Les Grands Prix
Avant [1] même la création de l’Académie de France à Rome, en 1666, l’instauration des Grands Prix, les futurs « Prix de Rome », envisagée dès 1655 mais effective à partir de 1663 [2], permit rapidement de distinguer un certain nombre d’élèves doués ou prometteurs [3] entre ceux qui venaient étudier à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Dans le même temps, parmi les artistes qui apparaissent dans les archives conservées à l’École Nationale des Beaux-Arts, nombreux sont les élèves candidats à cette récompense [4] qui, même en dehors des lauréats, ont confirmé par la suite leurs mérites [5].
Ce Grand Prix [6] offre donc à celui qui l’a obtenu et, dans les périodes les plus fastes, à son dauphin, la possibilité de se perfectionner, pendant trois, quatre voire cinq ans (pour certains des premiers pensionnaires), grâce à la contemplation, l’étude et la copie des chefs-d’œuvre réunis dans la Ville Eternelle. Enfin, tandis que sous l’Ancien Régime, les Salons mettent longtemps à trouver leur régularité [7], ces Grands Prix bénéficient d’une exposition annuelle organisée, durant une semaine, au moment de la saint Louis (le 25 août). Cette vitrine constitue un autre avantage important offert aux jeunes lauréats, à une époque où les lieux publics d’exposition demeurent rares à Paris [8]. Toutefois, après la Révolution, la plupart de ces tableaux ont connu, comme les Morceaux de Réception, le sort des collections de l’Académie Royale : saisies, dispersion puis, pour certains, vente, et, pour beaucoup, oubli.
L’exposition consacrée aux Morceaux de Réception de l’Académie Royale, récemment organisée par les musées de Tours et de Toulouse [9], a montré combien le terme de peinture « académique » demeurait péjoratif. Comme les listes de ces Grands Prix ont été souvent publiées depuis le XIXe siècle [10], on peut donc envisager que la combinaison de leurs sujets, qui seront d’abord allégoriques (entre 1663 et 1674, ils servent à illustrer les actions héroïques du jeune Roi) puis, généralement, bibliques ou moraux, et de leur format assez spécifique (100 x 130 cm [11]), devrait permettre de les identifier plus souvent sur les cimaises ou dans les réserves de nombreux musées, car ceux qui sont passés en mains privées, ou dans le commerce, semblent plus rares encore. Ainsi, une enquête assez systématique nous révélerait sans doute les œuvres d’un certain nombre d’artistes qui ne peuvent qu’enrichir le panorama plus général de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles.
La Construction de la Tour de Babel
- 1. Attribué à Charles Gussin (ou Cussin)
La Construction de la Tour de Babel
Huile sur toile - 109 x 130.5 cm
Chaumont, Musée
Photo : Ville de Chaumont, R.P. - Voir l´image dans sa page
François Marandet a déjà souligné [12] combien cet oubli est particulièrement cruel pour les Grands Prix du XVIIe siècle [13]. Les années 1680 et, surtout, la décennie 1690, sont d’ailleurs le moment où le séjour d’étude à l’Académie de France, principale motivation de ce concours, est le plus menacé [14]. L’essentiel des finances est alors consacré aux dépenses induites par les guerres et, notamment, celle contre la Ligue d’Augsbourg (1688-1697). A plusieurs reprises, les lauréats de ces années vont devoir attendre deux ou trois ans avant de partir quand ils ne sont pas remplacés, de façon plus ou moins arbitraire, par des élèves arrivés second au grand Prix ou justes nominés [15]. Certains, comme Henri de Favanne, Grand Prix de 1693, ou Louis Galloche, Grand Prix de 1695, sont même amenés à faire le voyage à leurs frais. Le tableau [16] (ill. 1) que nous avons identifié au musée de Chaumont (Haute-Marne) présente un cas légèrement différent, celui d’un Grand Prix dont le lauréat, qui n’a pu faire le voyage de Rome, a très rapidement soit disparu soit changé de carrière, le silence des archives nous empêchant pour l’instant de trancher. Quand nous avons découvert son cliché, pris lors d’une mission du projet « Tableaux italiens » de l’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art) effectuée en 2007, nous avons été très vite frappés par son apparente qualité, et par la singularité de son sujet : la Construction de la Tour de Babel avait connu un grand succès dans les siècles précédents (qu’on songe aux représentations issues de l’atelier des Breughel) mais elle était devenue particulièrement rare au XVIIe siècle, surtout dans la peinture française.
