- 1. Giambologna (1529-1608)
L’Architecture, vers 1565
Marbre - H : 152 cm
Florence, Bargello
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En moins d’un an, l’histoire de l’architecture (ill. 1) a connu une série de disparitions de figures ayant marqué, à des degrés et dans des milieux divers, cette exigeante discipline. Nous pensons en premier lieu à Jean-Louis Cohen (1949-2023), dont les travaux sur le XXe siècle ont été si marquants, ou encore à Jacques Lucan (1947-2023), remarquable théoricien et enseignant. Plus proche de nous, à trois mois d’intervalle, deux grands historiens de l’architecture moderne nous ont quittés : Claude Mignot (1943-2023) et Jean-Pierre Babelon (1931-2024), dont les travaux se sont souvent croisés durant leurs longues carrières respectives. Nous voudrions ici non seulement leur rendre hommage, mais encore souligner la dette que toute une génération d’historiens de l’architecture a contractée à leur égard.
Pour mesurer cette dette, il n’est pas inutile de revenir à la situation de la discipline au milieu du XXe siècle. Détachée intellectuellement de l’histoire dans le dernier tiers du XIXe siècle, on sait que l’histoire de l’art a connu en France une consécration académique avec la création d’une chaire à la Sorbonne en 1899, voulue par Ernest Lavisse. Le premier titulaire, son ami Henry Lemonnier (1842-1936), chartiste de formation et futur membre de l’Institut, était un historien de l’architecture française du XVIIe siècle. Ses travaux sur art et pouvoir sous Louis XIII ou le palais de l’Institut, comme ses publications, notamment l’édition des Procès-verbaux de l’Académie royale d’architecture (1671-1793), en 10 volumes, ont ouvert la voie à une histoire de l’architecture moderne fondée sur les sources, pratiquant la monographie d’édifice comme la synthèse.
En 1938 était élu à cette même chaire Pierre Lavedan (1885-1982). Normalien, ce spécialiste de l’histoire urbaine française allait donner à la chaire un tour plus typologique, avec des méthodes nouvelles, notamment l’étude in situ et la photographie. Il a laissé une Histoire de l’urbanisme français en trois volumes, celui sur l’âge moderne (1941), ayant été republié et augmenté en 1982 ; longtemps restée très utile, cette somme est moins efficace aujourd’hui. En 1955, Lavedan cède la place à André Chastel (1912-1990), dernier professeur d’histoire de l’art moderne de la Sorbonne d’avant mai 1968 et la division de l’université de Paris en treize entités. Egalement normalien, Chastel est un spécialiste reconnu de l’art italien de la Renaissance ; il dispose par ailleurs d’une visibilité plus large que les cercles universitaires, en raison de sa collaboration au journal Le Monde, où il tient une chronique sur la discipline, et bientôt sur ce qu’on n’appelle pas encore le patrimoine.
A ce moment, le grand historien de l’architecture française est Louis Hautecoeur (1884-1973). Ce brillant normalien, major de l’agrégation d’histoire, mène durant l’Entre-Deux-Guerres une double carrière de conservateur de musée et de professeur d’histoire de l’art, à l’université de Caen, puis à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts. Il se spécialise à son tour sur l’architecture française du XVIIe siècle : en 1924, il donne un article stimulant sur le Dôme des Invalides et, trois ans plus tard, publie Le Louvre et des Tuileries de Louis XIV. Fondé sur d’importantes recherches d’archives, servies par un remarquable esprit de synthèse, ce livre majeur est sans aucun doute son chef-d’œuvre. Il est suivi par une entreprise ambitieuse, moins convaincante, lancée en pleine guerre et qui s’étirera sur vingt ans : une monumentale « Histoire de l’architecture française classique (1500-1900) », somme aussi fascinante qu’indigeste et finalement, par sa structure même, peu utilisable. Trop de pièces, sans doute, manquaient alors pour composer un tableau solide d’un mouvement si complexe.
