- 1. Carlo Marochetti (1805-1867)
Bimba dormiente, 1844
Marbre - 30 x 90 x 47 cm
Turin, GAM
Photo : GAM, Turin - See the image in its page
La Bimba dormiente ou Bimba addormentata (ill. 1 et 4), œuvre de Carlo Marochetti (1805-1867) appartenant aux collections de la Galleria Civica d’Arte Moderna e Contemporanea (GAM) de Turin, constituait jusqu’à présent une énigme.
Acquise en 1902 par le Museo Civico, ancêtre de la GAM, et provenant de Cagliari, Sardaigne, l’œuvre a été achetée à un industriel du nom d’Ercole Antico [1]. On y a vu parfois le portrait de la fille du sculpteur, Giovanna, dont Marco Calderini [2], dans sa monographie de Carlo Marochetti, nous dit qu’elle est morte à huit ans (1836-1844), information que toutes les notices biographiques consacrées à l’artiste se contenteront de reprendre.
Deux observations s’imposent. S’agissant d’un portrait funéraire (enfant à demi-nu, reposant sur un lit rehaussé d’un coussin orné de passementerie), l’œuvre semble représenter un tout jeune enfant, d’environ deux ans, et non une fillette de huit ans. D’autre part, si l’artiste avait souhaité faire le portrait de sa fille décédée, on peut se demander pourquoi l’œuvre n’apparaît pas dans la succession ni dans les inventaires [3] relatifs aux héritages familiaux.
Il s’agit donc d’abord de vérifier les informations concernant Giovanna ou Jeanne Marochetti. Les Archives départementales des Yvelines [4] nous apprennent que celle-ci, née le 10 avril 1836, est morte le 17 novembre 1852, à l’âge de seize ans et sept mois et non à huit ans. Le sculpteur avait réalisé les portraits en médaillon de ses trois premiers enfants, Giovanna [5], Maurizio et Filiberto. Ces portraits et leurs modèles en plâtre patiné (ill. 2 et 3) n’ont pas quitté la demeure familiale.
- 2. Carlo Marochetti (1805-1867)
Portrait en médaillon de Giovanna Marochetti
Plâtre patiné - 46 x 45 x 7,5 cm
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
- 3. Carlo Marochetti (1805-1867)
Portrait en médaillon de Maurizio et Filiberto Marochetti, 1849
Plâtre patiné – 45 x 37 x 12 cm
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
Giovanna Marochetti (1836-1852) (ill. 2) ne peut donc être la Bimba dormiente.
En revanche, on trouve deux fois mention, dans la presse de l’époque, d’une œuvre exécutée par Carlo Marochetti pour le célèbre ténor Mario de Candia, Giovanni Matteo de Candia (1810-1883), originaire de… Cagliari, Sardaigne, ce qui coïncide avec la provenance de l’œuvre acquise par la GAM de Turin. Le musicien vivait alors à Paris.
Dans la revue L’Artiste [6] du 30 mars 1845, Bartolo nous apprend en effet, dans la rubrique « Annales frivoles de l’hiver », que M. Mario « s’est fait construire une demeure princière rue d’Astorg. » et que « deux œuvres d’art fixent la vue dans le salon principal : un portrait en pied de Giulia Grisi, peint par Bouchot [7] (ill. 5) ; en face, un joli enfant taillé dans le marbre par le ciseau de Marochetti ; c’est le fils que Mario a perdu il y a quelques années, et dont il a payé la ressemblance 10.000 francs à l’auteur d’Emmanuel-Philibert [8]. » Bartolo, en précisant le prix demandé par le sculpteur pour cette œuvre, exprime un reproche souvent adressé à Marochetti, le coût élevé de son travail.