Pour représenter cet épisode, l’artiste a choisi une composition en largeur, assez aérée et étagée par plans successifs, selon des diagonales transversales aisément perceptibles. Celles-ci dénotent manifestement l’œuvre d’un peintre qui ne maîtrise pas encore la répartition, dans l’espace, des différents éléments de son tableau. De la même manière, c’est de façon un peu trop visible qu’il fait remonter le sol vers l’arrière plan et la Tour. Si le groupe principal, celui des spectateurs, est éclairé d’une lumière assez franche, la majeure partie de la composition baigne dans une lumière plus adoucie où se mêlent le jaune mordoré (pour le sol et certaines tenues du groupe principal), les bruns et les ocres (la Tour, l’un des porteurs les nuées, les animaux) et les roses (la partie basse de la spirale, les chairs et certaines draperies). Ces teintes permettent au peintre de faire mieux ressortir, au premier plan, certaines figures et les éléments principaux du tableau par l’emploi d’accents de couleurs plus vives : rouge, vert, ou bleu. Au soin presque appliqué qu’il met a dessiner l’échafaudage ou le chariot à bœufs, et la nature morte des outils qui jonchent le sol du premier plan, répondent des touches plus pittoresques comme ces dromadaires-girafes, d’autant plus fréquents que ces animaux étaient inconnus des peintres du temps. Un autre détail assez singulier est ce probable autoportrait de l’artiste, inséré dans le groupe principal sous la forme d’un homme en buste tourné vers le spectateur, et manifestement habillé à la moderne.
Le traitement général des figures, avec cet accent mis sur l’expression de certains visages et sur la représentation des musculatures, assez bien marquées mais traitées moins en force qu’avec un certain arrondi, est en quelque sorte celui de toute une génération d’émules de Le Brun actifs dans les années 1680. Parmi ceux-ci, ce sont les noms de Jean-Baptiste de Champaigne (1631-1681) ou de Louis de Boullogne (1654-1733) qui viennent rapidement à l’esprit devant ce tableau. Si l’officier drapé de bleu qui indique la Tour n’est pas sans évoquer certaines figures isolées de Jean-Baptiste de Champaigne, que ce soit dans son Morceau de réception (Hercule couronné par la Vertu, Paris, ENSBA) ou dans son Crucifiement (Port-Royal), le raccourci de son bras n’est pas encore maîtrisé. De même, si Louis de Boullogne se sert souvent de cette nuée ascendante qui vient occuper le ciel, à l’arrière-plan, ses figures sont mieux venues que celles de notre tableau, encore très empreintes de raideur. Toutefois, c’est sans doute de ce dernier que notre artiste apparaît le plus proche. Il pourrait donc être l’un de ses élèves.
Par l’entremise de la conservation du musée de Chaumont, que nous remercions encore une fois ici, il nous fut assez facile de retracer l’historique récent de ce tableau, acquis en 1866, par la municipalité, à la vente après décès du peintre François-Alexandre Pernot (1793-1865), et d’apprendre que, lors de sa restauration, à Versailles entre 2000 et 2005, il avait déjà été rapproché de l’art de Louis de Boullongne [17] par Stéphane Loire. Cherchant, dans la mesure du possible, à identifier plus précisément son auteur et les circonstances de sa commande, nous avons suivi l’intuition de François Marandet et, reprenant la liste des Grands Prix de l’Académie, publiée au XIXe siècle, successivement par Adolphe Duvivier puis par Jules Guiffrey, nous n’avons pas tardé à trouver la mention suivante :
« 1690 : Peinture : La Construction de la Tour de Babel.
- Premier prix [sous la forme d’une médaille d’or de 100 livres [18] ] : Charles Gussin [ou Cussin ?].
- Deuxième Prix [médaille d’or de 70 livres] : Claude Verdot" [19].