- 2. Jean-Pierre Babelon
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Dans ce contexte, on mesure combien la voie choisie par Jean-Pierre Babelon (ill. 2) est originale. Né en 1931, ce dernier est issu d’une lignée de grands savants numismates, son grand-père Ernest (1854-1924), professeur au Collège de France, comme son père Jean Babelon (1889-1978) ayant dirigé le cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale. Comme eux, il a été formé à l’École des chartes, longtemps creuset des études sur l’art médiéval, dont il sort en 1954 avec une thèse novatrice sur « La Demeure parisienne sous Henri IV et Louis XIII » ; ce travail, fondé sur de grandes recherches d’archives et doté d’un catalogue prosopographique des maîtres d’œuvre parisiens, est complété par un mémoire de l’Ecole du Louvre, soutenu en 1956 sur « Recherches sur l’architecture et la décoration d’hôtels parisiens, 1589-1643 ». En choisissant un milieu culturel, avec une fine mise en contexte historique, social et urbaine de la capitale ; une chronologie serrée, entre la Renaissance et le siècle de Louis XIV ; enfin une approche typologique large (palais, hôtels, maisons bourgeoises et banales), Jean-Pierre Babelon réalise une étude pionnière, publiée dix ans plus tard [1]. Ses rééditions, en 1977 et en 1991 chez Hazan, en font assurément un « classique de l’histoire de l’architecture française » (Claude Mignot), servi par une belle plume.
Dès 1957, Jean-Pierre Babelon entre comme conservateur aux Archives nationales, où il dirigera bientôt la section ancienne [2]. Ses qualités d’historien de Paris, sa vision large de l’architecture savante et banale, l’amènent à rejoindre la Commission du Vieux Paris, aux côtés de Pierre d’Espezel et surtout d’un chartiste, archéologue et historien à la forte personnalité : Michel Fleury (1923-2002). Avec un troisième complice, Jacques Silvestre de Sacy, président de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (aujourd’hui Sites et Monuments), il s’engage dans le grand combat des Halles, en publiant en 1968 un ouvrage sur les maisons anciennes du quartier, alors menacées de destruction comme les beaux pavillons de Baltard [3]. Cet inventaire habilement militant jouera un grand rôle dans la préservation finale d’un secteur-clef du vieux centre de la capitale. Ses travaux et recherches à la Commission du Vieux Paris, dont il est alors une des chevilles ouvrières, comme en témoignent tant les procès-verbaux des séances que les Cahiers de la Rotonde, de même que sa synthèse sur Paris monumental [4] (1974), qui embrasse une large chronologie, font alors de Jean-Pierre Babelon une grande figure du patrimoine, notion sur laquelle il écrit un essai stimulant avec André Chastel, à l’occasion de « l’année du Patrimoine » [5] (1980).
Comme Louis Hautecoeur, Jean-Pierre Babelon croise le métier de conservateur avec celui d’enseignant, la IVe section de l’Ecole pratique des hautes Etudes l’accueillant comme maître de conférences à partir de 1969. Il y donne, vingt ans durant, un cours sur l’architecture et la topographie parisiennes. Il poursuit en effet ses travaux de recherches sur la capitale, étudiant avec précision les bâtiments des Archives nationales aussi bien que l’Arsenal (1970) ou encore l’église Saint-Roch, dans un petit ouvrage aux nombreuses rééditions. Surtout, il donne une série d’articles nourris aux meilleures recherches d’archives sur de grandes demeures du Marais, souvent articulés à des travaux contemporains de réhabilitation de ces édifices. A une époque où les Monuments historiques ne font pas systématiquement d’étude préalable, Jean-Pierre Babelon innove donc par des recherches qui s’inscrivent concrètement dans le mouvement de réhabilitation d’un quartier devenu « secteur sauvegardé » en 1965, en vertu de la loi Malraux. Cette séquence culmine avec la belle exposition « Le Marais, mythe et réalité » à l’hôtel de Sully [6] (1987).
Mais Paris n’enferme pas toutes ses recherches : Jean-Pierre Babelon travaille également sur le roi Henri IV, dont il donne une biographie monumentale en 1982, toujours très utile. A travers la Société Henri IV qu’il crée en 1993 et présidera de 1999 à 2009, il reste fidèle au Béarnais et aux études sur le premier roi Bourbon, jusqu’à l’affaire malheureuse de la pseudo-tête de ce souverain, en 2013. En historien accompli de l’architecture, il publie en 1986 deux ouvrages plus ambitieux : un fort volume sur Paris au XVIe siècle [7] et, comme directeur, un travail de synthèse pionnier sur le château français [8]. Ce livre original annonce un nouveau domaine de recherche : outre son étude monumentale sur les châteaux français de la Renaissance, paru trois ans plus tard [9], il donnera plusieurs monographies sur des édifices iconiques : Chantilly (1999), Amboise (2004) et, en dernier lieu, Chenonceau [10].