- 4. Carlo Marochetti (1805-1867)
Bimba dormiente, 1844
Marbre - 30 x 90 x 47 cm
Turin, GAM
Photo : GAM, Turin
Ce portrait en marbre et le portrait peint (ill. 5)
se faisaient face dans le salon de la rue d’Astorg à Paris - See the image in its page
- 5. François Bouchot (1800-1842)
Portrait de Giulia Grisi, 1840
Huile sur toile - 129 x 94,5 cm
Londres, Royal Academy of Music
Photo : Royal Academy of Music
Ce portrait et le portrait en marbre (ill. 4)
se faisaient face dans le salon de la rue d’Astorg à Paris - See the image in its page
La presse se déchaîne peu après la réalisation de son chef d’œuvre parisien, le maître-autel de l’église de la Madeleine (œuvre très mal accueillie à l’époque), lui reprochant non seulement ses exigences en matière de paiement, mais aussi le mésusage des marbres mis à sa disposition pour cet ouvrage : « (M. le ministre) a donné à M. Marochetti tout le marbre blanc qui était alors disponible pour exécuter un pitoyable ouvrage ; il y en avait une quantité suffisante pour le maître-autel tout entier, statues, base, ornements compris, même quand ce maître-autel eût été moitié plus grand. Mais, voyez la fatalité, M. Marochetti n’a, dans cet immense bloc, trouvé moyen de faire que les têtes, les bras et les jambes de sa Madeleine et de ses anges. Il avait eu la maladresse de mettre ses praticiens à l’œuvre pendant les fortes chaleurs ; le marbre, nécessairement, a dû fondre sous leurs doigts. On assure bien que, de ces marbres fondus, il est sorti des bustes, un enfant couché, et une statue. [9] »
On reconnaît bien sûr dans l’enfant couché de cette virulente critique l’œuvre qui nous occupe, bien qu’il n’y soit pas fait mention de son commanditaire.
Mais c’est un numéro antérieur du Journal des Artistes (28 juillet 1844) qui lève le doute à ce propos. On y lit en effet que « Mario de Candia a perdu, il y a quelque temps, un enfant chéri ; M. Marochetti a été chargé par lui de faire revivre dans le marbre les traits de cet enfant. Couché sur un coussin de velours, l’enfant sommeille. Rien n’est gracieux comme sa pose, comme sa petite figure. [10]
Nous retrouvons sans peine dans cette description fidèle l’œuvre acquise en 1902 par la GAM de Turin et il est inutile de lire la fin fielleuse de cet entrefilet [11] pour s’en convaincre.
Dans la biographie qu’Elizabeth Forbes consacre à Mario de Candia et Giulia Grisi [12], il est fait mention d’une petite Marie-Jeanne-Catherine [13], premier enfant du couple, née en juin 1842 et morte le 22 janvier 1844, puis enterrée au cimetière du Père-Lachaise deux jours plus tard. Bartolo, dans ses « Feuillets perdus » du 28 janvier 1844 commente ainsi l’absence de Giulia Grisi à la soirée musicale organisée chez Frédéric Soulié le mercredi précédent : « Norma pleurait sa fille morte [14] ». Le même Bartolo semble avoir oublié cet épisode lorsqu’il décrit en 1845 l’hôtel particulier de Mario rue d’Astorg et parle du « fils que Mario a perdu ». Il s’agit de toute évidence du même enfant.
L’indication du jour exact du décès de la petite fille (22 janvier 1844), ainsi que la première mention de l’œuvre dans la presse (Journal des Artistes, 28 juillet 1844) permettent de situer la réalisation de la Bimba dormiente de Carlo Marochetti entre ces deux dates, dans l’atelier (ill. 6) attenant à son château de Vaux [15].
- 6. Louis Laurent-Atthalin (1818-1893)
Croquis de l’atelier de Mr de Marocquetti (sic)
au château de Vaux, juin 1843
Mine de plomb, aquarelle, rehauts
de blanc et d’encre – 26 x 35cm
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
On peut supposer que Mario, lorsqu’il quittera la France pour l’Angleterre, peut-être même lors de la brève visite rendue à sa mère à Cagliari en 1848, fera transporter la Bimba dormiente en Sardaigne. Un guide de Cagliari [16] (première édition 1856), atteste d’ailleurs que Mario avait meublé et décoré « à distance » la maison de famille, qu’il avait rachetée et agrandie en 1846, expédiant de l’étranger toutes sortes d’objets d’art anciens et modernes qui avaient fait de ce palais un véritable musée.
