu de patrimoine et de création contemporaine depuis le XVIIe siècle, et que les ventes qu’il peut faire n’ont rien à voir avec celles d’œuvres de musée (voir cet article). Quant à Georges Magnier, directeur des musées de Reims chargé de conclure ce congrès, il a exprimé un regret après avoir résumé les différentes interventions de la journée : « On a peut-être été timide sur la réduction des collections […] la question se pose quand même ». D’autant que, selon ses mots, les conservateurs ne sont pas infaillibles, « considérer qu’on ne s’est jamais trompé dans l’enrichissement des collections, c’est peu crédible. »
Les conservateurs d’aujourd’hui seraient-ils plus clairvoyants que leurs prédécesseurs pour décider de ce qu’il faut garder et de ce qu’il faut jeter à la poubelle (la verte ou la jaune ?) ? Au XXe siècle, on aurait volontiers bazardé l’art pompier, considéré comme un amas de croûtes du plus mauvais goût. C’est bien la preuve que ce qui ne passionne plus les foules à un moment donné n’est pas forcément dénué d’intérêt. Laurent Védrine l’a d’ailleurs admis : on ne sait plus à quoi servent certains des outils agricoles conservés dans les réserves, c’est une mémoire qui se perd, il est donc urgent de recueillir le témoignage des derniers agriculteurs susceptibles de fournir des informations. À l’heure ou l’agriculture est aussi l’un des enjeux du changement climatique, sans doute ce matériel fait-il partie pleinement de l’histoire et mérite-t-il sa place dans un musée.
Avant d’acquérir d’autres œuvres, Christelle Creff, Laurent Vedrine ou bien encore Hélène Vassal ont tous insisté sur le travail à entreprendre, d’abord, sur les collections existantes ; un travail qui passe par le récolement, les restaurations, les recherches, et par le Projet Scientifique et Culturel considéré comme indispensable pour définir les orientations d’un musée.
Mais ce travail de connaissance des collections n’est pas incompatible avec leur enrichissement, bien au contraire. Non, l’arrivée de nouvelles œuvres n’est pas un fléau ! Pourtant le directeur du musée d’Aquitaine s’est réjoui qu’il existe des « garde-fous » pour les acquisitions, tandis que Christelle Creff soulignait avec un certain effarement qu’en 2022, ce sont 200 000 nouveaux items qui sont entrés dans les collections [4]. Quoi qu’il en soit, il est urgent selon elle de rendre plus sélectif encore l’accroissement des collections. Si personne ne conteste qu’une sélection - qui existe déjà - est indispensable, on regrette le manque d’enthousiasme des orateurs de cette matinée du 27 septembre, qui semblaient plier sous le poids des objets qui leur sont confiés. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à Pierre Rosenberg qui déclara avec un peu plus d’allant : « un musée qui n’achète pas est un musée qui meurt. »
L’intervention de Robert Blaizeau l’après-midi s’est avérée plus constructive avec la suggestion d’une initiative intéressante : puisque les réserves sont pleines, il faudrait revenir sur la répartition des collections entre les musées et corriger une inégalité territoriale en sortant certaines pièces des réserves pour les déposer dans des institutions qui pourraient les montrer et les valoriser. Le directeur des musées de Rouen a d’ailleurs mis en place une politique active de dépôts en 2025 : quelque 200 œuvres de qualité sont mises à la disposition de tout musée intéressé.
Pierre Stépanoff, directeur des musées d’Amiens, a quant a lui rappelé les liens qui unissent un musée et sa région, puis insisté sur la manière dont sont imbriquées chacune de ses activités : les collections permanentes doivent s’inscrire dans le territoire local ; les expositions temporaires doivent impérativement prendre racine dans les collections permanentes ; enfin, il est inutile de faire des acquisitions si on ne les valorise pas, en les publiant, en les exposant.
En effet, le travail de recherche sur les collections est vain s’il n’aboutit pas à une publication. Pourtant Georges Magnier dans sa conclusion suggérait parmi les réductions possibles, de renoncer à certaines publications sur papier, qu’il considère trop encombrantes. Les « catalogues de collections ont-ils vocation à être imprimés, pour être finalement achetés par trente bibliothèques en France ? » La question laisse pantois. Cela signifierait que c’est le nombre de lecteurs qui fait la qualité d’un livre ? On pourrait peut-être se contenter de publications numériques. Oui mais voilà, le numérique lui aussi est énergivore.
D’autres conservateurs ont avancé des propositions plus séduisantes pour réduire l’empreinte carbone de leurs musées, des propositions qui, avant d’avoir un intérêt écologique, sont d’abord souhaitables pour la mise en valeur des collections. Robert Blaizeau affirmait la nécessité de réduire le nombre d’expositions temporaires et d’allonger leur durée. Il n’est pas le seul à défendre cette idée et Mathieu Boncour du Palais de Tokyo a renchéri : il est temps de renoncer à un lieu sans cesse renouvelé. Non, les musées ne sont pas des lieux de divertissement, ils s’inscrivent dans le temps long avec des collections « permanentes », faites pour être vues et revues, contemplées, ruminées, apprivoisées. Et plutôt que de compter le nombre de visiteurs, le directeur des musées de Rouen suggérait de regarder plutôt le nombre de primo-visiteurs ou bien la durée de la visite afin d’évaluer le succès d’un musée ou la pertinence de sa proposition.
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- 2. Eugène Fromentin (1820-1876)
Le Pays de la soif, vers 1869
Huile sur toile - 103 x 143 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski - Voir l´image dans sa page
C’est l’une des contradictions des musées qui cherchent, sinon à être rentables, du moins à faire des entrées, tout en souhaitant réduire leur activité pour limiter leur empreinte carbone. Mais en fin de compte, la démocratisation de la culture est-elle compatible avec l’écologie ? Vouloir rendre accessible les musées au plus grand nombre, c’est multiplier les visiteurs qui se déplacent en voiture ou pire, en avion. Sans doute la proposition d’interdire l’accès des musées à tous ceux qui ne sont pas venus en « mobilité douce » finira-t-elle par surgir. Quant aux œuvres, elles sont priées elles aussi de trouver des moyens écologiques de voyager (à vélo ?), sinon certains conservateurs annoncent déjà qu’ils renonceront à en demander le prêt pour des expositions temporaires. On espère qu’il ne s’agira pas de pièces indispensables à l’illustration du propos. Et l’on espère aussi que les peintures et sculptures envoyées dans la France entière par le musée d’Orsay dans le cadre de son projet « 100 œuvres racontent le climat » voyagent d’une manière éco-responsable... Parmi elles, le Citron de Manet a été prêté au Château royal de Blois et placé en regard de l’ancienne orangerie ; « il témoigne de la réflexion menée à la Renaissance pour préserver ce fruit ». On ne voit pas bien le rapport entre un tableau du XIXe et la Renaissance. Une peinture de Gustave Caillebotte, Les Soleils, jardin du Petit Gennevilliers, a été envoyée au musée de Grenoble et s’accompagne d’un commentaire qui n’a lui non plus pas grand chose à voir avec l’œuvre, mais a su caser les mots à la mode . « Les tournesols sont réputés pour leur capacité à pousser dans des conditions difficiles [...] illustrant ainsi la résilience et la persévérance. » Le choix le plus réjouissant est tout de même le tableau d’Eugène Fromentin(ill. 2), intitulé Le Pays de la soif envoyé ... à Cognac.