En 1989, après quatre ans comme inspecteur général des Archives de France, vient la consécration : Jean-Pierre Babelon succède à Yves Bottineau (1925-2008), professeur des Universités, à la tête du musée national du château de Versailles. L’édifice vient de connaître de grands travaux de restitution de qualité inégale, en conséquence de la loi programme de 1978. Il en sera le dernier directeur au profil savant, l’État ayant décidé de transformer le musée de l’histoire de France en établissement public, comme le centre Pompidou, le Louvre et le jeune musée d’Orsay. On sait qu’après en avoir été le premier président, il laisse la place en 1996 à un énarque sans relief, lié au chef de l’État de l’époque. C’est alors le début d’une succession de présidents et présidentes [11], dont les titres à diriger Versailles sont parfois minces, situation à laquelle il a été heureusement mis fin en février 2024 [12].
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, où il est élu en 1991 au fauteuil du byzantiniste André Grabar, Jean-Pierre Babelon est bientôt chargé d’administrer le musée Jacquemart-André à Paris, puis l’abbaye de Chaalis, jusqu’en 2018, mettant ses compétences d’organisateurs au service de ses deux précieux monuments. Mais le directeur n’a heureusement pas annihilé le chercheur. Reprenant ses travaux après avoir quitté les ors de Versailles, J.-P. Babelon assure ainsi en 1998 avec Claude Mignot le commissariat, au château de Blois et aux Archives nationales, de la grande exposition commémorative sur François Mansart ; il dirige cette même année un stimulant numéro de la Revue de l’Art sur les plafonds peints parisiens du XVIIe siècle. En 2005, il orchestrera encore une monographie sur le palais de l’Institut, la première depuis celle de Lemonnier [13].
Affaibli par la maladie et marqué par des deuils familiaux cruels, Jean-Pierre Babelon était devenu moins actif ces dernières années, tout en restant fidèle à ses amis et toujours curieux de la recherche en cours. Il s’est éteint le 2 février dernier, à l’ombre de sa paroisse de Montmartre, « Saint-Jean des briques ». L’énumération de tous ses postes officiels, de tous ses titres comme de ses ordres de chevalerie (Légion d’honneur, Mérite, Arts et lettres, médaille de la Ville de Paris), montre que la France n’a pas ménagé sa reconnaissance au grand savant qu’était Jean-Pierre Babelon. Cependant, cette image ne correspond qu’imparfaitement à l’homme que nous avons eu la chance de connaître et de fréquenter à partir de 1992 : doté d’un flegme certain, doux et volontiers pince-sans-rire, il avait un visage ascétique qu’illuminait un regard pétillant. Volontiers enthousiaste, ce catholique à la foi solide était un personnage droit, ennemi du conflit. Certains ont pu lui reprocher d’être un « héritier » – lui-même parlait avec malice d’« une lourde hérédité » : pour notre part, nous trouvons au contraire ce titre magnifique ; l’aristocratie de l’esprit est pleinement digne d’admiration, comme Jean-Pierre Babelon l’a illustrée avec noblesse [14].
- 3. Claude Mignot
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Très différente apparaît la carrière de Claude Mignot (ill. 3), de peu son cadet. Né en 1943 à Laon dans une famille de la bourgeoisie catholique (son père médecin était aliéniste de grande réputation), il s’engage dans des études littéraires, qui le conduisent à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et à l’agrégation de lettre classiques (1968). Sa rencontre avec André Chastel sera décisive ; celui-ci, par-delà la peinture italienne, a en effet des intuitions géniales sur l’architecture, et attire à lui de jeunes disciples au profil divers, dont le littéraire Claude Mignot, ou Jean-Marie Pérouse de Montclos, sorti de Sciences Po. L’aventure de l’Inventaire général, créé en 1964 par Chastel avec l’appui de Malraux, commence alors, qui va révolutionner les méthodes de l’histoire de l’architecture française en décentrant le regard sur les objets bâtis et leurs territoires, sortant enfin de la monographie « aristocratique ». Claude Mignot choisit l’architecture moderne, complétant sa formation académique lors d’un séjour de deux ans à la Villa Médicis (1971-1973), désormais ouverte aux historiens de l’art depuis la réforme Malraux. L’Italie lui restera au cœur, et il n’aura de cesse d’y retourner sa vie durant.