En outre, un témoignage ultérieur confirme l’identité de la Bimba dormiente de Carlo Marochetti. On sait en effet que l’œuvre a été exposée à Turin en 1898 [17] : un article paru dans la revue L’Arte all’Esposizione del 1898 [18] en fait une description détaillée et nous apprend que l’œuvre a été envoyée par Stefano Roych. Or ce Stefano se trouve être le neveu [19] de Mario de Candia, la sœur de ce dernier, Teresa, ayant épousé Francesco Roych [20].
Stefano Roych aura sans doute vendu la sculpture à l’industriel Ercole Antico qui lui-même la cèdera au Museo Civico en 1902 avant de quitter la Sardaigne pour s’installer à Rome.
- 7. Carlo Marochetti (1805-1867)
Bimba dormiente, détail
Turin, GAM
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
La thématique du sommeil, doublée par la présence du coussin et du lit, renforce l’idée de souvenir mortuaire. Pourtant, lorsqu’on regarde l’œuvre (ill. 7), on a l’impression de contempler une petite fille pleine de vie et de grâce, surprise dans son sommeil. C’est bien ce que le sculpteur a voulu offrir à son commanditaire, un vivant souvenir de son enfant.
- 8. Carlo Marochetti (1805-1867)
Angelot endormi
Marbre - 16,5 x 33 x 32 cm
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
- 9. Carlo Marochetti (1805-1867)
Angelot endormi, détail
Marbre - 16,5 x 33 x 32 cm
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
Deux œuvres de Carlo Marochetti, toutes deux de marbre blanc, sont à mettre en relation avec la Bimba dormiente. Tout d’abord l’Angelot endormi (ill. 8).
L’enfant représenté ici serait Riccardo [21], le plus jeune fils de Carlo Marochetti, mort en Angleterre en 1855, à l’âge de trois ans [22]. La tête encadrée de deux ailes représente l’enfant, mort en bas âge, comme un angelot, représentation classique de l’âme innocente montant directement au paradis. L’intention du sculpteur est toute différente de celle qui l’animait en sculptant l’enfant de Mario. Ici il agit dans l’urgence, pour garder en mémoire les traits et l’expression du fils qu’il vient de perdre. Le point commun entre les deux œuvres reste le coussin, orné de glands aux quatre coins et, pour celui de Riccardo, de roses Tudor (ill. 9), symbole de l’Angleterre, pays où s’est déroulée la vie de l’enfant.
- 10. Carlo Marochetti (1805-1867)
Monument funéraire de Lady Margaret Leveson-Gower
Marbre – 47 x 196 x 74cm
Castle Ashby, Northamptonshire, église Sainte- Marie-Madeleine.
Photo : C. Hedengren-Dillon - See the image in its page
La tombe de Lady Margaret Leveson-Gower) [23] (1830-1858) (ill. 10) présente également quelques similitudes avec l’œuvre qui nous occupe.
La jeune femme repose sur un long coussin gansé de torsades, rehaussé de deux oreillers ornés de glands. Lady Margaret semble paisiblement endormie, la tête inclinée du côté droit. Comme pour la fille de Mario, le sculpteur a voulu adoucir l’image de la mort mais ici, il s’agit d’une tombe et non d’un souvenir mortuaire. La rigidité des pieds dressés sous le bas de la robe témoigne du trépas.
Avec les coussins à glands, Carlo Marochetti reprend l’iconographie des gisants du Moyen Âge et de la Renaissance [24]. Il est étonnant que ce détail n’ait pas été pris en compte à propos de la Bimba dormiente.
« C’est un moment de vie saisi avec fraîcheur et originalité » [25] déclarait en 1942, à propos de notre Bimba dormiente, l’historienne et critique d’art italienne Anna Bovero qui avait, en 1938, consacré sa thèse à Carlo Marochetti. Si l’aspect funéraire de la sculpture semble lui avoir échappé, c’est un beau compliment qu’elle adresse au sculpteur puisque dans cette œuvre, conformément au souhait de l’artiste, la vie paraît triompher de la mort.