L’énigme de son auteur
Une fois que la correspondance entre le tableau aujourd’hui conservée à Chaumont et le Grand Prix a été établie, on peut alors s’interroger sur l’identité de son auteur : est-ce l’un des deux lauréats ou, le cas échéant, un candidat plus malheureux ? Cependant, devant la rareté de ces tableaux, et la qualité apparente de celui-ci, on peut envisager que nous soyons effectivement soit devant la composition qu’avait exécutée ce quasi-inconnu qu’est Charles Gussin soit devant celle de l’artiste à peine mieux connu aujourd’hui qu’est Claude Verdot (1667-1733). Même si une évolution stylistique de sa manière est possible pendant les 15 ans qui séparent ce Grand Prix de son Morceau de Réception, nous estimons que les deux œuvres sans doute les mieux connues de Verdot [20], et qui font l’essentiel de son corpus actuel, son Morceau de Réception, Hercule étouffant Anthée (1707), conservé à l’ENSBA (ill. 2), et la réduction (modello ou ricordo ?) conservée au Louvre (ill. 3), de son saint Paul terrassant le serpent à son arrivée dans l’Ile de Malthe, Grand May de 1716, présentent trop de différences stylistiques avec le tableau de Chaumont, notamment dans le traitement des musculatures et l’allongement de ses silhouettes, pour que celui-ci lui revienne. Nous divergeons donc de l’opinion exprimée récemment par écrit, mais dans des termes assez vagues, par Francois Marandet, dans l’introduction du catalogue de l’exposition qu’il avait consacré à Daniel Sarrabat [21] (1666-1748).
- 3. Claude Verdot (1667-1733)
Saint Paul terrassant le serpent
à son arrivée dans l’Ile de Malthe
Huile sur toile - 92 x 73 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : RMNGP/G. Blot - Voir l´image dans sa page
- 2. Claude Verdot (1667-1733)
Hercule étouffant Anthée, 1707
Huile sur toile - 165 x 203
Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts
Photo : Ensba - Voir l´image dans sa page
Que connaissons nous de Charles Cussin ou Gussin ? Devant le silence manifeste des archives notariales, c’est la consultation et la confrontation des Comptes des Bâtiments du Roi, des Procès-verbaux de l’Académie Royale et de la Correspondance des Directeurs de l’Académie de France, autant de ressources publiées elles aussi au XIXe siècle, qui nous ont permis d’en savoir un peu plus sur le lauréat du Grand Prix de 1690, puisqu’il y est cité pendant un peu plus de neuf ans [22]. Ainsi, les Procès-Verbaux nous apprennent que c’est dès le 13 mai 1684 que Charles Gussin fait partie des élèves amenés à concourir pour le Grand Prix : la sélection se fait, à cette époque, par le traitement d’un sujet qui est donné « sur le champ », aux élèves candidats, par « Messieurs les Officiers [les Académiciens] en exercice », devant lesquels ils doivent ensuite composer. Peu après, en novembre 1685, Gussin est, avec Antoine Gérardin et Jacques Fouquet, l’un des trois élèves que la « nécessité » amène à solliciter une aide financière auprès du Protecteur de l’Académie [23], subside qui leur fut accordé. Trois ans plus tard, en 1688, il est admis à concourir, une deuxième fois, au Grand Prix, dont le thème est alors Noé sortant de l’Arche [24]. Si c’est le tableau de Daniel Sarrabat qui est distingué, on sait que Gussin, qui a déjà reçu l’un des Petits Prix mis en place par Louvois en 1684 (celui du quartier de juin 1688), obtient toutefois, une gratification, sous la forme de trois louis d’or [25].