Rentré à Paris, il songe logiquement à étudier l’architecture italienne du XVIIe siècle, autour de Pierre de Cortone, quand Jacques Thuillier (1928-2011) l’oriente vers l’art français, et surtout vers la monographie, dans le genre de celles qu’il conduit alors sur la peinture française de la même époque. Si répandue en Italie, la monographie d’architecte apparaît alors comme un champ complètement délaissé en France, après des essais infructueux comme le confus François D’Orbay d’Albert Laprade (1960). Ainsi, dans un schéma national inversé, l’école anglaise, à la suite d’Anthony Blunt et son fameux Art et architecture en France. 1500-1700 (Londres, 1953) a entrepris une suite d’études sur les maîtres du « siècle de Louis XIII » : David Thomson étudie ainsi les Du Cerceau, Rosalys Coope Salomon de Brosse et Braham et Smith François Mansart...
Maître-assistant à l’université de Paris IV-Sorbonne, Claude Mignot relève le défi et s’engage dans l’étude d’une figure originale, Pierre Le Muet (1591-1669). Architecte et théoricien, celui-ci laisse un œuvre bâti parisien religieux majeur (le Val-de-Grâce, dont Mignot démêle le dossier alors si confus [15]) mais aussi civil (hôtels d’Assy, de Saint-Aignan, de Laigue, de Ratabon) et encore provincial (châteaux de Chavigny, Pont-sur-Seine et Tanlay…) ; surtout, il est resté fameux par son ouvrage de 1623, Manière de bien bastir pour touttes sortes de personne, dont Cl. Mignot assure la réédition savamment commentée en 1981. Sa vaste culture littéraire et historique, son goût de l’architecture, mais encore de la peinture et du cinéma, l’ouvrent à d’autres horizons : en 1983, il publie ainsi son premier ouvrage, L’architecture au XIXe siècle, une synthèse originale et trop peu lue [16]. Ce livre se rattache au grand moment de redécouverte et de réévaluation du siècle de l’industrie, comme des combats nés du scandale des Halles, démolies dix ans plus tôt. Il conduira également de nombreux travaux avec l’Inventaire dans ces mêmes années, notamment sur l’architecture balnéaire ou sur le manoir breton [17] avec Monique Chatenet, fidèle complice.
En 1985, devenu maître de conférences à Paris-IV, Claude Mignot commence à donner avec Antoine Schnapper, alors professeur en chaire, de nombreux sujets de mémoires sur l’architecture française du XVIIe siècle, alternant monographies d’édifice (hôtels de Lauzun, de Bretonvilliers) et monographies d’architectes de seconde ligne (Jean Marot, Daniel Gittard, Gabriel Le Duc, Pierre Cottart…). Il approfondit ses propres recherches sur le « siècle de Louis XIII », rédigeant toutes les parties sur l’architecture pour le catalogue de la grande exposition sur le cardinal de Richelieu [18] et, la même année, participe avec Françoise Hamon et Catherine Arminjon au Cahier de l’Inventaire sur « L’hôtel de Vigny », alors siège de l’institution, édifice complexe défiguré par une restauration malhabile. Enfin, il co-dirige le grand colloque sur « l’hôtel parisien » tenu en 1989, aux côtés de Jean-Pierre Babelon [19].
Vient le temps de la soutenance de sa thèse de doctorat sur Le Muet, en 1991, sous la direction de Jean Guillaume. La thèse d’Etat ayant disparu en 1984, ce doctorat nouveau régime est suivi dans la foulée de son « habilitation à diriger les recherches », ce qui lui permet de devenir professeur. Il est alors élu à la chaire d’histoire de l’architecture moderne de l’université de Tours, où il succède à Jean Guillaume, parti à la Sorbonne. Couronnement de sa carrière, Claude Mignot remplace ce dernier en 2000. Durant ses vingt-et-une années de professorat, il formera une série de docteurs, tous très attachés à ce maître aussi bienveillant qu’exigeant, dont l’esprit de synthèse et la clarté font merveille. Monographies d’architecte majeurs (Libéral Bruand, par Joëlle Barreau ; Jacques Lemercier, par l’auteur de ces lignes ; les Franque, par Béatrice Gaillard ; Louis Le Vau, par Alexandre Cojannot, les Métezeau, par Emmanuelle Loizeau ; Etienne Martellange, par Adriana Sénard), études de matériaux et de chantiers (la pierre de Paris, par Ania Guini ; le chantiers d’églises parisiennes, par Léonore Losserand), études typologiques (l’hôtel de ville en France au XVIIe siècle, par Pascal Liévaux ; la maison parisienne, par Linnéa Tilly-Rollenhagen ; la ville de Saumur, par Éric Cron ; les hôtels dijonnais, par Agnès Botté ; la distribution et l’ameublement des hôtels parisiens, par Nicolas Courtin ; le manoir normand au XVe siècle, par Xavier Pagazani ; la salle de bains dans l’architecture civile, par Ronan Bouttier), les ordres religieux (les Visitandines, par Laurent Lecomte)… ; un nouveau tableau de l’art de bâtir au XVIIe siècle, plus fin, plus riche, plus complexe aussi, se dessine enfin [20].
Les recherches de Claude Mignot dans la dernière période de sa carrière l’amènent à approfondir les sillons creusés dès la fin des années 1970 : le château français, avec un beau livre sur Tanlay [21] ; l’hôtel parisien, en déclinant les œuvres de Le Muet ; le dessin et la gravure d’architecture, autour de Jean Marot ou de Jacques Androuet du Cerceau [22] ; la théorie architecturale, avec la question des modèles et des ordres ; la figure de François Mansart surtout, sur lequel, après l’exposition de 1998 avec Jean-Pierre Babelon, il donne une monographie très documentée en 2016 [23]. Il laisse des dizaines d’études et d’articles, qui frappent par leur intelligence et leur construction logique. Eloigné de toute surinterprétation mais ouvert l’apport d’autres disciplines, attentif aux sources comme aux textes, Claude Mignot a pratiqué une histoire de l’architecture ouverte, sans exclusive ni position doctrinaire.
A travers les stimulants colloques internationaux de Tours, dont les actes étaient publiés dans la collection « De Architectura » des éditions Picard, ou lors du fameux séminaire du vendredi après-midi, toute la famille de l’histoire de l’architecture française se retrouvait autour de lui, sans que jamais Claude Mignot n’ait le caractère ou l’autoritarisme d’un mandarin. Il était fondamentalement bon, n’allant jamais sur des terrains usuels chez certains des universitaires, comme la jalousie ou l’hyper-narcissisme. Sans doute ce caractère bienveillant et cette faculté d’aider les autres, collègues comme étudiants, ainsi que la publication tardive de sa thèse, en 2022 [24], auront empêché Claude Mignot d’occuper une place plus grande encore dans le paysage médiatique [25]. La République ne l’aura honoré d’aucune médaille, ni distinction.
Comme tous les historiens de l’architecture, comme Jean-Pierre Babelon on l’a dit, il s’intéressait évidemment au patrimoine, tant dans ses travaux que dans son engagement associatif (Momus, et plus tard au Crotoy, en baie de Somme, une villégiature qu’il aimait tant et défendit ici-même) et encore comme expert : il siégea ainsi à la Commission du Vieux Paris à partir de 2008. Parisien de cœur, il avait donné en 2004 une Grammaire des immeubles parisiens au ton volontairement didactique, afin d’éduquer l’œil du promeneur [26]. Claude Mignot a terminé ses jours au cœur de la Nouvelle Athènes qu’il aimait tant, au point de présider durant six ans l’association 9e Histoire. Il s’est éteint le 13 novembre dernier. Lors de la cérémonie à Notre-Dame de Lorette, quelque jours plus tard, on a pu mesurer l’attachement de ses élèves comme de ses amis et collègues, très touchés par cette disparition [27].
Chacun à sa manière, avec intelligence et sensibilité, Jean-Pierre Babelon et Claude Mignot ont transformé l’histoire de l’architecture moderne en France. On note combien ils ont parcouru des domaines identiques : Paris, les arts au XVIIe siècle, les rapports entre la France et l’Italie, François Mansart, l’hôtel particulier, la question patrimoniale, des Halles au Vieux Paris…, en leur donnant des éclairages proches mais distincts. En jouant des monographies comme des études typologiques, des synthèses comme des études de cas, sur le terrain et dans les archives, ils ont renouvelé en profondeur une discipline qui avait moins besoin de certitudes, sans doute, que d’interrogations permanentes et d’un regard aiguisé sur chaque détail du grand tout.
A un moment où l’histoire de l’architecture évolue, avec une place de moins en moins grande à l’université et un plus marquée dans les écoles d’architecture, ces disparitions sont l’occasion d’un double regret : celui de voir partir deux êtres exceptionnels, par leurs travaux comme par leur personnalité, et celui de sentir qu’insensiblement, une page se tourne.