C’est aussi en 1688 que plusieurs élèves, peintres ou sculpteurs, dont Gussin, commencent à recevoir, de la Surintendance, des mensualités, dont le versement se prolongera jusqu’en 1692 [26]. Cette pension correspond sans doute à une sorte de distinction des élèves les plus méritants. Si ce n’est l’absence du sculpteur Girardin dans les Comptes des Bâtiments, où se retrouvent ces payements, elle correspondrait à la « petite pension de 2 pistoles par mois », qui est mentionnée, à plusieurs reprises dans les Procès-verbaux de l’Académie Royale [27]. Car, contrairement à l’affirmation de Guiffrey [28], ces mensualités ne peuvent pas correspondre à celles du séjour à Rome : aucun de ceux qui en bénéficient dès 1688 [29] n’a encore obtenu de Grand Prix, et, parmi les peintres ainsi aidés, dont les noms ne changent guère jusqu’en 1692 [30], seuls deux d’entre eux (Sarrabat et Lignières) feront le voyage. L’année suivante, lors de sa troisième tentative, c’est justement la version de l’Ivresse de Noé peinte par Pierre-Jean Baptiste de Lignières qui est choisie comme Grand Prix. Toutefois, Charles Gussin, seul autre concurrent après le décès du peintre Silvain, reçoit une nouvelle gratification de trois louis d’or. C’est donc à sa quatrième tentative, après avoir encore reçu l’un des Petits Prix, celui du quartier de mars 1690, qu’il remporte enfin le Grand Prix, avec cette Construction de la Tour de Babel. Comme nous l’avons vu, le second Prix est alors attribué à Claude Verdot (1667-1733).
Les dernières mensualités mentionnées dans les Comptes des Bâtiments, celles de 1691 et 1692, confirmeraient, qu’à la différence de Sarrabat, qui était parti pour Rome l’année suivant son Grand Prix (1688) et de Lignières, lauréat l’année d’après mais qui ne le rejoindra qu’en 1692 [31], Gussin ne put les imiter. Les cas similaires de Nicolas (?) Sebert, Grand Prix de 1691 (Abraham rejoint la Terre Promise) et de Benoît Coffre, Grand Prix de 1692 (Le Reniement d’Agar), démontrent que les restrictions financières de ces années de guerre réduisent quasiment à néant les espoirs des élèves de l’Académie Royale susceptibles de partir pour Rome. Si, au début de 1696, Henri de Favanne, Grand Prix de 1693 (Rebecca choisie pour être l’épouse d’Abraham) [32], rejoint l’Académie de France, sans doute parce qu’il fit le voyage de Rome à ses frais, il n’est presque plus question de Charles Gussin dans les actes officiels, et jamais dans la Correspondance des Directeurs. Ainsi, entre juin 1696 et juin 1697, ce sont trois artistes aux statuts divers qui viennent renforcer la présence des peintres au sein de l’Académie de France : Benoît Neveu, lauréat du Grand Prix de 1694 (Loth et ses filles quittant Sodome), mais qui sera chassé de l’Académie de France, en novembre 1696, après une dispute avec Favanne ; puis Pierre de Saint-Yves et Antoine Monnoyer. Ces deux derniers, qui n’ont jamais reçu ce Prix, confirment qu’à cette époque, ce n’est pas forcément le lauréat du Grand Prix, ou son second, qui est choisi pour être envoyé à Rome.
Mais trois ans auparavant, en janvier 1693, le Surintendant, Colbert de Villacerf avait décidé, au nom du Roi, d’ôter à Sebert, Gussin et Fouquet, la pension qu’ils touchaient, sans doute depuis trop longtemps (huit ans), pour la transférer à trois autres jeunes artistes : le peintre Coffre, dont le Grand Prix venait d’être offert à un « conseil » de l’Académie [33], et les sculpteurs Lobel et Frémin [34]. Le silence des sources qui s’ouvre alors pourrait donc témoigner d’une disparition prématurée de Gussin, qui surviendrait peu après. Une seconde hypothèse, celle de son abandon d’une carrière de peintre, puisqu’il ne rejoint pas la Maîtrise [35], pourrait, avec le recul, sembler regrettable compte tenu des promesses que laissent entrevoir les meilleures parties du tableau conservé à Chaumont [36]. Charles Gussin offre ainsi un contraste assez marqué avec son « dauphin » du Grand Prix de 1690, Claude Verdot. Si ce dernier ne fait pas non plus le voyage de Rome, il sera toutefois agréé, après un contretemps, en octobre 1704, et reçu à l’Académie Royale en 1707 [37]. Il signera, un peu plus tard, un des derniers Grands Mays, offerts par les Orfèvres, même si désormais ce n’est plus à Notre-Dame mais à Saint-Germain des Prés [38].